Graeber, dans Dette : 5000 ans d’histoire, s’attaque à ce qu’il appelle le « mythe du troc », – l’idée selon laquelle l’argent est une invention communautaire et une norme communément admise, utilisée pour éviter les problèmes liés au troc. Il est entièrement correct – un tel mythe est faux. Toutefois, certain.es de ses partisan.es trop zélé.es se trompent – il ne déclare à aucun moment que les marchés, ou même que quoi que ce soit de suffisamment proche de la notion de « monnaie » pour en avoir le nom, soit impossible sans états. Les marchés ou la monnaie auraient juste une apparence très différente à celle qu’ils ont actuellement.

Les monnaies émises par les États ont la valeur qu’elles ont en partie parce que tout le monde sait qu’il y aura une demande pour ces monnaies, en partie parce qu’elles sont (parfois) gagées sur des marchandises, et en partie parce qu’un grand nombre de personnes doivent payer leurs impôts avec ces monnaies – ou bien l’État les enfermera et/ou saisira leurs biens. De plus : c’est l’État qui soutient la monnaie avec des marchandises gardées dans un entrepôt sous sa surveillance, et les gens savent seulement que cette monnaie est demandée parce que d’autres en ont besoin pour payer des taxes et/ou pour échanger des biens. Quiconque affirme que la monnaie telle qu’elle existe aujourd’hui (c’est-à-dire avec la dynamique propre aux monnaies émises par l’État) est une innovation consensuelle, fait gratuitement le travail de propagande de l’État, en traitant la violence de ce dernier comme un simple effet passif des lois de la nature.

Cependant, cela ne signifie pas qu’une monnaie sans État est impossible. Graber n’affirme pas une telle chose, par ailleurs. En fait, dans ce même livre, Graeber dit le contraire. Il montre à plusieurs reprises que des populations dans des régions du monde où l’État est en grande partie ou entièrement absent peuvent facilement fonctionner avec des économies de marché – mais ces marchés reposent le plus souvent sur des systèmes de crédits complexes, de sorte que tout le monde se retrouve endetté envers tout le monde.

Comme il l’explique :

« Dans les communautés et les marchés réels, presque partout… on sera beaucoup plus susceptible de découvrir que tout le monde est endetté avec tout le monde d’une douzaine de façons différentes, et que la plupart des transactions ont lieu sans l’utilisation de devises. »

Même s’il existait quelque part une situation semblable à celle décrite par le « mythe du troc », elle ne durerait pas. Une situation dans laquelle personne ne ferait suffisamment confiance à qui que ce soit pour lui accorder du crédit, et pourtant dans laquelle on voudrait toujours échanger des biens et des services, conduirait dans un premier temps à essayer de satisfaire la « double coïncidence des besoins ».

Cependant, il y aurait (très probablement) au bout d’un certain temps une sorte de bien que suffisamment de gens souhaiteraient utiliser comme une forme d’argent, stimulée par sa propre demande naturelle élevée. Chacun.e saurait que, s’iels acceptaient ce bien à forte demande, iels pourraient ensuite l’échanger avec quelqu’un.e d’autre – et cette utilité comme bien commercial augmenterait encore plus sa demande. Pour qu’un bien comme celui-ci fonctionne vraiment comme de l’argent, bien sûr, il devrait avoir quelques autres caractéristiques : il devrait être portable, fongible, etc… Il existe de nombreux exemples historiques de ce type de pratique – les économistes l’appellent la « monnaie-marchandise » (ou « monnaie de commodité »). L’exemple le plus familier de ce phénomène pour les américain.es est probablement l’usage des cigarettes comme monnaie dans les prisons.

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