Le boom d’après-guerre en a conduit beaucoup à conclure que le marxisme était obsolète, que le capitalisme avait découvert le secret de l’éternelle jeunesse 1 et que désormais la classe ouvrière ne constituait plus l’instrument du changement révolutionnaire. Mais une petite minorité de révolutionnaires, travaillant très souvent dans un isolement quasi total, maintenait ses convictions envers les principes fondamentaux du marxisme. L’un des plus importants d’entre eux était Paul Mattick aux États-Unis. Mattick répondit à Marcuse, qui cherchait à découvrir un nouvel acteur révolutionnaire, en publiant Les limites de l’intégration : l’homme unidimensionnel dans la société de classe (1972) 2, où il réaffirmait le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière pour le renversement du capitalisme. Mais sa contribution la plus durable a probablement été son livre Marx et Keynes, les limites de l’économie mixte, publié pour la première fois en 1969 (en français en 1972) mais basé sur des études et des essais réalisés dès les années 1950.

Bien qu’à la fin des années 1960 les premiers signes d’une nouvelle phase de crise économique ouverte aient commencé à apparaître (avec, par exemple, la dévaluation de la livre sterling en 1967), défendre l’idée que le capitalisme était toujours un système miné par une crise structurelle profonde était vraiment aller à contre le courant. Mais Mattick était là, plus de 30 ans après avoir résumé et développé la théorie de Henryk Grossman sur l’effondrement du capitalisme dans son travail majeur, “La crise permanente” (1934) 3, et il maintenait que le capitalisme était toujours un système social en régression, que les contradictions sous-jacentes au processus d’accumulation n’avaient pas été exorcisées et étaient vouées à ressurgir. Se centrant sur l’utilisation de l’État par la bourgeoisie afin de réguler le processus d’accumulation, sous la forme keynésienne d’ “économie mixte” en faveur en Occident, ou dans sa version stalinienne à l’Est, il montra que l’obligation d’interférer dans l’opération de la loi de la valeur ne constituait pas le signe d’un dépassement des contradictions du système (comme Paul Cardan / Cornelius Castoriadis, par exemple, l’a notamment défendu dans Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne, 1979) mais était précisément une expression de son déclin :

“Malgré la longue durée de la conjoncture dite de prospérité, que les pays industriels avancés ont connue, rien ne permet de supposer que la production de capital a pu venir à bout des contradictions qui lui sont inhérentes par le biais d’interventions étatiques. Au contraire, la multiplication de ces dernières dénote la persistance de la crise subie par la production de capital, tandis que la croissance du secteur déterminé par l’État rend manifeste le déclin toujours plus accentué du système de l’entreprise privée.” (page 188) 4 “On s’apercevra alors que les solutions keynésiennes étaient factices, aptes à différer, mais non à faire disparaître définitivement les effets contradictoires de l’accumulation du capital, tels que Marx les avait prédits.” (idem, page 200)

Ainsi, Mattick maintenait que “… le capitalisme – en dépit de tout ce qui en apparence pourrait donner à penser le contraire – est devenu aujourd’hui un système régressif et destructeur” (page 315) 5. Ainsi, au début du chapitre 19, “L’impératif impérialiste”, Mattick affirme que le capitalisme ne peut pas échapper à la tendance à la guerre car elle est le résultat logique du blocage du processus d’accumulation. Mais tout en écrivant que : “… on peut supposer que, par le biais de la guerre, [la production pour le gaspillage] amènera des transformations structurelles de l’économie mondiale et du rapport de forces politiques permettant aux puissances victorieuses de bénéficier d’une nouvelle phase d’expansion” (page 329), il ajoute aussitôt que cela ne doit pas rassurer la bourgeoisie pour autant : “Mais ce genre d’optimisme a cessé de prévaloir en raison des capacités de destruction propres aux armes modernes, dont les engins atomiques.” (page 330, idem). De plus, pour le capitalisme, “savoir que la guerre peut conduire à un suicide général (…) n’affaiblit en rien la tendance à une nouvelle guerre mondiale.” (idem). La perspective qu’il annonce dans la dernière phrase de son livre reste donc celle que les révolutionnaires avaient annoncée à l’époque de la Première Guerre mondiale : “socialisme ou barbarie”.

Cependant, il y a certains défauts dans l’analyse que fait Mattick de la décadence du capitalisme dans Marx et Keynes. D’un côté, il voit la tendance à la distorsion de la loi de la valeur comme une expression du déclin ; mais, de l’autre, il prétend que les pays entièrement étatisés du bloc de l’Est ne sont plus assujettis à la loi de la valeur et donc à la tendance aux crises. Il défend même que, du point de vue du capital privé, ces régimes peuvent être “définis comme un socialisme d’État, du seul fait que le capital y est centralisé par l’État” (page 383) 6, même si du point de vue de la classe ouvrière, il faut les décrire comme du capitalisme d’État. En tous cas, “le capitalisme d’État ignore la contradiction entre production rentable et production non rentable dont souffre le système rival (….) le capitalisme d’État peut produire de manière rentable ou non sans tomber dans la stagnation.”(page 350) 7. Il développe l’idée selon laquelle les États staliniens constituent, en un sens, un système différent, profondément antagoniste aux formes occidentales de capitalisme – et c’est dans cet antagonisme qu’il semble situer la force motrice derrière la Guerre froide, puisqu’il écrit à propos de l’impérialisme contemporain que “contrairement à l’impérialisme et au colonialisme du temps du laisser-faire, il s’agit cette fois non seulement d’une lutte pour des sources de matières premières, des marchés privilégiés et des champs d’exportation du capital, mais aussi d’une lutte contre de nouvelles formes de production de capital échappant aux rapports de valeur et aux mécanismes concurrentiels du marché et donc, en ce sens ,d’une lutte pour la survie du système de la propriété privé.” (page 318) 8. Cette interprétation va de pair avec son argument selon lequel les pays du bloc de l’Est n’ont pas, strictement parlant, de dynamique impérialiste propre.

Le groupe Internationalism aux États-Unis – qui allait devenir plus tard une section du CCI – releva cette faiblesse dans l’article qu’il publia dans le n° 2 de sa revue au début des années 1970, “Capitalisme d’État et loi de la valeur, une réponse à Marx et Keynes”. L’article montre que l’analyse par Mattick des régimes staliniens sape le concept de décadence qu’il défend par ailleurs : car si le capitalisme d’État n’est pas sujet aux crises ; s’il est en fait, comme le défend Mattick, plus favorable à la cybernétisation et au développement des forces productives ; si le système stalinien n’est pas poussé à suivre ses tendances impérialistes ; alors les fondements matériels de la révolution communiste tendent à disparaître et l’alternative historique posée par l’époque de déclin devient également inintelligible :

“L’utilisation par Mattick du terme capitalisme d’État est donc une appellation impropre. Le capitalisme d’État ou “socialisme d’État”, que Mattick décrit comme un mode de production exploiteur mais non capitaliste, ressemble beaucoup à la description par Bruno Rizzi et Max Shachtman du “collectivisme bureaucratique”, développée dans les années d’avant-guerre. L’effondrement économique du capitalisme, du mode de production basé sur la loi de la valeur dont Mattick prédit l’inévitabilité, ne pose pas l’alternative historique socialisme ou barbarie, mais l’alternative socialisme ou barbarie ou “socialisme d’État” “.

La réalité a donné raison à l’article d’Internationalism. De façon générale, il est vrai que la crise à l’Est n’a pas pris la même forme qu’à l’Ouest. Elle s’est plutôt manifestée par une sous-production plutôt qu’une surproduction, en tout cas en ce qui concerne les biens de consommation. Mais l’inflation qui a ravagé ces économies pendant des décennies, et a souvent été l’étincelle mettant le feu aux poudres de luttes de classe majeures, était le signe que la bureaucratie n’avait aucunement conjuré les effets de la loi de la valeur. Par dessus tout, avec l’effondrement du bloc de l’Est – qui illustrait aussi son impasse militaire et sociale – la loi de la valeur a pris sa “revanche” sur des régimes qui avaient cherché à la circonvenir. En ce sens, tout comme le keynésianisme, le stalinisme s’est révélé une “solution factice”, “apte à différer, mais non à faire disparaître définitivement les effets contradictoires de l’accumulation du capital, tels que Marx les avait prédits.” (idem, page 200) 9

Le courage de Mattick avait été nourri par l’expérience directe de la révolution allemande et la défense des positions de classe contre la contre-révolution triomphante des années 1930 et 1940. Un autre “survivant” de la Gauche communiste, Marc Chirik, a aussi continué de militer pendant la période de réaction et de guerre impérialiste. Il a été un membre fondamental de la Gauche communiste de France dont nous avons examiné la contribution dans le précédent article. Au cours des années 1950, il était au Vénézuéla et fut temporairement coupé de toute activité organisée. Mais au début des années 1960, il a cherché à regrouper un cercle de jeunes camarades qui ont formé le groupe Internacionalismo, fondé sur les mêmes principes que la GCF, y compris bien sûr sur la notion de décadence du capitalisme. Mais alors que la GCF avait lutté pour tenir dans une période sombre du mouvement ouvrier, le groupe vénézuélien exprimait quelque chose qui pointait dans la conscience de la classe ouvrière mondiale. Il reconnut avec une clarté surprenante que les difficultés financières qui commençaient à ronger l’organisme apparemment sain du capitalisme signifiaient en réalité un nouveau plongeon dans la crise et qu’il serait confronté à une génération non défaite de la classe ouvrière. Comme il l’écrivit en janvier 1968 : “Nous ne sommes pas des prophètes et nous ne prétendons pas non plus prédire quand et comment se dérouleront les événements dans le futur. Mais ce qui est conscient et certain : le processus dans lequel plonge le capitalisme aujourd’hui ne peut être arrêté et mène directement à la crise. Et nous sommes aussi certains que le processus inverse de développement de la combativité de classe dont nous sommes témoins aujourd’hui amènera le prolétariat à une lutte sanglante et directe pour la destruction de l’État bourgeois.” Ce groupe fut l’un des plus lucides dans l’interprétation des mouvements sociaux massifs en France en mai de cette année-là, en Italie et ailleurs l’année suivante, comme marquant la fin de la contre-révolution.

Pour Internacionalismo, ces mouvements de classe constituaient une réponse du prolétariat aux premiers effets de la crise économique mondiale qui avait déjà produit une montée du chômage et des tentatives de contrôler les augmentations de salaire. Pour d’autres, ceci n’était qu’une application mécanique d’un marxisme dépassé : ce que Mai 1968 exprimait avant tout, c’était la révolte directe du prolétariat contre l’aliénation d’une société capitaliste fonctionnant à plein. Tel était le point de vue des situationnistes qui écartaient toute tentative de relier la crise et la lutte de classe comme l’expression de sectes de l’époque des dinosaures : “Quant aux débris du vieil ultra-gauchisme non trotskyste, ils avaient besoin au moins d’une crise économique majeure. Ils subordonnaient tout mouvement révolutionnaire au retour de cette dernière et ne voyaient rien venir. Maintenant qu’ils ont reconnu une crise révolutionnaire en Mai, ils doivent prouver que cette crise économique “invisible” était là au printemps 1968. Sans peur du ridicule, c’est à cela qu’ils travaillent aujourd’hui, produisant des schémas sur la montée du chômage et de l’inflation. Ainsi pour eux, la crise économique n’est plus cette réalité objective terriblement visible qui a été si durement vécue en 1929, mais le fils de la présence eucharistique qui soutient leur religion.” (L’Internationale situationniste n° 12) En réalité, comme nous l’avons vu, le point de vue d’Internacionalismo sur les rapports entre la crise et la lutte de classe n’a pas été modifié rétrospectivement : au contraire, sa fidélité à la méthode marxiste lui a permis d’envisager, sur la base de quelques signes avant-coureurs non spectaculaires, l’éclatement de mouvements tels que Mai 1968. L’approfondissement plus visible de la crise à partir de 1973 clarifia rapidement le fait que c’était l’IS – qui avait plus ou moins adopté la théorie de Cardan d’un capitalisme ayant surmonté ses contradictions économiques – qui était liée à une période de la vie du capitalisme désormais définitivement terminée.

L’hypothèse selon laquelle Mai 1968 exprimait une réapparition significative de la classe ouvrière fut confirmée par la prolifération internationale de groupes et de cercles cherchant à développer une critique authentiquement révolutionnaire du capitalisme. Naturellement, après une si longue période de reflux, ce nouveau mouvement politique prolétarien était extrêmement hétérogène et inexpérimenté. Réagissant aux horreurs du stalinisme, il était souvent méfiant envers la notion même d’organisation politique, avait une réaction viscérale envers tout ce qui sentait le “léninisme” ou envers ce qui était considéré comme la rigidité du marxisme. Certains de ces groupes se perdirent dans un activisme frénétique et, en l’absence d’analyse à long terme, ne survécurent pas à la fin de la première vague internationale de luttes commencée en 1968. D’autres ne rejetaient pas le lien entre les luttes ouvrières et la crise, mais le considéraient d’un point de vue totalement différent : c’est fondamentalement la combativité ouvrière qui avait produit la crise en mettant en avant des revendications d’augmentations de salaires sans restrictions et en refusant de se soumettre aux plans de restructuration capitalistes. Ce point de vue était défendu en France par le Groupe de Liaison pour l’Action des Travailleurs (l’un des nombreux héritiers de Socialisme ou Barbarie) et en Italie par le courant autonomiste des ouvriers, qui considérait le marxisme “traditionnel” comme désespérément “objectiviste” (nous y reviendrons dans un autre article) dans sa compréhension des rapports entre la crise et la lutte de classe.

Cependant, cette nouvelle génération découvrait également les travaux de la Gauche communiste et la défense de la théorie de la décadence faisait partie de ce processus. Marc Chirik et quelques jeunes camarades du groupe Internacionalismo étaient venus en France et, dans le feu des événements de 1968, participèrent à la formation d’un premier noyau du groupe Révolution internationale. Dès le début, Révolution internationale plaça la notion de décadence au cœur de sa démarche politique et réussit à convaincre un certain nombre de groupes et d’individus conseillistes ou libertaires du fait que leur opposition aux syndicats, aux libérations nationales et à la démocratie capitaliste ne pouvait être comprise et défendue correctement sans un cadre historique cohérent. Dans les premiers numéros de Révolution internationale, il y a une série d’articles sur “La décadence du capitalisme” qui allait être publiée ensuite comme brochure du Courant communiste international. Ce texte est disponible en ligne 10 et contient toujours les principaux fondements de la méthode politique du CCI, surtout dans son large survol historique qui va du communisme primitif via les différentes sociétés de classes précédant le capitalisme, jusqu’à l’examen de la montée et du déclin du capitalisme lui-même. Comme les articles actuels de cette série, il se base sur la notion de Marx des “époques de révolutions sociales”, il met en évidence des éléments-clés et des caractéristiques communes à toutes les sociétés de classes dans les périodes où elles sont devenues des entraves au développement des forces productives de l’humanité : l’intensification des luttes entre les fractions de la classe dominante, le rôle croissant de l’État, la décomposition des justifications idéologiques, les luttes croissantes des classes opprimées et exploitées. Appliquant cette démarche générale aux spécificités de la société capitaliste, il tente de montrer comment le capitalisme, depuis le début du 20e siècle, de “forme de développement” qu’il était, s’est transformé en une “entrave” aux forces productives, mettant en évidence les guerres mondiales et les nombreux autres conflits impérialistes, les luttes révolutionnaires qui ont éclaté en 1917, l’énorme augmentation du rôle de l’État et l’incroyable gaspillage de travail humain dans le développement de l’économie de guerre et d’autres formes de dépenses improductives.

Cette vision générale, présentée à une époque où les premiers signes d’une nouvelle crise économique devenaient plus que visibles, convainquit un certain nombre de groupes d’autres pays que la théorie de la décadence constituait un point de départ fondamental pour les positions communistes de gauche. Elle n’était pas seulement au centre de la plateforme du CCI mais fut également adoptée par d’autres tendances comme Revolutionary Perspectives et, par la suite, la Communist Workers Organisation en Grande-Bretagne. Il y eut d’importants désaccords sur les causes de la décadence du capitalisme : la brochure du CCI adoptait, en gros, l’analyse de Rosa Luxemburg, bien que l’analyse du boom d’après-guerre (qui voyait la reconstruction des économies détruites par la guerre comme une sorte de nouveau marché) fût par la suite l’objet de discussions dans le CCI, et il y eut toujours, au sein du CCI, d’autres points de vue sur la question, en particulier de la part de camarades défendant la théorie de Grossman – Mattick qui était également partagée par la CWO et d’autres. Mais dans cette période de réémergence du mouvement révolutionnaire, “la théorie de la décadence” semblait faire des acquis significatifs.

Bilan d’un système moribond

Dans notre survol des efforts successifs des révolutionnaires pour comprendre la période de déclin du capitalisme, nous arrivons maintenant aux années 1970 et 1980. Mais avant d’examiner l’évolution – et les nombreuses régressions – qui ont eu lieu au niveau théorique depuis ces décennies jusqu’à aujourd’hui, il nous paraît utile de rappeler et de mettre à jour le bilan que nous avions tiré dans le premier article de cette série 11, puisque des événements spectaculaires, sur le plan économique en particulier, se sont déroulés depuis le début 2008, date à laquelle nous avons publié ce premier article.

1. Sur le plan économique

Dans les années 1970 et 1980, la vague de lutte de classe internationale a connu une série d’avancées et de reculs, mais la crise économique, elle, avançait inexorablement et infirmait la thèse des autonomistes pour qui c’étaient les luttes ouvrières qui étaient la cause des difficultés économiques. La dépression des années 1930, qui coïncidait avec une défaite historique majeure de la classe ouvrière, avait déjà largement démenti cette idée, et l’évolution visible de la faillite économique telle qu’elle est apparue, de façon intermittente, au milieu des années 1970 et au début des années 1980, même dans des moments où la classe ouvrière était en retrait et, de façon plus soutenue, au cours des années 1990, a clairement montré qu’un processus “objectif” était à l’œuvre et qu’il n’était pas fondamentalement déterminé par le degré de résistance de la classe ouvrière. Il n’était pas non plus soumis à un contrôle efficace par la bourgeoisie. Abandonnant les politiques keynésiennes qui avaient accompagné les années du boom d’après-guerre mais étaient devenues la source d’une inflation galopante, la bourgeoisie dans les années 1980 cherchait désormais à “équilibrer les comptes” par des politiques qui suscitèrent une marée de chômage massif et de désindustrialisation dans la plupart des pays-clés du capitalisme. Au cours des années suivantes, il y eut de nouvelles tentatives pour stimuler la croissance par un recours massif à l’endettement, ce qui permit l’existence de booms économiques de courte durée mais provoqua aussi une accumulation sous-jacente de profondes tensions qui allaient exploser à la surface avec les krachs de 2007-08. Un aperçu général de l’économie capitaliste mondiale depuis 1914 ne nous fournit donc pas le scénario d’un mode de production ascendant mais celui d’un système incapable d’échapper à l’impasse, quelles que soient les techniques qu’il ait tenté d’utiliser :

– 1914 – 1923 : Première Guerre mondiale et première vague internationale de révolutions prolétariennes ; l’Internationale communiste annonce l’aube d’une “époque de guerres et de révolutions” ;

– 1924 – 1929 : brève reprise qui ne dissipe pas la stagnation d’après-guerre des “vieilles” économies et des “vieux” empires ; le “boom” est restreint aux États-Unis ;

– 1929 : l’expansion exubérante du capital américain se termine dans un krach spectaculaire, précipitant le capitalisme dans la dépression la plus profonde et la plus étendue de son histoire. Il n’y a pas de revitalisation spontanée de la production comme c’était le cas lors des crises cycliques du 19e siècle. On utilise des mesures capitalistes d’État pour relancer l’économie mais elles font partie d’une poussée vers la Seconde Guerre mondiale ;

-1945-1967 : Un développement très important des dépenses de l’État (mesures keynésiennes) financées essentiellement au moyen de l’endettement et s’appuyant sur des gains de productivité inédits crée les conditions d’une période de croissance et de prospérité sans précédent, bien qu’une grande partie du “Tiers-Monde” en soit exclue ;

– 1967-2008 : 40 années de crise ouverte, que démontrent en particulier l’inflation galopante des années 1970 et le chômage massif des années 1980. Cependant, au cours des années 1990 et au début des années 2000, c’est à certains moments seulement que la crise apparaît plus “ouvertement” et plus clairement, plus dans certaines parties du globe que dans d’autres. L’élimination des restrictions vis-à-vis du mouvement du capital et de la spéculation financière ; toute une série de délocalisations industrielles vers des régions où la main d’œuvre est bon marché ; le développement de nouvelles technologies ; et, surtout, le recours quasi illimité au crédit par les États, les entreprises et les ménages : tout ceci crée une bulle de “croissance” dans laquelle de petites élites font de très grands profits, des pays comme la Chine connaissent une croissance industrielle frénétique et le crédit à la consommation atteint des hauteurs sans précédent dans les pays capitalistes centraux. Mais les signaux d’alarme sont discernables tout au long de cette période : des récessions succèdent aux booms (par exemple celles de 1974-75, 1980-82, 1990-93, 2001-2002, le krach boursier de 1987, etc.) et, à chaque récession, les options ouvertes pour le capital se rétrécissent, contrairement aux “effondrements” de la période ascendante quand existait toujours la possibilité d’une expansion extérieure vers des régions géographiques et économiques jusqu’alors en dehors du circuit capitaliste. Ne disposant quasiment plus de ce débouché, la classe capitaliste est de plus en plus contrainte de “tricher” avec la loi de la valeur qui condamne son système à l’effondrement. Ceci s’applique tout autant aux politiques ouvertement capitalistes d’État du keynésianisme et du stalinisme qui ne font pas mystère de leur volonté de freiner les effets du marché en finançant les déficits et en maintenant des secteurs économiques non rentables afin de soutenir la production, qu’aux politiques dites “néo-libérales” qui semblaient tout balayer devant elles après les “révolutions” personnifiées par Thatcher et Reagan. En réalité, ces politiques sont elles-mêmes des émanations de l’État capitaliste et, par leur incitation au recours au crédit illimité et à la spéculation, elles ne sont pas du tout ancrées dans un respect des lois classiques de la production capitaliste de valeur. En ce sens, l’un des événements les plus significatifs ayant précédé la débâcle économique actuelle est l’effondrement en 1997 des “Tigres” et des “Dragons” en Extrême-Orient, où une phase de croissance frénétique alimentée par de la (mauvaise) dette s’est soudainement heurtée à un mur – la nécessité de commencer à tout rembourser. C’était un signe avant-coureur de l’avenir, même si la Chine et l’Inde ont pris la suite en s’attribuant le rôle de “locomotive” qui avait été réservé à d’autres économies d’Extrême-Orient. “La révolution technologique”, dans la sphère informatique en particulier, dont on a fait un grand battage dans les années 1990 et au tout début des années 2000, n’a pas non plus sauvé le capitalisme de ses contradictions internes : elle a augmenté la composition organique du capital et donc abaissé le taux de profit, et cela n’a pu être compensé par une extension véritable du marché mondial. En fait, elle a tendu à aggraver le problème de la surproduction en déversant de plus en plus de marchandises tout en jetant de plus en plus d’ouvriers au chômage ;

– 2008 -… : la crise du capitalisme mondial atteint une situation qualitativement nouvelle dans laquelle les “solutions” appliquées par l’État capitaliste au cours des quatre décennies précédentes et, par dessus tout, le recours au crédit, explosent à la face du monde politique, financier et bureaucratique qui les avaient pratiquées si assidûment avec une confiance mal placée au cours de la période précédente. Maintenant la crise rebondit vers les pays centraux du capitalisme mondial – aux États-Unis et dans la zone Euro – et toutes les recettes utilisées pour maintenir la confiance dans les possibilités d’une expansion économique constante se révèlent sans effet. La création d’un marché artificiel via le crédit montre désormais ses limites historiques et menace de détruire la valeur de la monnaie et de générer une inflation galopante ; en même temps, le contrôle du crédit et les tentatives des États de réduire leurs dépenses afin de commencer à rembourser leurs dettes ne font que restreindre encore plus le marché. Le résultat net, c’est que le capitalisme entre maintenant dans une dépression qui est fondamentalement plus profonde et plus insoluble que celle des années 1930. Et tandis que la dépression s’étend en Occident, le grand espoir qu’un pays comme la Chine porte l’ensemble de l’économie sur ses épaules s’avère aussi une illusion complète ; la croissance industrielle de la Chine est basée sur sa capacité à vendre des marchandises bon marché à l’Ouest, et si ce marché se contracte, la Chine est confrontée à un krach économique.

Conclusion : tandis que dans sa phase ascendante, le capitalisme a traversé un cycle de crises qui étaient à la fois l’expression de ses contradictions internes et un moment indispensable de son expansion globale, aux 20e et 21e siècles, la crise du capitalisme, comme Paul Mattick l’avait défendu dès les années 1930, est permanente. Le capitalisme a désormais atteint un stade où les palliatifs qu’il a utilisés pour se maintenir en vie sont devenus un facteur supplémentaire de sa maladie mortelle.

2. Sur le plan militaire

La poussée vers la guerre impérialiste exprime aussi l’impasse historique de l’économie capitaliste mondiale :

“Plus se rétrécit le marché, plus devient âpre la lutte pour la possession des sources de matières premières et la maîtrise du marché mondial. La lutte économique entre divers groupes capitalistes se concentre de plus en plus, prenant la forme la plus achevée des luttes entre États. La lutte économique exaspérée entre États ne peut finalement se résoudre que par la force militaire. La guerre devient le seul moyen non pas de solution à la crise internationale, mais le seul moyen par lequel chaque impérialisme national tend à se dégager des difficultés avec lesquelles il est aux prises, aux dépens des États impérialistes rivaux.

Les solutions momentanées des impérialismes isolés, par des victoires militaires et économiques, ont pour conséquence non seulement l’aggravation des situations des pays impérialistes adverses, mais encore une aggravation de la crise mondiale et la destruction des masses de valeurs accumulées par des dizaines et des centaines d’années de travail social. La société capitaliste à l’époque impérialiste ressemble à un bâtiment dont les matériaux nécessaires pour la construction des étages supérieurs sont extraits de la bâtisse des étages inférieurs et des fondations. Plus frénétique est la construction en hauteur, plus fragile est rendue la base soutenant tout l’édifice. Plus est imposante en apparence, la puissance au sommet, plus l’édifice est, en réalité, branlant et chancelant. Le capitalisme, forcé qu’il est de creuser sous ses propres fondations, travaille avec rage à l’effondrement de l’économie mondiale, précipitant la société humaine vers la catastrophe et l’abîme.” (“Rapport sur la situation internationale”, juillet 1945, GCF 12)

Les guerres impérialistes, qu’elles soient locales ou mondiales, sont l’expression la plus pure de la tendance du capitalisme à s’autodétruire, qu’il s’agisse de la destruction physique de capital, du massacre de populations entières ou de l’immense stérilisation de valeurs que représente la production militaire qui ne se réduit plus aux phases de guerre ouverte. La compréhension par la GCF de la nature essentiellement irrationnelle de la guerre dans la période de décadence a été en quelque sorte obscurcie par la réorganisation et la reconstruction globale de l’économie qui a suivi la Seconde Guerre mondiale ; mais le boom d’après-guerre était un phénomène exceptionnel qui ne pourra jamais se répéter. Et quel que soit le mode d’organisation internationale adopté par le système capitaliste à cette époque, la guerre a également été permanente. Après 1945, quand le monde a été divisé en deux énormes blocs impérialistes, le conflit militaire a généralement pris la forme de guerres de “libération nationale” sans fin à travers lesquelles les deux super-puissances rivalisaient pour la domination stratégique ; après 1989, l’effondrement du bloc russe, plus faible, loin d’atténuer la tendance à la guerre, a rendu l’implication directe de la super-puissance restante, les États-Unis, plus fréquente, comme nous l’avons vu pendant la Guerre du Golfe de 1991, dans les guerres des Balkans à la fin des années 1990, et en Afghanistan et en Irak après 2001. Ces interventions des États-Unis avaient en grande partie pour but – et de façon tout à fait vaine – d’enrayer les tendances centrifuges auxquelles la dissolution de l’ancien système de blocs avait ouvert la voie, ce qui s’est vu dans l’aggravation et la prolifération des rivalités locales, concrétisées dans les conflits atroces qui ont ravagé l’Afrique, du Rwanda au Congo, de l’Éthiopie à la Somalie, dans les tensions exacerbées autour du problème israélo-palestinien, jusqu’à la menace d’un face-à-face nucléaire entre l’Inde et le Pakistan

Les Première et Seconde Guerres mondiales ont apporté un changement majeur dans le rapport de forces entre les principaux pays capitalistes, essentiellement au bénéfice des États-Unis. En fait la domination écrasante des États-Unis à partir de 1945 a constitué un facteur-clé de la prospérité d’après-guerre. Mais contrairement à l’un des slogans des années 1960, la guerre n’était pas “la santé de l’État”. De la même façon que le gonflement extrême de son secteur militaire a provoqué l’effondrement du bloc de l’Est, l’engagement des États-Unis pour se maintenir comme gendarme du monde est aussi devenu le facteur de leur propre déclin en tant qu’empire. Les énormes sommes englouties dans les guerres d’Afghanistan et d’Irak n’ont pas été compensées par les profits rapides d’Halliburton ou autres de ses acolytes capitalistes ; au contraire, cela a contribué à transformer les États-Unis de créditeurs du monde en l’un de ses principaux débiteurs.

Certaines organisations révolutionnaires, comme la Tendance communiste internationaliste, défendent l’idée que la guerre, et surtout la guerre mondiale, est éminemment rationnelle du point de vue du capitalisme. Elles défendent l’idée qu’en détruisant la masse hypertrophiée de capital constant qui est à la source de la baisse du taux de profit, la guerre dans la décadence du capitalisme a pour effet la restauration de ce dernier et le lancement d’un nouveau cycle d’accumulation. Nous n’entrerons pas ici dans cette discussion mais, même si une telle analyse était juste, cela ne pourrait plus être une solution pour le capital. D’abord, parce que rien ne permet de dire que les conditions d’une troisième guerre mondiale – qui requiert, entre autres, la formation de blocs impérialistes stables – soient réunies dans un monde où la règle est de plus en plus celle du “chacun pour soi”. Et même si une troisième guerre mondiale était à l’ordre du jour, elle n’initierait certainement pas un nouveau cycle d’accumulation, mais aboutirait quasi certainement à la disparition du capitalisme et, probablement, de l’humanité. 13 Ce serait la démonstration finale de l’irrationalité du capitalisme, mais il n’y aurait plus personne pour dire “je vous l’avais bien dit”.

3. sur le plan écologique

Depuis les années 1970, les révolutionnaires ont été obligés de prendre en compte une nouvelle dimension du diagnostic selon lequel le capitalisme n’apportait plus rien de positif et était devenu un système tourné vers la destruction : la dévastation croissante de l’environnement naturel qui menace maintenant de désastre à l’échelle planétaire. La pollution et la destruction du monde naturel sont inhérentes à la production capitaliste depuis le début mais, au cours du siècle dernier et, en particulier, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, elles se sont étendues et amplifiées du fait que le capitalisme a occupé sans répit tous les recoins de la planète jusqu’au dernier. En même temps, et comme conséquence de l’impasse historique du capitalisme, l’altération de l’atmosphère, le pillage et la pollution de la terre, des mers, des rivières et des forêts ont été exacerbés par l’accroissement d’une concurrence nationale féroce pour les ressources naturelles, la main d’œuvre à bas prix et de nouveaux marchés. La catastrophe écologique, notamment sous la forme du réchauffement climatique, est devenue un nouveau chevalier de l’apocalypse capitaliste, et les sommets internationaux qui se sont succédé ont montré l’incapacité de la bourgeoisie à prendre les mesures les plus élémentaires pour l’éviter.

Une illustration récente : le dernier rapport de l’Agence Internationale de l’Énergie, organisme qui ne s’était jamais distingué auparavant pour ses prédictions alarmistes, assure que les gouvernements du monde ont cinq ans pour renverser le cours du changement climatique avant qu’il ne soit trop tard. Selon l’AIE et un certain nombre d’institutions scientifiques, il est vital d’assurer que la hausse des températures ne dépasse pas 2 degrés. “Pour maintenir les émissions en dessous de cet objectif, la civilisation ne pourrait continuer, comme c’était le cas jusqu’ici, que pendant cinq ans, avant d’avoir “dépensé” le montant total des émissions permises. Dans ce cas, si on veut atteindre les objectifs de réchauffement, toutes les nouvelles infrastructures construites à partir de 2017 ne devraient plus produire aucune émission.” 14 Un mois après la parution de ce rapport en novembre 2011, le sommet de Durban était présenté comme un pas en avant car, pour la première fois de toutes ces réunions internationales entre États, on se mit d’accord sur la nécessité de limiter légalement les émissions de gaz carbonique. Mais ce n’est qu’en 2015 que les niveaux devraient être fixés et en 2020 être effectifs – bien trop tard selon les prévisions de l’AIE et de beaucoup d’organismes environnementaux associés à la Conférence. Keith Allot, responsable “changement climatique” au WWF-Royaume-Uni (World Wide Fund for nature / Fonds mondial pour la nature), a déclaré : “Les gouvernements ont préservé une voie aux négociations, mais nous ne devons nous faire aucune illusion – l’issue de Durban nous présente la perspective de limites légales de 4° de réchauffement. Ce serait une catastrophe pour les populations et la nature. Les gouvernements ont passé leur temps, dans ce moment crucial, à négocier autour de quelques mots dans un texte, et ont porté peu d’attention aux avertissements répétés de la communauté scientifique disant qu’une action bien plus urgente et bien plus vigoureuse était nécessaire pour réduire les émissions”. 15

Le problème avec les conceptions réformistes des écologistes, c’est que le capitalisme est étranglé par ses propres contradictions et par ses luttes toujours plus désespérées pour survivre. Pris dans une crise, le capitalisme ne peut pas devenir moins compétitif, plus coopératif, plus rationnel ; à tous les niveaux, il est entraîné dans la concurrence la plus extrême, surtout au niveau de la concurrence entre États nationaux qui ressemblent à des gladiateurs se battant dans une arène barbare pour la moindre chance de survie immédiate. Il est forcé de chercher des profits à court terme, de tout sacrifier à l’idole de “la croissance économique” – c’est-à-dire à l’accumulation du capital, même si c’est une croissance fictive basée sur une dette pourrie comme dans les dernières décennies. Aucune économie nationale ne peut se permettre le plus petit moment de sentimentalisme quand il s’agit d’exploiter sa “propriété” nationale naturelle jusqu’à sa limite absolue. Il ne peut pas exister non plus, dans l’économie capitaliste mondiale, de structure légale ni de gouvernance internationales qui soit capable de subordonner les intérêts nationaux étroits aux intérêts globaux de la planète. Quelle que soit la véritable échéance posée par le réchauffement climatique, la question écologique dans son ensemble constitue une nouvelle preuve que la perpétuation de la domination de la bourgeoisie, du mode de production capitaliste, est devenue un danger pour la survie de l’humanité.

Examinons une illustration édifiante de tout cela – une illustration qui montre également en quoi le danger écologique, tout comme la crise économique, ne peut être séparé de la menace de conflit militaire.

“Au cours des derniers mois, les compagnies pétrolières ont commencé à faire la queue pour obtenir des droits d’exploration de la mer de Baffin, région de la côte occidentale du Groenland riche en hydrocarbures qui, jusqu’ici, était trop obstruée par les glaces pour qu’on puisse forer. Des diplomates américains et canadiens ont rouvert une polémique à propos des droits de navigation sur une route maritime traversant le Canada arctique et qui permettrait de réduire le temps de transport et les coûts des pétroliers.

Même la propriété du pôle Nord est devenue l’objet de discorde, la Russie et le Danemark prétendant chacun détenir la propriété des fonds océaniques dans l’espoir de se réserver l’accès à toutes ses ressources, des pêcheries aux gisements de gaz naturel.

L’intense rivalité autour du développement de l’Arctique a été révélée dans les dépêches diplomatiques publiées la semaine dernière par le site web “anti-secret” Wikileaks. Des messages entre des diplomates américains montrent comment les nations du nord, y compris les États-Unis et la Russie, ont manœuvré afin d’assurer l’accès aux voies maritimes et aux gisements sous-marins de pétrole et de gaz qui sont évalués à 25 pour cent des réserves inexploitées mondiales.

Dans leurs câbles, les officiels américains redoutent que les chamailleries autour des ressources puissent amener à un armement de l’Arctique. “Bien que la paix et la stabilité règnent en Arctique, on ne peut exclure qu’une redistribution du pouvoir ait lieu dans le futur et même une intervention armée”, dit un câble du Département d’État en 2009, citant un ambassadeur russe.” 16

Ainsi, l’une des manifestations les plus graves du réchauffement climatique, la fonte des glaces aux pôles, qui contient la possibilité d’inondations cataclysmiques et d’un cercle vicieux de réchauffement une fois que les glaces polaires ne seront plus là pour refléter la chaleur du soleil en dehors de l’atmosphère terrestre, est immédiatement considérée comme une immense occasion économique pour laquelle les États nationaux font la queue – avec la conséquence ultime de consommer plus d’énergies fossiles, venant s’ajouter à l’effet de serre. Et en même temps, la lutte pour les ressources qui s’amenuisent – ici le pétrole et le gaz mais, ailleurs, ça peut être l’eau et les terres fertiles – produit un mini-conflit impérialiste à quatre ou cinq (la Grande-Bretagne est elle aussi impliquée dans cette dispute). C’est le cercle vicieux de la folie croissante du capitalisme.

Le même article (du Washington Post) se poursuit par “la bonne nouvelle” d’un modeste traité signé entre certains des protagonistes lors du sommet du Conseil arctique à Nuuk au Groenland. Et nous savons à quel point on peut compter sur les traités diplomatiques quand il s’agit de prévenir la tendance inhérente du capitalisme vers le conflit impérialiste.

Le désastre global que le capitalisme prépare ne peut être évité que par une révolution globale.

4. Sur le plan social

Quel est le bilan du déclin du capitalisme sur le plan social et, en particulier, pour la principale classe productrice de richesses pour le capitalisme, la classe ouvrière ? Quand, en 1919, l’Internationale communiste proclama que le capitalisme était entré dans l’époque de sa désintégration interne, elle traçait également un trait sur la période de la social-démocratie au cours de laquelle la lutte pour des réformes durables avait été possible et nécessaire. La révolution était devenue nécessaire parce que, désormais, le capitalisme ne pourrait qu’augmenter ses attaques contre le niveau de vie de la classe ouvrière. Comme nous l’avons montré dans les précédents articles de cette série, cette analyse fut plusieurs fois confirmée au cours des deux décennies suivantes qui virent la plus grande dépression de l’histoire du capitalisme et les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Mais elle fut mise en question, même chez les révolutionnaires, pendant le boom des années 1950 et 1960, quand la classe ouvrière des pays capitalistes centraux connut des augmentations de salaires sans précédent, une réduction importante du chômage et une série d’avantages sociaux financés par l’État : les allocations maladie, les congés payés, l’accès à l’éducation, les services de santé, etc.

Mais ces avancées invalident-elles l’idée, maintenue par les révolutionnaires qui défendaient la thèse selon laquelle le capitalisme était globalement en déclin, que des réformes durables n’étaient plus possibles ?

La question posée ici n’est pas de savoir si ces améliorations ont été “réelles” ou significatives. Elles l’ont été et cela doit être expliqué. C’est l’une des raisons pour lesquelles le CCI, par exemple, a ouvert un débat sur les causes de la prospérité d’après-guerre, en son sein puis publiquement. Mais ce qu’il faut comprendre avant tout, c’est le contexte historique dans lequel ces acquis eurent lieu, car on peut alors montrer qu’ils ont peu en commun avec l’amélioration régulière du niveau de vie de la classe ouvrière au 19e siècle qui avait été permise, pour sa plus grande part, grâce à la bonne santé du capitalisme ainsi qu’à l’organisation et à la lutte du mouvement ouvrier :

– s’il est vrai que bien des “réformes” d’après-guerre furent mises en œuvre pour assurer que la guerre ne donne pas lieu à une vague de luttes prolétariennes sur le modèle de 1917-23, l’initiative de mesures comme l’assurance maladie ou pour le plein emploi est directement venue de l’appareil d’État capitaliste, de son aile gauche en particulier. Elles eurent pour effet d’augmenter la confiance de la classe ouvrière dans l’État et de diminuer sa confiance dans ses luttes propres ;

– même pendant les années du boom, la prospérité économique avait d’importantes limites. De grandes parties de la classe ouvrière, en particulier dans le Tiers-Monde mais, également, dans des poches importantes des pays centraux (par exemple, les ouvriers noirs et les blancs pauvres aux États-Unis) étaient exclus de ces avantages. Dans tout le “Tiers-Monde”, l’incapacité du capital à intégrer les millions de paysans et de personnes d’autres couches, ruinés, dans le travail productif, a créé les prémices des bidonvilles hypertrophiés actuels, de la malnutrition et de la pauvreté mondiales. Et ces masses furent aussi les premières victimes des rivalités entre les blocs impérialistes, qui eurent pour conséquences des batailles sanglantes par procuration dans une série de pays sous-développés, de la Corée au Vietnam, du Moyen-Orient à l’Afrique du Sud et de l’Ouest ;

– une autre preuve de l’incapacité du capitalisme à véritablement améliorer la qualité de vie de la classe ouvrière réside dans la journée de travail. L’un des signes de “progrès” au 19e siècle fut la diminution continue de la journée de travail, de plus de 18 heures au tout début du siècle à la journée de 8 heures qui constituait l’une des principales revendications du mouvement ouvrier à la fin du siècle et qui a été formellement accordée dans les années 1900 et les années 1930. Mais depuis lors – et cela inclut également le boom d’après-guerre – la durée de la journée de travail est restée plus ou moins la même alors que le développement technologique, loin de libérer les ouvriers du labeur, a mené à la déqualification, au développement du chômage et à une exploitation plus intensive de ceux qui travaillent, à des temps de transport de plus en plus longs pour aller au travail et au développement du travail continu même en dehors du lieu de travail grâce aux téléphones mobiles, aux ordinateurs portables et à internet ;

– quels que soient les acquis apportés pendant le boom d’après-guerre, ils ont été grignotés de façon plus ou moins continue au cours des 40 dernières années et, avec la dépression imminente, ils sont maintenant l’objet d’attaques bien plus massives et sans perspective de répit. Au cours des quatre dernières décennies de crise, le capitalisme a été relativement prudent dans sa façon de baisser les salaires, d’imposer un chômage massif et de démanteler les allocations sociales de l’État-providence. Les violentes mesures d’austérité qui sont imposées aujourd’hui dans un pays comme la Grèce constituent un avant-goût de ce qui attend les ouvriers partout ailleurs.

Au niveau social plus large, le fait que le capitalisme ait été en déclin pendant une période aussi longue contient une énorme menace pour la capacité de la classe ouvrière à devenir “classe pour soi”. Quand la classe ouvrière a repris ses luttes à la fin des années 1960, sa capacité à développer une conscience révolutionnaire était grandement entravée par le traumatisme de la contre-révolution qu’elle avait traversée – une contre-révolution qui s’était présentée elle-même dans une grande mesure dans un habit “prolétarien”, celui du stalinisme, et avait rendu des générations d’ouvriers extrêmement méfiants vis-à-vis de leurs propres traditions et de leurs organisations. L’identification frauduleuse entre stalinisme et communisme fut même poussée à son extrême quand les régimes staliniens s’effondrèrent à la fin des années 1980, sapant encore plus la confiance de la classe ouvrière en elle-même et en sa capacité à apporter une alternative politique au capitalisme. Ainsi, un produit de la décadence capitaliste – le capitalisme d’État stalinien – a été utilisé par toutes les fractions de la bourgeoisie pour altérer la conscience de classe du prolétariat.

Au cours des années 1980 et 1990, l’évolution de la crise économique a fait que les concentrations industrielles et les communautés de la classe ouvrière dans les pays centraux ont été détruites, et une grande partie de l’industrie a été transférée dans des régions du monde où les traditions politiques de la classe ouvrière ne sont pas très développées. La création de vastes no man’s land urbains dans beaucoup de pays développés amena avec elle un affaiblissement de l’identité de classe et, plus généralement, l’émoussement des liens sociaux ayant pour contrepartie la recherche de fausses communautés qui ne sont pas neutres mais ont des effets terriblement destructeurs. Par exemple, des secteurs de la jeunesse blanche exclus de la société subissent l’attraction de bandes d’extrême-droite comme la English Defence League en Grande Bretagne ; d’autres de la jeunesse musulmane qui se trouvent dans la même situation matérielle sont attirés par les politiques fondamentalistes islamistes et jihadistes. De façon plus générale, on peut voir les effets corrosifs de la culture des bandes dans quasiment tous les centres urbains des pays industrialisés, même si ses manifestations connaissent l’impact le plus spectaculaire dans les pays de la périphérie comme au Mexique où le pays est aux prises avec une guerre civile quasi permanente et incroyablement meurtrière entre des gangs de la drogue, dont certains sont directement liés à des fractions de l’État central non moins corrompu.

Ces phénomènes – la perte effrayante de toute perspective d’avenir, la montée d’une violence nihiliste – constituent un poison idéologique qui pénètre lentement dans les veines des exploités du monde entier et entravent énormément leur capacité à se considérer comme une seule classe, une classe dont l’essence est la solidarité internationale.

A la fin des années 1980, il y eut des tendances dans le CCI à considérer les vagues de luttes des années 1970 et 1980 comme avançant d’une façon plus ou moins linéaire vers une conscience révolutionnaire. Cette tendance fut vivement critiquée par Marc Chirik qui, sur la base d’une analyse des attentats terroristes en France et de l’implosion soudaine du bloc de l’Est, fut le premier à développer l’idée que nous entrions dans une nouvelle phase de la décadence du capitalisme qui fut décrite comme une phase de décomposition. Cette nouvelle phase était fondamentalement déterminée par une sorte d’impasse globale, une situation où ni la classe dominante, ni la classe exploitée n’étaient capables de mettre en avant leur alternative propre pour l’avenir de la société : la guerre mondiale pour la bourgeoisie, la révolution mondiale pour la classe ouvrière. Mais comme le capitalisme ne peut jamais être immobile et que sa crise économique prolongée était condamnée à toucher de nouveaux fonds, en l’absence de toute perspective, la société était condamnée à pourrir sur pied, apportant à son tour de nouveaux obstacles au développement de la conscience de classe du prolétariat.

Que l’on soit ou non d’accord avec les paramètres du concept de décomposition défendu par le CCI, ce qui est essentiel, dans cette analyse, c’est que nous sommes dans la phase terminale du déclin du capitalisme. La preuve que nous assistons aux dernières étapes du déclin du système, à son agonie mortelle, n’a fait qu’augmenter au cours des dernières décennies au point qu’un sentiment général d’ “apocalypse” – une reconnaissance du fait que nous sommes au bord de l’abîme – se répand de plus en plus. 17 Et pourtant, au sein du mouvement politique prolétarien, la théorie de la décadence est loin de faire l’unanimité. Nous examinerons certains des arguments à l’encontre de cette notion dans le prochain article.

Courant Communiste International

1 Lire le précédent article dans la Revue internationale n° 147, “Décadence du capitalisme : le boom d’après-guerre n’a pas renversé le cours du déclin du capitalisme”, http://fr.internationalism.org/rint147/decadence_du_cap….html

2 En réponse à l’essai de Marcuse L’homme unidimensionnel – Essai sur l’idéologie de la société avancée, 1964 (en français en 1968).

3 Voir dans la Revue internationale n° 146, “Décadence du capitalisme : pour les révolutionnaires, la Grande Dépression confirme l’obsolescence du capitalisme”, http://fr.internationalism.org/rint146/pour_les_revolut….html

4 Marx et Keynes, les limites de l’économie mixte, Éditions Gallimard 1972, chapitre XIV “L’économie mixte”.

5 Ibid., chapitre XIX, “L’impératif impérialiste”.

6 Ibid., chapitre XXII, “Valeur et socialisme”.

7 Ibid., chapitre XX, “Capitalisme d’État et économie mixte”.

8 Ibid., chapitre XIX, “L’impératif impérialiste”.

9 Une autre faiblesse dans Marx et Keynes est l’attitude méprisante de Mattick envers Rosa Luxemburg et le problème qu’elle avait soulevé concernant la réalisation de la plus-value. Il ne fait qu’une seule référence directe à Luxemburg dans son livre : “Et, au début du siècle actuel, la marxiste Rosa Luxemburg voyait dans ce même problème [la réalisation de la plus-value] la raison objective des crises et des guerres ainsi que de la disparition finale du capitalisme. Tout cela n’a pas grand-chose à voir avec Marx qui, tout en estimant, il va de soi, que le monde capitaliste réel était en même temps processus de production et processus de circulation, soutenait néanmoins que rien ne peut circuler qui n’a été produit au préalable, et accordait pour ce motif la priorité aux problèmes de la production. Dès lors que seule la création de plus-value permet une expansion accélérée du capital, quel besoin a-t-on de supposer que le capitalisme se trouvera ébranlé dans la sphère de la circulation ?” (page 116, chapitre IX, “La crise du capitalisme”)

A partir de la tautologie “rien ne peut circuler qui n’a été produit au préalable” et de l’idée marxiste “qu’une création adéquate de plus-value permet une expansion accélérée du capital”, Mattick effectue une déduction abusive en prétendant que la plus-value en question pourra nécessairement être réalisée sur le marché. Le même type de raisonnement est encore présent dans un passage précédent : “La production marchande crée son propre marché dans la mesure où elle est capable de convertir la plus-value en capital additionnel. La demande du marché concerne tant les biens de consommation que les biens capitaux. Mais seuls ces derniers sont accumulables, le produit consommé étant par définition appelé à disparaître. Et seule la croissance du capital sous sa forme matérielle permet de réaliser la plus-value en dehors des rapports d’échange capital-travail. Tant qu’il existe une demande convenable et continue de biens capitaux, rien ne s’oppose à ce que soient vendues les marchandises offertes au marché.” (page 97, chapitre VIII, “La réalisation du la plus-value”). Ceci est contradictoire avec le point de vue de Marx selon lequel “le capital constant n’est jamais produit pour lui-même, mais pour l’emploi accru dans les sphères de production dont les objets entrent dans la consommation individuelle” (Le Capital, Livre III, Éd. La Pléiade Économie II. p 1075). En d’autres termes, c’est la demande de moyens de consommation qui tire la demande en moyens de production, et non l’inverse. Mattick lui-même reconnaît (dans Crises et théories des crises) cette contradiction entre sa propre conception et certaines formulations de Marx, comme celle qui précède.

Mais nous ne voulons pas entrer une fois de plus dans ce débat ici. Le problème principal, c’est que bien que Mattick ait bien sûr considéré Rosa Luxemburg comme une marxiste et une révolutionnaire authentiques, il s’est joint au courant de pensée qui rejette le problème qu’elle posait à propos du processus d’accumulation comme un non-sens extérieur au cadre de base du marxisme. Comme nous l’avons montré, ça n’a pas été le cas de tous les critiques de Luxemburg, de Roman Rosdolsky par exemple (voir notre article dans la Revue internationale n° 142 : “Rosa Luxemburg et les limites de l’expansion du capitalisme”, http://fr.internationalism.org/rint142/rosa_luxemburg_e….html.)

Cette démarche en grande partie sectaire a toujours énormément entravé le débat entre les marxistes sur ce problème depuis.

10 http://fr.internationalism.org/brochures/decadence

11 Lire Revue internationale n° 132, “Décadence du capitalisme : la révolution est nécessaire et possible depuis un siècle” (2008), http://fr.internationalism.org/rint132/decadence_du_cap….html.

Pour plus de détails et de statistiques concernant l’évolution globale de la crise historique, son impact sur l’activité productive, le niveau de vie des travailleurs, etc., lire l’article dans ce n° : “Le capitalisme est-il un mode de production décadent et pourquoi ?”

12 Republié en partie dans la Revue internationale n° 59 (1989)

http://fr.internationalism.org/rinte59/guerre.htm

13 Ceci ne veut évidemment pas dire que l’humanité est plus en sécurité dans un système impérialiste qui devient de plus en plus chaotique. Au contraire, sans la discipline imposée par l’ancien système de blocs, des guerres locales et régionales encore plus dévastatrices sont de plus en plus probables et leur potentiel destructeur s’est considérablement accru avec la prolifération des armes nucléaires. En même temps, comme elles pourraient très bien éclater dans des zones éloignées des centres capitalistes, elles sont moins dépendantes d’un autre élément qui a retenu la poussée vers la guerre mondiale depuis le début de la crise à la fin des années 1960 : la difficulté à mobiliser la classe ouvrière des pays centraux du capitalisme dans une confrontation impérialiste directe.

14 http://news.nationalgeographic.com/news/energy/2011/11/…2011/

15 http://www.guardian.co.uk/environment/2011/dec/11/globa…urban

16 http://www.washingtonpost.com/national/environment/warm….html

17 Voir par exemple The Guardian, “The news is terrible. Is the world really doomed?”, A. Beckett, 18/12/2011 http://www.guardian.co.uk/culture/2011/dec/18/news-terr…-SRCH