La SNCF a perdue avant de combattre ; par la lâcheté collaboratrice de ses directions syndicales qui n’osent lancer de grève dure – c’est-à-dire totale et illimitée –, lui préférant une grève parcellaire et inoffensive (deux jours sur cinq d’arrêt du travail pendant deux mois) qui va vainement (mais sciemment) épuiser la détermination des cheminot.e.s et la solidarité des usagers dans un rapport de non-force. Elles justifient sans doute leur collaboration à la défaite de ce dernier round, qui méritait pourtant une lutte acharnée, par leur impuissance face au rouleau compresseur médiatique de l’idéologie bourgeoise. On se souvient alors des dernières grandes batailles d’autres « grands bastions » ouvriers désormais éradiqués, perdues avec honneur mais également dans une profonde tristesse : les sidérurgistes-métallurgistes et mineurs au début des années 1980 avec l’ultime « round » de la « bataille » de Florange2 de 2013-2014, les grandes usines automobiles qui finissent également de se disloquer, etc.

Tirons avec décence et dignité la révérence et ôtons le chapeau à ceux qu’on aura fusillé sans jugement pour « terrorisme » dans les années 1940 alors qu’ils sabotaient leur propre outil de travail pour lutter contre le fascisme et le patronat collaborateur ; ceux qui ont été de toutes les luttes et de toutes les solidarités, du soulèvement des barricades de 1968 aux victoires défensives de 1995 et de 2006, des derniers soubresauts de la lutte défensive en 2007 puis 2010 à la tentative du printemps 2016.

Le dernier round joué à la SNCF marque ainsi la déroute finale des grandes luttes ouvrières qui auront secoué ce pays depuis plus d’un siècle. Avec la SNCF périssent également les innombrables luttes et grèves parcellaires et locales qui s’élancent chaque jour dans l’invisibilité totale. La guerre de la communication-spectacle est évidemment perdue ; il suffit d’observer l’acharnement médiatique particulier destiné à maudire une lutte qui n’en est pourtant pas une et qui démontre, malgré tout, la peur bleue du pouvoir de voir les prolétaires du rail se relever et tenir tête dans un baroud d’honneur terrible qui pourrait cristalliser la colère de tous les exploité.e.s et exclu.e.s du travail. Car ils ont cette capacité.

Les projecteurs des miradors-médias bourgeois sillonnent ainsi les vestiges de cette société concentrationnaire et totalitaire-marchande, éclairant les ultimes luttes pour les mitrailler à bout portant et enterrant les autres dans l’invisibilité, c’est-à-dire dans l’ombre du Spectacle. Ainsi meurent les luttes hospitalières, celles de la poste, de l’éducation nationale – de la maternelle au supérieur –, des retraité.e.s, des sans-papiers, des chômeur.se.s, des PME, etc. Des milliers de lutte éparses, parfois dures, rarement victorieuses.

L’hégémonie du capital qui dévaste nos sociétés, depuis près de deux siècles maintenant, annihilant toute socialité et toute solidarité, réprimant tous les corps collectifs et toutes les formes de vie antagoniques, aura vu se déployer historiquement en son sein la lutte des classes qu’elle implique. Inhérente à la dynamique de développement de la société marchande, le conflit d’intérêts entre capital et travail s’est développé sur le terrain social commun de l’hégémonie capitaliste. Cette lutte des classes s’est elle-même érigée sur les cendres encore fumantes des dernières insurrections sanglantes contre l’instauration forcée du travail puis du salariat. La lutte des classes aura connu ses heures de gloire victorieuse, dans une phase de lutte offensive des prolétaires pour l’amélioration de leurs conditions de survie au sein de la société capitaliste – en particulier en 1886, en 1936 et pendant lesdites « Trentes Glorieuses » (le compromis fordiste). De l’Etat-fasciste à l’Etat-Providence, le Capital a su se maintenir, et ce optimalement, tout en écrasant, de génération en génération et de décennie en décennie, les grèves sauvages et sabotages appuyés par les révolutionnaires3.

Après la défaite du soulèvement insurrectionnel de 1968, dernière lutte offensive de l’ère prolétarienne, a commencé la longue phase de repli et de reflux des prolétaires qui perdaient l’initiative dans la lutte des classes. A partir des années 1980, la lutte devient défensive et l’offensive bourgeoise, bien que ralentie (victoires de 1986, 1995, 2006), n’en demeure pas moins inexorable. La défaite de 2010 marque la fin d’un cycle d’espoir ouvert par la dernière semi-victoire de la lutte défensive de 2006 contre le CPE. L’élan du printemps 2016, malgré une certaine force innovante et une recomposition révolutionnaire encore marginale, n’empêchera pas le rouleau compresseur qui accélère sa cadence infernale. Depuis l’été 2017, et en très peu de temps, avec une violence de classe inouïe, la bourgeoisie achève de nous écraser. Et presque sans verser le sang. Presque : c’est sans compter les milliers de suicides au travail ou hors-travail, dans les prisons qui se remplissent et les écoles qui se verrouillent et se vident ; ainsi que les centaines de mutilés et tués sous les coups de la police.

Cependant, il ne s’agit pas là d’établir un faire-part tragico-lyrique à la gloire désormais passée des combattants de la lutte prolétarienne. Au contraire, si la lutte des classes est perdue, l’acculement est radical : où l’on se laisse atomiser dans nos bulles individuelles de survie spectaculaire et abrutissante au profit de notre mise en concurrence réelle les uns contre les autres ; où l’on se donne les moyens de créer de nouvelles pratiques de solidarité envers et contre le travail qui nous rejette dans les caniveaux de l’auto-exploitation de survie. Contre et au-delà du totalitarisme spectaculaire-marchand, son marché de l’emploi-disciplinaire et ses institutions de contrôle, nous devons trouver les forces solidaires humaines et sociales pour échapper à notre condition de « ressource humaine » au service de la valeur. Il ne s’agit plus d’enrayer l’extraction de plus-value pour une meilleure répartition de celle-ci dans le royaume de la marchandise, mais de détruire ce royaume sans roi, d’y mettre le feu. Il s’agit de briser les rouages mortifères de cette non-société car il n’y a que des rouages et des flux à cibler, et non des individus ou groupe d’individus, ni même une classe.

En cela, il est vain et inutile de chercher une recomposition de classe en dehors et au-delà des « grands » bastions ouvriers d’antan dans les nouvelles formes de travail ; ainsi que dans la toute aussi vaine et inutile perspective d’une « autonomie de classe ». Une telle autonomie ouvrière ne renverrait en effet qu’à l’auto-exploitation en tant que processus d’auto-extraction de plus-value. C’est la richesse sociale réelle qu’il s’agit de partager, non la survaleur. Pour cela, nous devons détruire le travail, comme participation à la valorisation de la valeur et catégorie axiomatique proprement capitaliste. L’émancipation sociale désigne l’épanouissement de l’activité productive humaine qu’il s’agit de réinventer comme non-travail, comme hors temps-de-travail, c’est-à-dire non créatrice de valeur.

La fin de la lutte des classes fait naître les conditions d’une révolution sociale, massive et globale contre le totalitarisme marchand. Cela implique une lutte d’émancipation non seulement du capital, mais surtout du travail, donc de l’Etat, de l’argent, de l’institution, etc. De manière concrète, promouvoir en premier lieu la nécessité d’une dé-connexion globale et radicale des « réseaux (dits) sociaux » et de tous les médias officiels et dominants, TV et presse écrite, dispositifs d’abattage de toute critique, au profit d’une re-solidarisation pratique entre les individus réels dans leurs lieux de vie réels – et enfin penser de manière pratique au-delà des frontières nationales.

Nous ne devons plus nous mobiliser en tant que salariés, mais comme intelligence collective et combative contre et au-delà de notre condition de vendeur-de-notre-force-de-travail et de toute catégorisation sociale et politique qui sera toujours un dispositif de contrôle et de répression. Par ailleurs, il s’agit moins de « promettre » l’aube messianique d’une insurrection auto-suffisante et sans lendemain que l’exigence d’un effort collectif, à renforcer et élargir : celui de la construction révolutionnaire du mouvement réel de la contre-société post-capitaliste par la réappropriation directe (et communale) de nos conditions d’existence matérielles et sociales.

Décapitalisons nos vies en nous libérant du travail et du spectacle.

Ici, maintenant : que tout commence.

  • Mouvement Autonome Révolutionnaire

 

1Que l’on pourrait situer dans une fourchette approximative de 1848 à 1980 environ, pour l’ensemble des pays d’Europe occidentale.

 

2Ce film relate le déroulé implacable des collaborations des directions syndicales avec les vautours politicards (dont un certain Hollande) menant à la défaite sans combat : il ne décrit pas une « bataille » mais au contraire son absence. Car aujourd’hui, il faut batailler pour être en mesure de tenir le cap dans la terrible guerre de classes.

3Une pensée, entre autre, aux FTP-MOI écrasés par les nazis, abandonnés par les staliniens du PCF puis conspués par les gaullistes – avec le rappel d’un documentaire dont le titre résonne comme le mot d’ordre révolutionnaire d’alors et d’une brûlante et brutale actualité : ni travail, ni famille, ni patrie.