Contre l’islamophobie de gauche, avec karl marx
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Du Parti Socialiste de Manuel Valls à Caroline Fourest ou aux trotskystes en passant par La France Insoumise, ou encore par beaucoup d’anarchistes, on observe le développement d’uneislamophobie de gauche, plus ou moins « soft », appuyée sur un « athéisme agressif » dirigé, de fait, contre une partie des classes populaires. Cette « irréligion » serait-elle en train de devenir « l’opium du peuple de gauche » comme le suggère P. Tevanian ?
Partant de l’hypothèse que la pensée de K. Marx peut encore servir de repère pour la gauche anticapitaliste, nous aimerions montrer qu’à la lecture de deux articles écrits dans sa jeunesse, la vision de la religion que propose Marx est diamétralement opposée aux clichés marxistes propagés autour d’une citation sortie de son contexte : « la religion est l’opium du peuple ». En retournant justement dans les textes et l’époque d’où est extraite cette citation, nous aimerions même montrer que, suivant K. Marx, la critique de « la Religion » n’est plus une tâche déterminante dans l’activisme révolutionnaire.
La polémique survenue à l’universitéd’été 2019 de La France Insoumise est un excellent et très récent exemple de cette islamophobie de gauche décomplexée, qui nous permet d’étudier les arguments avancées par ce parti pris, et de les confronter à la pensée de Marx. En substance, Henri Peña-Ruiz et ses défenseurs disent : être « islamophobe » (comme si dans la France de 2019 ce terme était totalement neutre), c’est simplement revendiquer le droit de critiquer l’institution religieuse islamique, son dogme, ses préceptes, ses implications ; sans qu’il soit question, précisent ces « islamophobes » autoproclamés, de s’attaquer directement aux personnes en raison de leur foi. Cette « islamophobie » revendiquée ne s’attarde donc pas sur la façon dont les gens interprètent et mettent en pratique leurs croyances. En d’autres termes, ceux qui revendiquent la critique de la Religion, sans regarder comment les différentes croyances s’incarnent en réalité, revendiquent finalement de faire ce que Marx appelle de la théologie. Il semble en effet que les tenants de cette critique de « la Religion » aient davantage lu le Coran, la Bible et les encycliques papales que K. Marx, car ce dernier avait déjà proposé des éléments de réponse dans deux articles de jeunesse.
Dans A propos de La Question Juive, Marx s’attaque justement à un socialiste de l’époque dont il avait été proche, Bruno Bauer, qui considérait que la critique de la religion était fondamentale, et souhaitait, comme le résume Marx, que « Juif et chrétien ne reconnaissent plus dans leur religion respective que des étapes distinctes du développement de l’esprit humain, des peaux de serpent rejetées par l’histoire » (souligné par Marx, p. 349 des Œuvres complètes éditées par La Pléiade). Ce mode de pensée est bien celui de nombreux militants et militantes de gauche, qui rejoignent sur ce point l’universalisme abstrait propre à différents modes de pensée dominants en France, à gauche comme à droite du spectre politique, et propres au développement des différentes Républiques qui se sont succédé depuis la chute de l’Ancien Régime.
Cependant, dire que chaque individu est un citoyen égal à n’importe quel autre est un pur sophisme, voire même « la sophistique de l’État politique lui-même » (souligné par Marx, p. 357), c’est-à-dire un raisonnement rendu vide et creux par le fait qu’il est construit à partir de mots et de concepts abstraits, et pas à partir de l’expérience directe du réel. En effet, cet universalisme abstrait s’appuie sur la capacité de l’État à nier, dans sa sphère d’action, les données biologiques, sociales, etc., qui distinguent les individus, sans cependant abolir ces distinctions en réalité : « ce n’est qu’en s’élevant ainsi au-dessus des éléments particuliers que l’État s’érige en universalité » (p. 356). L’universalisme qui nie les différences concrètes entre les gens est une pensée issue des nécessités de la construction de l’État et de son besoin d’homogénéisation et de soumission des populations gérées.
Face à cet universalisme d’État, l’individu mène une « vie double » en tant que membre d’une « communauté politique » abstraite, et en tant qu’ « individu privé » (p. 356). Autrement dit, dans l’État, « l’homme est le membre imaginaire d’une souveraineté illusoire, dépouillé de sa vie réelle d’individu et empli d’une universalité irréelle » (p. 357). L’État s’érige sur une contradiction entre citoyens abstraits et individus concrets, dont la religion n’est en l’occurrence qu’un des aspects les plus visibles : « le conflit où l’adepte d’une religion particulière se trouve avec sa qualité de citoyen n’est qu’un aspect partiel de la contradiction générale, du conflit profane entre l’État politique et la société civile » (souligné par Marx, p. 364).
Aux comptes des mystifications qui divisent l’espèce humaine, Marx dénonce donc bien moins « la Religion » que la pensée universaliste et la citoyenneté abstraite sur lesquelles s’appuie l’État pour asseoir la domination des classes possédantes, desquelles il s’avère avec le temps n’être qu’un produit et un outil. Marx estime que la question religieuse n’est qu’un aspect parmi de nombreuses autres caractéristiques concrètes qui, attachées aux individus privés, réels, sont niées par l’État dans la mesure où elles ne s’accordent pas avec le modèle de « l’homme
bourgeois » libre de défendre son intérêt égoïste. La critique de « la Religion » n’est que théologie, idéalisme, abstraction pure, et quasiment dénué d’intérêt pour l’activisme révolutionnaire : l’ennemi principal doit bien, selon Marx, rester l’État qui divise, aliène, et ne sert que l’exploitation et le marché.
La critique de « la Religion » est pur idéalisme et pure abstraction car elle est volontairement aveugle aux caractéristiques spécifiques de chaque individu, aux contingences pratiques de toute institution religieuse, aux spécificités selon lesquelles les différents croyants et croyantes interprètent et mettent en œuvre leurs convictions. Cet « athéisme agressif » et amalgamant, cette théologie de gauche, relèvent donc d’un nouvel idéalisme, car ils se caractérisent par une attaque faite à une idée, comme si elle flottait seule dans le ciel des idées, et sans influence mutuelle avec les gens, les sociétés et les communautés concrètes se revendiquant de cette idée.
Avec P. Tevanian, on peut en effet se demander : « est-ce une phobie liée au foulard et à l’islam qui a soudainement rendu idéalistes des matérialistes chevronnés, ou bien est-ce à l’inverse un idéalisme déjà présent à l’état latent chez les matérialistes autoproclamés qui s’est simplement révélé ? ». C’est ce que suggère le développement de cette « islamophobie » de gauche décomplexée, à la relecture d’un autre fameux texte de Marx sur le sujet, l’introduction à Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel.
Dans ce texte court mais dense, d’où est extraite la fameuse citation « la religion est l’opium du peuple », Marx donne sa vision de la critique et insiste sur l’importance d’ « abolir » ou de dépasser la philosophie, justement trop abstraite et idéaliste, en passant à l’action pratique et en tendant vers la « révolution radicale ». Le texte débute sur l’importance de la critique de la religion, à l’époque où l’État allemand, au milieu du XIXe siècle, se revendiquait encore comme « État chrétien ». Mais comment réaliser la critique de la religion ? Marx répond : « Voici le fondement de la critique irréligieuse : c’est l’homme qui fait la religion, et non la religion qui fait l’homme. À la vérité, la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi de l’homme qui, ou bien ne s’est pas encore conquis, ou bien s’est déjà de nouveau perdu. Mais l’homme, ce n’est pas un être abstrait recroquevillé hors du monde. L’homme c’est le monde de l’homme, c’est l’État, c’est la société. Cet État, cette société, produisent la religion, une conscience renversée du monde, parce qu’ils sont eux-mêmes un monde renversé » (souligné par Marx, p. 382).
En somme, dit Marx, la pensée critique ne doit pas perdre de temps à s’attaquer aux religions en tant que dogmes car elle ne deviendrait que théologie et abstraction : la critique révolutionnaire doit garder à l’esprit que la religion est une forme de conscience produite par l’environnement social et politique. Cette critique doit donc voir les tares de « la Religion » comme des produits du monde humain aliéné par l’État et la société de classes. Loin de se ruer dans la critique athéiste et théologique, Marx tient plutôt à souligner la fonction sociale de la religion : « elle est la réalisation chimérique de l’essence humaine, parce que l’essence humaine ne possède pas de réalité véritable (…) La misère religieuse est à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple. Nier la religion, ce bonheur illusoire du peuple, c’est exiger son bonheur réel. Exiger qu’il abandonne toute illusion sur son état, c’est exiger qu’il renonce à un état qui a besoin d’illusions. La critique de la religion contient en germe la critique de la vallée de larmes dont la religion est l’auréole (…) La religion n’est que le soleil illusoire, qui gravite autour de l’homme, tant que l’homme ne gravite pas autour de lui-même » (souligné par Marx, p. 383).
La critique théologique et « islamophobe » de « la Religion » semble donc, au mieux, un idéalisme candide, une passion bizarre, moins utile à la pratique révolutionnaire réelle qu’une boutique de produits bio en vrac. Cette démarche théologique est, au pire, une atroce perversité venant de camarades de « gauche », car en revendiquant le concept d’ « islamophobie » comme si de rien n’était dans la France de 2019, difficile de ne pas imaginer qu’il y a en-deçà de ces postures présentées comme intellectuelles, une manœuvre politicienne visant à se rapprocher d’un certain électorat gavé des discours islamophobes dominants parmi les médias et les politiciens. Dans les deux cas, cependant, cette théologie de gauche est une idiotie, à moins que les partisans de cette approche n’aspirent qu’à une révolution spirituelle, et s’écartent de la « révolution radicale », réelle, prônée par K. Marx comme par tous les authentiques socialismes, anarchismes et communismes depuis le XIXème siècle.
Cette « islamophobie » est une idiotie d’abord parce que dans la perspective révolutionnaire, il y a plus urgent et plus utile, actuellement, pour combattre l’ordre des choses, que de faire de la théologie. Mais aussi parce que revendiquer le droit à l’islamophobie est un naufrage stratégique total, puisque cette revendication ne fait que diviser les rangs et creuser davantage le fossé entre la « gauche » et les groupes sociaux majoritairement prolétariens dans lesquels la religion musulmane est présente. C’est le genre d’errements auxquels on arrive quand on croit que les dogmes religieux flottent, autonomes, dans le ciel des idées, et que les attaquer frontalement va subitement faire ouvrir les yeux aux croyants : et si cette « islamophobie » n’a pas pour objectif d’ouvrir les yeux aux camarades et aux groupes sociaux sensibles à l’Islam, alors quel est son objectif… ? Capter une part du juteux marché de la haine et de la xénophobie en l’estampillant « progressiste » parce qu’on dit qu’on ne veut pas s’en prendre à des personnes particulières en raison de leur foi, sur le mode : “Islamophobes de tous pays, unissez-vous” ?
Cela vaut également pour les camarades de « gauche » qui se diront « islamophobes » en raison des dérives violentes de certains groupes ou personnes se revendiquant de l’Islam : c’est ici une forme d’islamophobie que ces camarades partageront avec Véronique Genest (qui se disait « islamophobe » parce que cette religion lui fait peur), ou encore, avec les terroristes d’extrême-droite qui, en riposte aux attaques de leurs homologues musulmans, assassinent des innocents. Les « islamophobes » de gauche qui rejettent en bloc la religion islamique à cause des dérives violentes de certains croyants ont le même raisonnement amalgamant, anti-populaire et anti-matérialiste que les islamophobes d’extrême-droite.
Ceux et celles qui, à gauche, attaquent « la Religion » en général et en tant que concept abstrait en raison des dérives de certains croyants, ont la même approche idéaliste, bornée et absurde que ceux et celles qui attaquent « le Communisme » en tant que concept abstrait en raison des dérives dictatoriales qu’ont connu certains pays, ou que ceux et celles qui attaquent « l’Anarchisme » en tant que concept abstrait en raison des actes terroristes de certains militants. On oublie trop facilement que les dogmes et systèmes de pensée n’ont d’existence que dans la façon dont ils sont mis en œuvre dans la réalité matérielle, sociale : il faut juger les gens selon leurs pratiques et leurs propres justifications, et non selon notre interprétation de ces systèmes de pensée ou de croyances abstraits et généraux. L’important reste en effet d’aider les classes prolétariennes à se construire leurs armes dans la perspective d’une « révolution radicale », c’est-à-dire une révolution qui parte des individus humains réels et de leurs besoins concrets : « la force matérielle doit être renversée par une force matérielle, mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu’elle saisit les masses. La théorie est capable de saisir les masses, dès qu’elle argumente ad hominem, et elle argumente ad hominem dès qu’elle devient radicale. Être radical, c’est saisir les choses à la racine, mais la racine pour l’homme, c’est l’homme lui-même » (souligné par Marx, p. 390).
Il n’est pas question, pour le révolutionnaire, de rejeter en bloc les religions, quitte à discriminer et rejeter une partie des classes prolétariennes, mais justement, de co-construire avec ces classes sociales exploitées, des « armes spirituelles » qui mettront fin aux oppressions, et spécifiquement aux oppressions d’humains par d’autres humains, telles que les actuelles vagues d’islamophobie.
https://paris-luttes.info/contre-l-islamophobie-de-gauche-13072
Marxisme et religions : points de repères
P. Tevanian a publié récemment un livre intitulé « la haine de la religion ». Si ce texte a eu peu d’impact dans le grand public, force est de constater qu’il en a eu au sein du NPA.
L’auteur lui-même est connu comme une figure de l’islamo-gauchisme et ne se réclame pas du marxisme. On ne sera donc pas surpris que son texte contienne de longues spéculations idéalistes sur lesquelles on ne reviendra pas.
Ceci étant, le texte contient un certain nombre de considérations relatives au marxisme dont on verra ci-dessous la pertinence. Comme elles servent à certains courants internes au NPA pour justifier leur collaboration avec des groupes (semi-)religieux, il est indispensable de revenir sur la question.
Un autre travail reviendra sur la question de la laïcité, à propos de laquelle – là encore – nous avons pu lire bien des « innovations ».
Une discussion inopportune
Disons le tout net. Il n’entrait pas dans nos plans de réouvrir une discussion qui a fait tant de mal au NPA. Notre parti pouvait très bien vivre un moment sans s’attaquer à la question. A l’heure de la crise capitaliste, de l’« agenda 2014 », la question n’a pas une urgence telle qu’il faille agir dans la précipitation.
Oui mais voilà. Un des groupes de pression interne au NPA a estimé utile de faire prendre position au parti sur « la lutte contre l’islamophobie ». Il s’est malheureusement trouvé une majorité au Comité Exécutif pour les suivre sur ce terrain.
Résultat : la signature par le NPA d’une prise de position des plus caricaturales. Impossible de se taire, donc. Les militants du NPA devront dévoyer leur énergie pour débattre de cette question alors qu’il y a bien d’autres urgences – le combat à mener contre le gouvernement, ses donneurs d’ordres patronaux en premier lieu.
Espérons en tout cas qu’il se trouvera une majorité de militants pour condamner cette initiative, qui nous divise sur un sujet second.
Le corps du délit
L’ouvrage de P. Tevanian est sous-titré « Comment l’athéisme est devenu l’opium du peuple de gauche » et vise spécifiquement le NPA. L’objectif est de nous faire renoncer à une des valeurs les plus essentielles du marxisme, son hostilité au fait religieux. L’un des angles d’attaque choisi est de tenter de trouver dans Marx et les travaux marxistes une justification de ses thèses.
On peut synthétiser la thèse de Tevanian par le fait que la croyance religieuse étant le produit de conditions concrètes, sociales, il serait « non matérialiste » de mener un combat contre les religions. Concernant le fameux fragment relatif « l’opium du peuple », il écrit :
Ces textes des années 1840 constituent en somme pour Marx un adieu à la question religieuse : il s’y confronte, mais pour conclure que là n’est pas le problème. (p. 33)
L’ennemi serait l’ordre social qui produit la religion et non la croyance comme telle.
Lutter contre la religion, c’est donc lutter contre ce monde-là, dont la religion est l’arôme spirituel
écrit Tevanian 1. Affirmation fausse mais pratique et déjà utilisée au sein du NPA. Elle permet à certains de renoncer par principe à toute activité antireligieuse, voire de pactiser ouvertement avec des courants religieux.
Marx …
Inévitablement, Tevanian est dans l’obligation de s’en prendre à Marx. Il procède donc à une contre-analyse du fameux fragment relatif à « l’opium du peuple » (ch. 4). Le cœur de l’argumentation consiste à expliquer que « la religion répond à un besoin, apporte un réel réconfort » face à l’état du monde (p.24). Selon Tevanian, la métaphore de l’opium n’aurait pas de contenu négatif (p. 27).
Partant de là, Tevanian en arrive logiquement à écrire que pour Marx, « la religion n’est pas l’ennemi », voire même que « le combat antireligieux est explicitement dénoncé par Marx ».
On pourrait se lancer dans une longue discussion sémantique, mais ce n’est pas indispensable.
Il suffit de lire la Critique du programme de Gotha pour faire justice de tout ceci. En fait, Marx revendiquait de ses partisans non seulement une hostilité platonique mais même un combat actif contre les bondieuseries. Concernant la « liberté de conscience » revendiquée alors par les socialistes allemands, celui-ci écrivait :
(…) le Parti ouvrier avait là, l’occasion d’exprimer sa conviction que la bourgeoise « liberté de conscience » n’est rien de plus que la tolérance de toutes les sortes possibles de liberté de conscience religieuse, tandis que lui s’efforce de libérer les consciences de la fantasmagorie religieuse.
Insistons d’ailleurs sur cette dernière phrase. Pour les marxistes, le militantisme anti-religieux fait partie de leurs tâches. Ce qui se discute, c’est évidemment les modalités de ce combat. Rien d’autre. Mais un parti qui n’affiche pas son hostilité aux bondieuseries ne saurait être un parti marxiste.
… Engels …
Tevanian s ‘en prend aussi à Engels.
On sait que dans son texte célèbre relatif au programme des blanquistes, celui-ci se prononçait contre le recours aux méthodes administratives pour éradiquer les superstitions religieuses.
(…) Ce qui est certain, c’est que le seul service que l’on puisse rendre encore, de nos jours, à Dieu est de proclamer l’athéisme un symbole de foi coercitif et de surpasser les lois anticléricales de Bismarck sur le Kulturkampf, en prohibant la religion en général. Et cette exigence de transformer les gens en athées par ordre du mufti est signée par deux membres de la Commune qui ont certainement eu l’occasion de constater que, premièrement, on peut écrire autant d’ordres que l’on voudra sur le papier sans rien faire pour en assurer l’exécution et que, deuxièmement, les persécutions sont le meilleur moyen d’affermir des convictions indésirables ! Ce qui est certain, c’est que le seul service que l’on puisse rendre encore, de nos jours, à Dieu est de proclamer l’athéisme un symbole de foi coercitif et de surpasser les lois anticléricales de Bismarck sur le Kulturkampf, en prohibant la religion en général.
Tevanian voit dans ces lignes un point d’appui pour ses propres conceptions. En fait, Engels se limite à discuter des modalités du combat contre le fait religieux, en aucun cas de sa nécessité.
Il aurait suffit à Tevanian de lire plus avant le recueil de Marx-Engels sur la religion, qu’il cite pourtant abondamment, pour y connaitre l’appréciation d’Engels sur le fait religieux.
Maintenant, plus que jamais, le peuple doit être tenu en bride par des moyens moraux, et le premier et le principal moyen d’action sur les masses est et reste encore la religion. De là les majorités d’ecclésiastiques dans les school boards, de là les dépenses sans cesse grandissantes que la bourgeoisie s’impose pour encourager toute sorte de démagogie dévote, depuis le ritualisme jusqu’à l’Armée du Salut. (Sur la religion, p.306)
Et concernant l’enseignement privé/religieux, celui-ci se prononçait pour leur traitement comme des sociétés privées, ayant à l’égard des bon pères ces phrases significatives :
On ne peut tout de même pas leur défendre de fonder, par leurs propres moyens, des écoles, qui leur appartiennent en propre, et d’y enseigner leurs bêtises !
On voit donc que si Marx-Engels n’avaient pas « la haine » de la religion dénoncée par Tevanian, le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne tenaient pas ces superstitions en haute estime.
… Lénine …
1905
Dans le chapitre XII de son ouvrage, Tevanian a recours à Lénine pour « démontrer » la neutralité de Lénine vis-à-vis de la question religieuse.
Ainsi cite-t-il un fragment de Socialisme et religion (1905). Coupé de son contexte, le lecteur peut en déduire que Lénine était neutraliste sur la question religieuse, prêt à accueillir des croyants au sein du Parti sans autre précaution. Voici en effet ce qu’écrit Lénine et que cite Tevanian :
nous ne devons nous fourvoyer dans les abstractions idéalistes de ceux qui posent le problème religieux on termes de « raison pure », en dehors de la lutte de classe, comme font souvent les démocrates radicaux issus de la bourgeoisie. Il serait absurde de croire que, dans une société fondée sur l’oppression sans bornes et l’abrutissement des masses ouvrières, les préjugés religieux puissent être dissipés par la seule propagande. Oublier que l’oppression religieuse de l’humanité n’est que le produit et le reflet de l’oppression économique au sein de la société serait faire preuve de médiocrité bourgeoise. Ni les livres ni la propagande n’éclaireront le prolétariat s’il n’est pas éclairé par la lutte qu’il soutient lui-même contre les forces ténébreuses du capitalisme. L’unité de cette lutte réellement révolutionnaire de la classe opprimée combattant pour se créer un paradis sur la terre nous importe plus que l’unité d’opinion des prolétaires sur le paradis du ciel.
Voilà pourquoi, dans notre programme, nous ne proclamons pas et nous ne devons pas proclamer notre athéisme ; voilà pourquoi nous n’interdisons pas et ne devons pas interdire aux prolétaires, qui ont conservé tels ou tels restes de leurs anciens préjugés, de se rapprocher de notre Parti.
En fait, ce qu’explique Lénine concerne les questions tactiques relatives à la lutte anti-religieuse, rien de plus. « Ni les livres ni la propagande n’éclaireront le prolétariat s’il n’est pas éclairé par la lutte » écrit-il. Autrement dit, la lutte contre la religion inclut nécessairement une dimension pratique.
Mais ça ne signifie certainement pas que le dirigeant bolchevik préconisait de renoncer à toute agitation anti-religieuse. Le même texte affirme :
Nous réclamons la séparation complète de l’église et de l’état afin de combattre le brouillard de la religion avec des armes purement et exclusivement idéologiques : notre presse, notre propagande. (…) notre association, le Parti ouvrier social-démocrate de Russie, lors de sa fondation, s’est donné pour but, entre autres, de combattre tout abêtissement religieux des ouvriers. Pour nous, la lutte des idées n’est pas une affaire privée ; elle intéresse tout le Parti, tout le prolétariat.
1909
Tevanian cite aussi l’article archi-connu De l’attitude du parti ouvrier à l’égard de la religion (1909). Son objectif est de tenter un parallèle entre le cas de la militante avignonnaise I. Moussaïd et les préconisations léninistes visant à accepter dans le parti des croyants voire des prêtres.
Ainsi cite-t-il le passage suivant de l’article de Lénine :
Nous devons non seulement admettre, mais travailler à attirer au parti social-démocrate tous les ouvriers qui conservent encore la foi en Dieu
Il est fort regrettable qu’il n’oublie la suite de ce texte relative au régime interne du parti :
Nous autorisons à l’intérieur du parti la liberté d’opinion, mais seulement dans certaines limites, déterminées par la liberté de tendances : nous ne sommes pas tenus de marcher la main dans la main avec les propagateurs actifs de points de vue écartés par la majorité du parti.
Quant à l’action concrète des léninistes, voici un exemple de leur intervention parlementaire :
Le social?démocrate Sourkov, représentant du parti ouvrier et de la classe ouvrière, est le seul député de la Douma qui ait su véritablement placer les débats sur le plan des principes et exposer sans ambages quelle est l’attitude du prolétariat et quelle doit être l’attitude de toute démocratie conséquente et vigoureuse à l’égard de l’église et de la religion. « La religion est l’opium du peuple »… « Pas un sou de l’argent du peuple ne doit être accordé à ces ennemis jurés du peuple qui obscurcissent la conscience populaire. » Ce cri de guerre, sans équivoque et courageux, lancé par un socialiste, a retenti comme un défi à la Douma Cent?Noirs. (L’attitude des classes et des partis à l’égard de la religion et de l’Église, 1909)
Tevanian évoque aussi la question de l’admission de croyants, voire de prêtres, au sein de l’organisation. Il n’est donc pas inutile de rappeler comment Lénine prenait la question :
On répond d’ordinaire par l’affirmative, sans réserve aucune, en invoquant l’expérience des partis social?démocrates européens. Mais cette expérience est née non seulement de l’application du marxisme au mouvement ouvrier, mais aussi des conditions historiques particulières de l’Occident, inexistantes en Russie (nous parlons plus bas de ces conditions), de sorte qu’ici une réponse absolument affirmative est fausse. (…)
En clair : la façon dont la social-démocratie internationale traitait la question religieuse était un symptôme de plus de l’opportunisme à l’œuvre au sein de la II° Internationale… Mais en 1909, l’heure n’était pas encore à la scission entre marxistes et réformistes et Lénine prenait ses précautions.
En tout cas, il explique dans le même texte ce qui empêche « une réponse absolument affirmative » :
Si un prêtre vient à nous pour militer à nos côtés et qu’il s’acquitte consciencieusement de sa tâche dans le parti sans s’élever contre le programme du parti, nous pouvons l’admettre dans les rangs de la social?démocratie, car la contradiction de l’esprit et des principes de notre programme avec les convictions religieuses du prêtre, pourrait, dans ces conditions, demeurer sa contradiction à lui, le concernant personnellement ; quant à faire subir à ses membres un examen pour savoir s’il y a chez eux absence de contradiction entre leurs opinions et le programme du parti, une organisation politique ne peut s’y livrer. Mais il va de soi qu’un cas analogue ne pourrait être qu’une rare exception même en Europe ; en Russie, à plus forte raison, il est tout à fait improbable. Et si, par exemple, un prêtre entrait au parti social?démocrate et engageait à l’intérieur de ce parti, comme action principale et presque exclusive, la propagande active de conceptions religieuses, le parti devrait nécessairement l’exclure de son sein.
En d’autres termes : d’accord pour l’admission de croyants dans le parti, mais aucune propagande religieuse en son sein. On est loin de « la main tendue au croyants »….
… Trotsky
Il nous semble avoir montré que sans l’ombre d’un doute, les fondateurs du marxisme se situaient sur le terrain du combat contre la religion, que nous nous situons dans cette tradition politique.
Sans doute n’est-il pas nécessaire de s’étendre sur le cas de Trotsky. Tevanian lui-même est bien forcé de reconnaitre que celui-ci inscrivit son activité dans la tradition séculaire du combat contre les bondieuseries – d’où les réserves qu’il exprime vis-à-vis des travaux de celui-ci.
En tout cas, rappelons à ceux des militants du NPA qui se situent sur le terrain du trotskysme que celui écrivait dans son fameux « Défense du marxisme »
Un révolutionnaire peut-il ne pas lutter contre la religion ?
(…) La religion est l’opium du peuple. Celui qui oublie de lutter contre la religion est indigne de porter le nom de révolutionnaire. (…)
(…) Nous, les révolutionnaires, nous n’en avons jamais fini avec les problèmes de la religion, car nos tâches consistent à émanciper non seulement nous-mêmes mais aussi les masses de l’influence de la religion. (…)
(…) évidemment nous nous comportons avec prudence vis-à-vis des préjugés religieux d’un travailleur arriéré. S’il désire combattre pour notre programme nous l’acceptons comme membre du parti. Mais en même temps notre parti l’éduquera avec persistance dans l’esprit du matérialisme et de l’athéisme. Si vous êtes d’accord avec cela, comment pouvez-vous vous refuser à lutter contre une religion que partagent, à ma connaissance, l’écrasante majorité des membres de votre propre parti qui s’intéresse aux problèmes théoriques?
Marxistes et religieux
Ces rappels pour redire que le drapeau du marxisme révolutionnaire inclut celui du combat contre les superstitions religieuses. Pour défendre son orientation, Tevanian devra se trouver d’autres témoins de moralité politique.
En fait, toute l’ambigüité du livre de Tevanian vient d’une incompréhension. Il est vrai que pour le combat contre la religion n’est pas notre activité principale. Ce qui nous fonde, c’est l’anticapitalisme, le combat pour le Socialisme, le gouvernement des travailleurs. Nous ne sommes pas des francs maçons.
Qui plus est nous ne pouvons faire de l’agitation anti-religieuse une question en soi. Elle demeure subordonnée à notre activité générale, d’autant plus que le processus de rupture avec les superstitions religieuses inclut nécessairement une dimension pratique, vu le caractère irrationnel de ces croyances.
Mais de là à conclure que le marxisme n’est pas hostile aux religions, il y a là un pas que Tevanian (après d’autres) saute allègrement.
Et si on comprend les citations faites ci-dessus, on comprendra notre appréciation de l’affaire d’Avignon. Que des gens n’ayant pas rompu totalement avec la religion nous rejoignent est une chose. Par contre, accepter qu’une représentante du NPA fasse étalage de ses convictions religieuses revient à renoncer à un des éléments constitutifs du marxisme. C’est aussi simple que cela.
Conclusion : de l’usage d’un terme
Il faut conclure. Précisons donc que notre combat est évidemment orienté sur la religion comme telle, pas l’Islam.
Incontestablement, une foule de réactionnaires utilisent les traits les plus moyenâgeux de cette religion pour mener des campagnes racistes. Bien des réactionnaires avérés – les Valls, les Guéant… – se découvrent laïcs. Curieusement la politique de soutien au écoles catholiques ne gênent pas nos preux laïcs – la loi Carle et le reste….
Il est donc indispensable de garder la barre bien droite – contre les cléricaux de tout poil autant que les racistes déguisés en « laïcs ».
En ce qui concerne la première catégorie dans sa version musulmane, son drapeau actuel serait la lutte contre l’« islamophobie ». Osons donc le dire nettement : ce drapeau n’est pas le notre. Confondre l’antiracisme et la lutte contre l’islamophobie, ce serait faire preuve d’un opportunisme avéré. L’objectif des marxistes est d’en finir avec les religions, pas de les renforcer. Lutte contre le racisme : bien sûr ! Contre « l’islamophobie » en tant que telle : pas question !
Pour toutes ces raisons, on ne peut que condamner la signature par le NPA de l’appel à manifester le 18 mai en soutien aux « Mamans toutes égales ».
Ajoutons qu’on ne peut qu’halluciner de voir le NPA fréquenter des organisations du type de Participation et Spiritualité Musulmanes, l’Association pour la Reconnaissance des Droits et Libertés à la Femme Musulmane, etc., etc.
Puisse ce texte contribuer à l’indispensable sursaut !
http://morsu.free.fr/20130505/20130505_Morsu_Religions.htm
La question de l’islamophobie ne devrait pourtant pas diviser les tenants d’une critique radicale du monde du capital.
Ceux et celles qui sont visé.e.s par la politique répressive de l’État et des flics dans un pays comme la France ne le sont pas parce qu’ils elles sont musulman.e.s, mais parce qu’ils elles sont prolétaires.
Qu’une partie des prolétaires se reconnaissent elles /eux-mêmes comme musulman.e.s ou non ne change rien à l’affaire.
Le capital ne donne jamais comme telles, benoîtement, les raisons de ses nécessités politiques : celles-ci apparaissent avec les idéologies qui sont la forme même de ces nécessités.
Ce devrait donc être le propre de la pensée radicale de ne pas se laisser abuser par les faux débats qui séparent droite et gauche du capital.
Ce qui est en jeu, et qui explique les choix politiques de l’État français, n’est pas l’opposition entre des musulman.e.s et des chrétien.ne.s ou entre des religieux et des laïcs, mais le rapport entre les prolétaires et la classe dominante.
Perdre ce point de vue, c’est se situer ailleurs que dans la perspective de la critique radicale. C’est participer au débat qui oppose Manuel Vals à Emmanuel Todt ou Edwy Plenel ( ou autre tocard ).
Et dans ce débat, tout est biaisé. Ceux et celles qui critiquent l’islam ne critiquent pas toutes les religions, mais seulement celle-ci. Ceux et celles qui défendent l’islam dénoncent le racisme de ce qu’ils appellent l’islamophobie mais refusent de tirer les conséquences de l’inscription de ce racisme dans les rapports de classe. Ils elles ne relèvent jamais que l’islam n’est plus tellement une difficulté quand c’est l’islam des riches. Quant aux prolétaires des cités, ce n’est pas seulement leur religion, réelle ou supposée, qui pose problème à l’État, mais bien, à en croire le discours dominant, tout ce qu’ils font : bizness, délinquance, « incivilités »…
Il y a aussi la force de l’islam politique, dont il ne faudrait pas sous-estimer l’appétit de pouvoir.
Dire que l’islam est la religion des dominé.e.s est un pur mensonge.
Il y a des classes dominantes dont la religion officielle est l’islam. Il y a des dominé.e.s qui se reconnaissent comme musulman.e.s ou chrétien.ne.s et d’autres pour qui la religion n’est en pas un élément d’identification.
L’islam politique, dans ses composantes conservatrices et réactionnaires comme dans ses formes extrémistes, voudrait faire croire que les bourgeoisies des pays musulmans et les prolétaires immigrés en occident ont des intérêts communs. C’est la reprise du crédo anti-impérialiste dont on connaît le triste résultat.
L’islam politique joue à l’heure actuelle le rôle que jouait les idéologies nationalistes de la période de la décolonisation : enrôler des prolétaires au service de capitalistes dans leur guerre contre d’autres capitalistes.
La religion n’est pas un phénomène divin, mais un phénomène social et politique et c’est en tant que telle qu’elle doit être analysée. La religion apporte aux appétits terrestres la justification des nécessités célestes.
Comme politique, elle ne peut être autre chose que le discours auto-justificateur du pouvoir.
La critique de la religion est la condition de toute critique.