Occupation en irak et critique de l’anti-impérialisme
Catégorie : Global
Thèmes : KurdistanResistances
L’occupation de l’Irak par la coalition militaire dirigée par les USA a été l’occasion de vifs débats sur la question de l’anti-impérialisme. L’existence d’un mouvement jouant un rôle significatif dans les luttes ouvrières et féministes dans l’Irak occupé, sur des bases politiques en rupture avec les « luttes de libération nationale », a permis de soulever le débat sur des bases concrètes. Cet article vise à mettre en évidence les principales étapes de la genèse de ce courant, depuis la révolution iranienne jusqu’aux manifestations actuelles en Irak. En effet, pour en comprendre l’origine, il faut se tourner d’abord vers la révolution iranienne de 1979 et son écrasement par la république islamique.
La révolution iranienne
Dès l’année 1978, le régime monarchique du Shah d’Iran est ébranlé par les manifestations et les grèves. Deux mouvements puissants, mais qui se rencontrent difficilement : la jeunesse étudiante, très influencée par l’extrême-gauche, et le mouvement ouvrier, qui va bientôt s’organiser en conseils ouvriers, les shuras. Reza Shah Pahlavi, monarque absolu appuyé par une police politique omniprésente, la savak, est soutenu par les USA. L’Iran fait alors partie des dictatures réactionnaires qui constituent autant de pièces dans l’échiquier de l’impérialisme américain en lutte avec l’Union soviétique.
La rhétorique anti-impérialiste influence donc fortement la jeunesse. Il existe, au sein de la gauche, un courant antioccidental, qui s’oppose à ce qu’elle assimile aux valeurs américaines, y compris sa contre-culture. Jean, mini-jupes et rock’n’roll fleurissent sur les campus, mais suscitent la méfiance de cette gauche anti-impérialiste. Le souvenir du coup d’état de 1953, qui avait mis fin à l’expérience nationaliste de gauche du Dr Mossadegh, marque les mémoires, de même que le soutien très limité du Tudeh, parti prosoviétique, à ce gouvernement. Cette défiance attire la sympathie des étudiants pour les mouvements prochinois, dont les Fedayin, et l’islamogauchisme (au sens strict) des Mujahidin, qui pratiquent la guérilla urbaine depuis des années.
L’islamisme dispose d’une certaine assise dans les milieux religieux, mais il est presque invisible aux yeux des militants d’extrême-gauche. Lorsque la monarchie vacille, sur fond de grève du pétrole et d’agitation ouvrière, les régimes occidentaux vont miser sur ce courant profondément anticommuniste, comme ils le font alors en Afghanistan en armant les islamistes contre l’Union soviétique. L’Allemagne et la France vont aider un leader religieux en exil, Rubollah Khomeiny, à devenir une figure de premier plan. Accueilli en France, soutenu par des intellectuels de gauche prestigieux malgré ses thèses réactionnaires et son obsession répressive en matière sexuelle, il prépare son retour triomphal en Iran.
Avec une certaine intelligence tactique, Khomeiny s’empare de la thématique anti-impérialiste, relayée par de jeunes islamistes radicaux comme Mousavi. Son discours se radicalise contre les USA. L’extrême-gauche étudiante l’identifie alors comme représentant de la « bourgeoise nationale progressiste », « objectivement anti-impérialiste ». Dès lors, la majorité des organisations va soutenir la montée au pouvoir des islamistes, sous un vernis marxisant. Ils vont aussi en accepter les conséquences, notamment l’imposition du port du voile pour les femmes et la mise en place d’institutions religieuses à la place des institutions civiles. Puis, le régime va écraser systématiquement ses alliés de gauche. En 1982, le premier ministre Mousavi – qui se présente aujourd’hui comme l’alternative au régime d’Ahmadinejad – fait massacrer des milliers de prisonniers communistes.
C’est dans ce contexte que nait la critique de l’anti-impérialisme dans la gauche iranienne : il ne s’agit pas d’une critique purement théorique, mais de l’opposition résolue à un régime qui s’en réclame. Au départ, elle émane d’un groupuscule, l’Union des combattants communistes, qui mène une vigoureuse campagne théorique pour dénoncer le « mythe de la bourgeoisie nationale progressiste » et s’ancrer dans le mouvement ouvrier. Son audience va croissante, amenant des débats au sein de l’extrême-gauche, car nombre de militants sont déboussolés par l’orientation pro-islamiste.
En 1980, la révolution est très active, au Kurdistan, mais la population hostile aux islamistes. Le régime va envoyer l’armée occuper les villes, provoquant un soulèvement massif. Une organisation d’origine marxiste-léniniste, Komala, va alors s’imposer comme l’un des piliers de la résistance, d’abord en menant la résistance dans les villes, puis plusieurs années de guérilla dans les campagnes. Contrairement aux nationalistes du Parti démocrate du Kurdistan, elle refuse tout compromis avec le régime.
D’abord influencée par le maoïsme à la sauce albanaise, Komala se trouve en décalage avec l’extrême-gauche pro-Khomeiny, puisqu’elle affront ce dernier sur le terrain militaire – déployant plusieurs milliers de combattants. C’est ce qui l’amène à entrer en contact avec l’Union des combattants communistes, dont elle se rapproche très rapidement. Les deux organisations fusionnent sous le nom de Parti communiste d’Iran, un parti qui dénonce aussi bien l’URSS que la Chine comme des états capitalistes et cherche à articuler guérilla et organisation de cellules clandestines dans les usines d’Iran, avec un certain succès. Komala reste la branche armée du parti au Kurdistan.
Le soulèvement de 1991 en Irak
La guérilla menée par Komala contre la république islamique en Iran n’est pas sans attirer l’attention de l’extrême-gauche irakienne. La vaste zone libérée détenue par les peshmergas (guérilleros) de Komala, son puissant émetteur radio qui diffuse en Kurde et en Persan, lui donnent une certaine influence. De plus, dans le cadre de la guerre Iran-Irak, le régime de Saddam Hussein accorde aux guérillas iraniennes le droit d’installer des bases arrière en Irak à condition de n’avoir aucun contact avec l’opposition irakienne. Komala bénéficie de ces facilités, mais la découverte par la police politique irakienne de brochures traduites en arabe va entraîner une répression terrible : alors que le congrès doit se tenir, l’armée irakienne emploie les gaz de combat contre le camp de Komala, faisant un massacre parmi les peshmergas.
Malgré cela, des groupes communistes radicaux, liés à Komala et au Parti communiste d’Iran, se créent clandestinement au Kurdistan et à Bagdad. En 1991, alors que se déclenche la première guerre du Golfe, ils vont prendre l’initiative du soulèvement contre régime de Saddam Hussein. Dans le sud, le soulèvement est rapidement pris en main par les islamistes, tandis que dans le nord, au Kurdistan, les conseils ouvriers fleurissent dans les usines et dans les quartiers. Pendant près d’un mois, ils vont contrôler la situation, au grand dam des nationalistes kurdes et surtout, au grand étonnement des USA.
Alors qu’ils avaient appelé la population irakienne à se soulever contre la dictature de Saddam Hussein et juré au monde entier qu’ils allaient renverser ce « nouvel Hitler », les américains stoppent les combats. Ils laissent ouvertement l’armée de Saddam Hussein se réorganiser pour écraser le soulèvement. Il y parvient assez rapidement dans le sud, mais se heurte à la résistance kurde. Les nationalistes reprennent l’initiative. D’un côté, ils appellent la population des villes à s’enfuir, provoquant un exode de centaines de milliers de personnes vers la frontière iranienne, sous une pluie battante, causant de nombreuses victimes. De l’autre, ils mobilisent leurs peshmergas face à la progression des troupes irakiennes. Le soulèvement laisse place au chaos, même si les conseils ouvriers vont perdurer quelques temps. L’ONU impose finalement une zone de non-survol aérien, qui va figer la situation pendant 12 ans : le Kurdistan restera autonome, quasi-état sous direction nationaliste, sans jamais accéder à l’indépendance.
Le soulèvement de 1991 est à bien des égards symboliques : c’est la première insurrection communiste après la chute de l’URSS, menée par des militants qui critiquent ouvertement le capitalisme d’état soviétique et chinois ; elle s’oppose à un régime « anti-impérialiste », au beau milieu d’une guerre menée par l’impérialisme US, sans se référer à un autre cadre que celui de la lutte de classes ; c’est une expérience courte, mais réussie, de mise en place de conseils ouvriers qui dirigent la production et la société.
L’occupation de l’Irak
Pendant les années 90, les nationalistes kurdes vont mener une dure répression contre les communistes, réduisant progressivement leur influence dans la classe ouvrière. Pourtant, des expériences sont tentées, qui auront un impact sur la suite : la création d’un syndicat de chômeurs, celle de l’organisation indépendante des femmes, et naturellement, la fusion de plusieurs groupes d’extrêmes gauche sous le nom de Parti communiste-ouvrier d’Irak, organisation-sœur du Parti communiste-ouvrier d’Iran issu de Komala en 1991. En 2003, alors que les USA reprennent la guerre contre le régime de Saddam Hussein, ces organisations vont servir de modèle. Dès les premiers mois de l’occupation, Qasim Hadi, un militant communiste-ouvrier clandestin, anime un syndicat de chômeurs qui regroupe des dizaines de milliers d’adhérents et combat pour obtenir la création d’un indemnité chômage, face aux troupes américaines qui mènent la répression. Sur cette base, Falah Alwan, un autre militant ouvrier clandestin, constitue la Fédération des conseils ouvriers et syndicats en Irak, qui joue un rôle significatif dans l’organisation des grèves. Yannar Mohammed, créé l’Organisation pour la liberté des femmes en Irak, héritière directe de l’organisation indépendante des femmes, et devient une figure mondialement connue de la lutte pour le droits des femmes. Samir Adil, revenu clandestinement en Irak dès 2002, après avoir été libéré de prison par une campagne internationale, prend la direction du Congrès des libertés en Irak, cherchant à coaliser les syndicats et les organisations de la société civile autour d’un projet de libération de l’Irak sur une base laïque.
Ces organisations doivent faire face à un problème complexe, celui de l’attitude vis-à-vis de l’occupation. Leur héritage communiste-ouvrier leur permet de l’aborder sans aprioris « anti-impérialistes » au sens classique. Les USA leurs proposent, comme à toute l’opposition irakienne, de prendre part à la conférence de Londres en 2003, où vont être partagés les postes pour le futur pouvoir sous occupation : ils refusent d’y prendre part. Mais ils refusent également de prendre part à la résistance armée contre l’occupation : refus de s’allier aux islamistes, refus de pratiquer une guérilla urbaine qui fait plus de victime civiles que militaires, priorité à l’action ouvrière et à l’organisation dans les quartiers. Ils vont donc mettre en avant leur propre alternative : la résistance civile à l’occupation et à ses conséquences, sur une base ouvrière et féministe ; les exactions des islamistes, qu’ils soient au gouvernement ou dans l’opposition militaire, sont considérées comme faisant partie des conséquences de l’occupation américaine.
Cela va causer un débat dans l’extrême-gauche internationale, où l’anti-impérialisme acritique domine : on leur reproche de refuser l’alliance avec les islamistes. Certains s’éprennent des milices chiites de Muqtada al-Sadr, qui alternent offensives anti-américaines et participation au gouvernement d’occupation, tout en massacrant les femmes qui s’opposent à leur dictature religieuse. D’autres jettent leur dévolu sur les organisations islamo-nationalistes, dont le programme patriarcal diffère peu de celui de leurs rivaux chiites, et qui causent des milliers de victimes civiles innocentes par leurs attentats. Leurs espoirs s’envoleront quand ces organisations finiront par rallier les USA dans leur lutte contre Al-Qaeda, leur principale concurrente. Les massacres interreligieux vont achever de leur ôter tout crédit. Timidement, certains courants d’extrême-gauche finirons par accorder aux organisations liées au Parti communiste-ouvrier ou à ses organisations de masse la sympathie qu’elle leurs avaient refusée en 2003, sans faire de véritable critique de leur attitude passée.
L’Irak montre ainsi une situation paradoxale en apparence, qui témoigne de l’obsolescence du concept de « libération nationale » : les nationalistes kurdes ont obtenu la présidence du pays, et se montrent hostiles à toute idée d’indépendance pour le Kurdistan ; les nationalistes de gauche, comme le Parti communiste d’Irak, sont les meilleurs alliés des USA ; les nationalistes arabes, type baathistes, ont fini par rallier les mêmes USA pour lutter contre l’internationalisme islamiste d’Al-Qaeda. Les luttes sont directement sociales, et les revendications ou les formes classiques du nationalisme de gauche n’y jouent plus le rôle central qu’elles avaient autrefois. Cela ouvre des horizons nouveaux pour les courants qui se fondent sur la lutte de classe sans référence au nationalisme.
Cette position, assumée par les communistes-ouvriers, est en rupture avec l’anti-impérialisme classique. Elle est fondée sur une analyse différente. Là où la gauche traditionnelle identifiait lutte de libération nationale et lutte pour le socialisme, ils considèrent que nationalisme et communisme sont fondamentalement inconciliables, qu’ils représentent les intérêts de classes différentes et opposées. Deux conceptions s’articulent : d’une part, l’unité de la classe ouvrière, contre les divisions ethniques ou religieuses – ce qui a amené le Congrès des libertés en Irak à intégrer des syndicats religieux hostiles aux divisions entre les travailleurs ; d’autre part, l’universalisme, qui refuse toute forme de division de l’humanité, la lutte de classes menant à l’abolition de toutes les classes et à la libération du genre humain.
Dans le contexte irakien, ce refus n’est pas simplement intellectuel, il est à la fois opératoire par rapport à la situation, et dispose d’une base réelle dans la société. C’est ce qui lui permet de jouer aujourd’hui un rôle significatif dans les émeutes et les manifestations contre la corruption et la vie chère, qui se déroulent aujourd’hui en Irak et, de manière plus vive encore, au Kurdistan, dans le sillage de la vague de soulèvements au Proche et Moyen-Orient. C’est contre la corruption du gouvernement nationaliste du Parti démocrate du Kurdistan, que les manifestations sont les plus importantes, rassemblant des milliers de personnes chaque jour depuis 5 semaines.
Nicolas Dessaux
Sources
http://solidariteirak.org/spip.php?article788
http://iranenlutte.wordpress.com/
D’autres informations sur l’Iran en français
http://www.soliranparis.wordpress.com/
En anglais
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