Chère L…

Je sais que tu commences à t’inquiéter de voir ta vie entière se faire bouffer par ton militantisme. Je comprends aussi que tu puisses penser que me demander des conseils, moi qui suis de vingt ans ton aînée, soit une bonne idée. Or, comme je te l’expliquais dans mon dernier courriel, je suis convaincue que je ne suis pas la meilleure personne qui puisse te conseiller – principalement parce qu’il y a longtemps que je ne me considère plus comme une militante révolutionnaire. Non pas parce que je suis revenue de tout, non pas parce que je suis désormais réfo, libérale, contre-révolutionnaire ou fasciste, mais plutôt parce que les stratégies que j’emploie maintenant sont à mille lieues de celles qu’on considère comme «de gauche». Je suis devenue arévolutionnaire comme on devient agnostique ; je pourrais te parler longuement de l’anarchisme apolitique, égoïste et nihiliste qui est le mien, mais je sais que cette voie ne t’intéresse guère, alors à quoi bon.

Reste que je me suis passablement brûlée les ailes il y a bien des années, lorsque je me qualifiais avec enthousiasme de communiste libertaire. Brûlée, mais pas cassée : ça, c’est le capitalisme et le patriarcat qui s’en est chargé. Reste aussi que les milieux militants que j’ai connus avaient leurs problèmes bien à eux et que je soupçonne que ces problèmes soient aujourd’hui encore entiers et inchangés. Alors voici mes conseils, basés sur ma petite expérience. Pour ce qu’ils valent – et parce que tu insistes.

1. Tu n’as pas à joindre quelque organisation, parti ou groupe que ce soit. C’est à toi et à toi seule de déterminer de quelle façon tu t’engageras. Parfois, le refus de s’embrigader est le meilleur des engagements.

2. Ne donne au militantisme que le temps, les énergies et l’argent que tu te sens à l’aise de donner. Te sacrifier toute entière à l’autel de la Révolution (avec un gros R majuscule) n’accomplira rien en soi.

3. Ne tolère jamais que quiconque exerce sur toi de la pression morale pour participer à des actions militantes. Pour modérer les ardeurs des zélotes en croisade, réponds leur « je crois que nous ne devrions rien faire » et observe la joute oratoire qui s’en suivra ; tu en apprendras beaucoup sur les motivations desdits zélotes.

4. Le changement social ne dépend pas de ton adhésion à un ensemble de «consciences». Ne te sens jamais liée par des orthodoxies et ne demande pas aux autres de le faire. Surtout, n’oublie pas que la simple appartenance à un groupe opprimé ou l’expérience de l’oppression ne donne à personne l’autorité morale de t’obliger à faire quelque chose dont tu n’as pas envie.

5. Tous les groupes ne survivent que grâce au travail d’un ou de deux individus, alors quelle que soit ton implication, tu en feras toujours plus que la plupart des militants. N’écoute jamais ceux et celles qui veulent te culpabiliser pour t’obliger à donner plus que tu ne veux en donner.

6. Parle toujours en ton nom propre et jamais au nom du groupe. Si tu sens que tu ne peux plus dire quoi que ce soit sans avoir la caution du groupe, il est probablement temps pour toi de le quitter. Et souviens-toi que du rôle de modeste porte-parole à celui de Leader Suprême, il n’y a qu’un tout petit pas que certain.e.s franchissent allègrement, sans même s’en rendre compte.

7. Les groupes militants, s’ils se positionnent en opposition avec la société capitaliste et patriarcale en font quand même intégralement partie. Cela veut dire qu’il est fort probable que tu y sois exposée à du racisme, du classisme, du capacitisme, du racisme, du sexisme et tout le bazar. Pire : tu n’y seras pas à l’abri des agressions sexuelles et du viol – même dans les groupes non-mixtes. Ne surestime jamais tes camarades et reste constamment sur tes gardes. Et ne prends jamais le parti d’un agresseur au nom de la cohésion et de la survie du groupe.

8. Essaie de t’engager pour le long terme à un niveau d’intensité faible. L’enthousiasme précoce se dissipe toujours avec le constat brutal que tout ce qui est fait est reçu dans l’indifférence générale.

9. Essaie de garder en tête que les militants ne font jamais la révolution. L’incapacité des révolutionnaires à maintenir leurs principes lorsque la situation révolutionnaire se présente est structurelle et non une question d’hypocrisie individuelle. Garder ce fait en mémoire t’épargnera bien des déceptions.

10. Rappelle-toi aussi que l’expérience historique nous apprend que la révolution supprime les révolutionnaires au lieu de les canoniser. Il n’y a aucune gloire personnelle présente ou future à tirer du militantisme – même auprès de ses alliées et amies.

11. Reste critique envers toutes les cliques. Si tu participes à une manif et que tu constates qu’autour de toi tout le monde est habillé de la même façon et que tous ont le même âge, il y a certainement quelque chose qui cloche ; c’est un indice qu’il y a des programmes cachés et des petits empires personnels qui se sont créés.

12. Intéresse-toi au passé d’un groupe militant avant de t’y joindre. Quand a-t-il été créé ? Les groupes ne devraient exister que pour atteindre un objectif clair, déclaré et à court terme. Tous les groupes qui existent depuis plus de cinq ans ont perdu leur utilité ; leur principale raison d’être devient ensuite de maintenir coûte que coûte leur existence.

13. Il existe une tendance cyclique dans les organisations militantes à favoriser les grands événements anticapitalistes. Essaie d’y résister, réfléchis à la raison pour laquelle le groupe dans lequel tu fais partie aime tant le spectaculaire, puis pense à ce qui va se produire le lendemain du 1er mai, du 8 mars ou du 15 mars.

14. Lorsqu’un militant te fait une déclaration, demande-toi : Qui est-ce qui me parle? Qu’est-ce qu’il veut vraiment dire? Et surtout : Qu’est-ce qu’il me veut? Qu’est-ce qu’il s’attend de moi?

15. Plusieurs militants et militantes ont de bons emplois et viennent de milieux aisés. Certain.e.s en ont honte et vont te mentir à ce sujet, adopter un langage populaire et franchement, ça m’a toujours semblé risible. Ce qui l’est moins, c’est qu’illes vont souvent utiliser leur appartenance fantasmée au mythique prolétariat pour te culpabiliser et t’inciter à faire des choses qu’autrement tu n’aurais pas faites. Toujours est-il qu’illes ont un filet de sécurité – alors pourquoi pas toi ? Je sais que je me répète, mais ne sacrifie et ne donne jamais plus ce que tu es prête à donner et à sacrifier.

16. Ne te soucie pas de pureté idéologique, ça n’existe pas. Si une idée ou une action te convient, si ça correspond à tes convictions, si tu penses que ça aura un impact positif sur ta vie, n’hésite pas à participer comme bon te semble en tant qu’individu à n’importe quel groupe ou institution réformiste, voire même une organisation de charité – à condition de ne pas y attacher une importance démesurée. Reste consciente que l’oppression que tu subis restera pour l’essentiel inchangée. Et reste consciente que tout ce que j’ai dit au sujet des groupes révolutionnaires s’applique aussi à ces organisations.

17. Nul besoin de partir à la recherche des événements ou même de tenter de les déclencher; ils te trouveront à coup sûr. En gardant cette idée en tête, tu seras dans un état de disponibilité physique et mentale qui te donnera la capacité d’agir d’une manière qui permettra aux personnes autour de toi d’apprendre par ton exemple la solidarité, la nature oppressive des institutions sociales, le besoin de lutter pour sa propre cause et ainsi de suite.

Voilà, c’est tout ce que j’avais à te dire. Comme tu l’as constaté, ce sont surtout des conseils de préservation de soi. Ce n’est pas un hasard, parce que je tiens à toi et que je veux que tu sois apte, le moment venu, à jouer le rôle qui est véritablement le tien – et là, c’est l’anarchiste individualiste qui te parle, désolée :

Sois consciente que tu es en quelque sorte une agente du futur. Ta priorité doit toujours être de vivre du mieux que tu peux, avec les circonstances dans lesquelles tu te trouves et qui te sont imposées. Peut-être que ton engagement militant ne t’offrira jamais la possibilité de parler véritablement de ce qui te tient à cœur aux gens qui ne font pas partie du carré restreint de celles et ceux qui pensent déjà comme toi. Peut-être que tu te heurteras continuellement à un mur d’indifférence, voire d’hostilité, mais cela n’a vraiment pas d’importance. Lorsque la situation se présentera – et elle va se présenter, parce que les choses telles qu’elles le sont ne pourront pas continuer longtemps – tu seras en mesure de tout dire, car c’est précisément ton rôle de porter la vérité sur les dispositifs du pouvoir. C’est ton rôle et celui de personne d’autre. Tout le temps que tu passeras d’ici là te semblera vain et dérisoire, mais ça vaudra le coup. Un jour, tu feras quelque chose de vraiment important ; tu n’as pour l’instant aucune idée de ce que c’est – et moi non plus -, mais ce sera important, je te l’assure.

Je te fais la bise et te souhaites de voler très haut, avec des ailes autant que possible exemptes de meurtrissures.

Anne