Tu t’es déjà retrouvé gentil poisson rouge dans un bocal infesté de piranhas ? Tendre matou égaré dans la cage aux tigres ? Agneau bêlant au milieu des loups ?

Figure-toi : c’est un peu ce que j’ai eu l’impression de vivre, samedi. Si ce n’est – sans doute – que les piranhas, tigres et loups avaient les crocs (un peu) plus élimés que je ne me l’imaginais. Dangereux, à l’évidence ; mais surtout : complétement secoués du ciboulot.

Figure-toi, encore : tu es dans une petite salle de théâtre, le film projeté sur grand écran se termine, les lumières se rallument. Une quinzaine de personnes dans la salle, hommes et femmes en égale proportion, presque tous blancs. Une femme [1] prend la parole, au micro. Salue l’assistance. Et lui fait remarquer : « Nous avons un visiteur de marque, aujourd’hui. Je vous présente Robert Faurisson. » Et toute la salle d’applaudir. Oui : elle applaudit. Je ne sais si tu as déjà vécu cela mais je te l’assure : se retrouver au milieu de gens dont le premier réflexe est de sourire et battre des mains quand on leur annonce la présence du négationniste Robert Faurisson est une expérience qui t’amène à reconsidérer la notion de “frère en humanité”.

Je te l’accorde : je n’étais pas là par hasard. D’ailleurs, on ne se retrouve pas par hasard au théâtre de la Main d’Or, propriété de Dieudonné. C’est que le lieu n’accueille pas seulement les spectacles du susdit ; il sert aussi, à l’occasion, de salle de réunion et de conférence pour tout le ban et l’arrière ban de cette extrême-droite qui se revendique d’abord comme “antisioniste”, vaste frange de joyeux drilles tous plus allumés les uns que les autres. Membres du Parti Antisioniste de Dieudonné, partisans racialistes de Kemi Seba (au sein du Mouvement des Damnés de l’Impérialisme), compagnons de route de Soral (au sein d’Égalité et Réconciliation), nazillons du Parti solidaire français et autres déçus de l’extrême-droite traditionnelle ont l’habitude de fréquenter le théâtre de la Main d’Or. Pour y célébrer la fin du dernier procès de Robert Faurisson

http://reflexes.samizdat.net/spip.php?article444

la sortie française du livre de Paul-Eric Blanrue

http://www.article11.info/spip/spip.php?article631

Sarkozy, Israël et les Juifs, ou simplement y boire un petit godet, entre camarades de “pensée”.

Qu’est-ce que j’allais fiche dans cette galère, tu te demandes ? Simple : un forum antifa avait attiré mon attention sur une étrange annonce, postée sur le site de la sulfureuse association Entre la Plume et l’Enclume

.plumenclume.net/)

Je te la livre telle quelle (mais corrigée des fautes d’orthographe) :

« L’association Entre la Plume et l’Enclume vous invite à une projection du DVD Chomsky & Compagnie, Pour en finir avec la fabrique de l’impuissance, un film de Olivier Azam et Daniel Mermet, suivie d’un débat sur la défense de la liberté d’expression. Le samedi 30 Janvier à 15 h (…) au théâtre de la Main d’Or. »

Pourquoi Chomsky, pourquoi ce film ?

Mermet, Chomsky et le théâtre de la Main d’Or : il n’est nul besoin de chercher l’intrus longtemps… Que ces deux figures de la gauche radicale et le repaire des antisémites de tous poils puissent se retrouver en un même panier choque, évidemment. Mais il n’est en fait rien de très nouveau dans ce hold-up malvenu : ça fait un petit moment qu’une frange de l’extrême-droite tente de s’approprier certains symboles de l’extrême-gauche, à l’image du très graphique Projet Apache des Identitaires parisiens jusqu’aux fréquentes références à Chavez opérées par Soral et le Parti Antisioniste.
Rien de neuf, donc. Mais une particularité : si le (fouillé et bien mené) documentaire de Mermet et Azam a été jugé “digne” d’être projeté au théâtre de la Main d’Or, c’est aussi parce qu’il ne fait pas l’impasse sur ce qu’il est convenu d’appeler la “polémique Chomsky”. Qui éclata à la fin des années 70, quand le penseur radical a semblé apporter son soutien au négationniste Robert Faurisson. Lequel était dans la salle samedi, regardant avec un plaisir non dissimulé Mermet et Chomsky tirer au clair et à l’écran une polémique centrée autour de sa personne ; son seul – et pathétique – titre de gloire… Ça te donne le vertige ? Ça ne fait que commencer…

D’abord un bref rappel des faits, pour te rafraîchir la mémoire. Après avoir publié en janvier 1979, dans Le Monde, une tribune intitulée Le Problème des chambres à gaz, ou la rumeur d’Auschwitz, Robert Faurisson est poursuivi en justice pour négationnisme. Au nom de la liberté d’expression – « Elle n’a de sens que si elle s’applique aux opinions qui vous répugnent », dit-il dans le film – , Noam Chomsky a alors signé, avec 500 autres personnes, une pétition de soutien.
Devant l’indignation suscitée par cette position – indignation amplifiée par le fait que la pétition présentait le travail de Faurisson comme « une recherche historique approfondie et indépendante sur la question de “l’holocauste” » – , Noam Chomsky a précisé aussitôt sa pensée dans un petit texte, envoyé à son ami d’alors Serge Thion, militant anti-colonialiste en passe de virer négationniste [2]. Lequel Thion s’est empressé de publier cette lettre – pourtant non destinée à cela – en préambule de l’ouvrage que Robert Faurisson a fait paraître en 1980, Mémoire en défense.

Ce “soutien” à Faurisson poursuivra Chomsky pendant très longtemps. Ses détracteurs, à commencer par certains intellectuels français jaloux de son aura intellectuelle, n’auront de cesse d’en faire un négationniste, ne voulant pas voir que son tort se résume à une foi absolue en la liberté d’expression. Chomsky devra se justifier, encore et encore, répéter son horreur du négationnisme, marteler une position qu’il résume ainsi : « Si la liberté d’expression se limite aux idées qui vous conviennent, ce n’est pas la liberté d’expression. » Mais l’étiquette infâme continuera à lui coller à la peau. Scandaleux : « Accuser Chomsky de négationnisme ou d’antisémitisme revient à faire preuve au mieux d’incompétence, au pire de mauvaise foi », remarque Daniel Mermet dans le film.
Pour Robert Faurisson, hier comme aujourd’hui, cette polémique est pain béni. Partant : pour ses soutiens aussi. Tu comprends donc combien le choix de ce documentaire n’est pas innocent.

Mais il n’y a pas que cela. Tu ne peux saisir la psychologie de ceux qui gravitent autour du théâtre de la Main d’Or – antisémites de tous poils galvaudant le terme d’”antisionistes” – si tu ne comprends combien ils se voient en résistants. Rejetés de (presque) partout, ils s’imaginent dernier bastion de ceux qui s’opposent à l’ordre mondial sioniste, ultime quarteron de combattants contre un lobby supposé omniprésent et tout-puissant. À force d’efforts pour habiller leur haine d’idéologie, pour la camoufler, ils ont fini par y croire : ils se pensent vraiment combattants de la liberté quand ils se disent antisionistes, combattants de la vérité quand ils se revendiquent révisionnistes.

Paradoxalement, c’est justement cela qui leur permet de visionner Chomsky & Compagnie, Pour en finir avec la fabrique de l’impuissance. De s’y retrouver. De ne pas sentir combien ce film est à mille lieux de leur mortifère vision du monde. Que Noam Chomsky dénonce “la fabrication du consentement” ? Ils adhèrent. Que Daniel Mermet appelle chacun à se « défendre contre l’endoctrinement », invitant « au développement de l’auto-défense intellectuelle » ? Ils adorent. Et même ce passage sur l’Allemagne nazie, voix off remarquant que c’est « très simple, la propagande. Il suffit de prendre des mots simples, les Juifs, les communistes. Il suffit de les associer à des peurs, de les associer à des sentiments », ne les fait pas tiquer. Pour une bonne raison : ils ne vivent pas dans la réalité. Encore moins dans le même monde que nous.

Il est – pour clore cette partie – un dernier point, anecdotique celui-là, qui peut expliquer le choix de diffuser ce documentaire : la large place accordée à l’intellectuel belge Jean Bricmont. Au long du film, celui-ci est invité plusieurs fois à expliquer, approfondir et détailler les positions de Noam Chomsky. Mais ce n’est pas cela qui intéresse les habitués de la Main d’Or : eux retiennent surtout que le même homme a, très récemment, signé un texte qui a fait grand bruit sur le net, Antifascistes, encore effort si vous voulez l’être vraiment ! (repris, par exemple, ICI).

.silviacattori.net/article997.html

Une tribune écrite en réaction à un article du site REFLEXes dans lequel il lui était rapidement reproché d’avoir trop favorablement accueilli Sarkozy, Israël et les Juifs, l’ouvrage de Paul-Eric Blanrue. Et Jean Bricmont de dénoncer ce qu’il voit comme un « ordre moral » entretenu par certains antifascistes et de regretter leur prétendue promptitude à s’ériger en procureurs.

Sur le fond, je ne me prononcerai pas : ce n’est pas le sujet ici [3]. Je note juste que Jean Bricmont a grandement gagné en popularité dans la blogosphère d’extrême-droite depuis l’écriture de cette tribune. Il ne s’agit pas de dire que c’était le but recherché, mais de constater que son texte a été repris avec enthousiasme par des sites comme VOxnr, Tout Sauf Sarkozy ou AlterInfo. Bref : ces gens l’ont désormais à la bonne.

« Il y a un infiltré dans la salle ! »

Le décor idéologique est posé. Et tu sais aussi pourquoi je me suis rendu (en me faisant tout petit…) au théâtre de la Main d’Or samedi : je voulais assister à cette tentative de hold-up sur une légendaire figure de la gauche radicale, documenter – puisque c’est une question qui me passionne – cet étrange espace idéologique où les frontières se font mouvantes et les haines se camouflent si mal. Et ? J’en suis revenu partagé. Si j’estime toujours que c’est un phénomène à surveiller de très près, je suis sorti du théâtre de la Main d’Or avec la réconfortante impression que ces gens – quarteron d’obsédés de la question juive vivant en vase clos et se connaissant par cœur – ne sauraient représenter un réel danger : ils sont décidément trop à la masse.

Reprenons : le film se termine, les lumières s’allument, place (théoriquement) à un débat sur “la liberté d’expression”. Ginette Skandrani, puissance invitante puisque présidente de l’association Entre la Plume et l’Enclume [4], fait donc applaudir Robert Faurisson. Puis celle qui a été exclue des Verts pour ses amitiés révisionnistes et pour des textes publiés sur le site négationniste Aaargh vante sa prétendue lutte pour la liberté d’expression, avant de remercier Dieudonné, « pour le prêt de la salle » et parce qu’il a « apporté un immense souffle d’air », et Kémi Seba, pour « son combat contre l’impérialisme ». Civilités toujours, elle excuse aussi Pierre Guillaume [5], qui devait animer la rencontre : le (pseudo) débat se tiendra finalement sans lui.

Pour être franc, je n’en mène pas large. Je savais où je mettais les pieds avant de me rendre à la Main d’Or, mais je n’imaginais pas tomber sur ce véritable who’s who du négationnisme. Robert Faurisson, Ginette Skandrani, ainsi que Pierre Panet dans un coin de la salle [6], plus ces quelques têtes qui me disent quelque chose sans que je réussisse à mettre un nom dessus : ça commence à faire beaucoup… Je me trouve aussi un peu trop visible au milieu de ces gens qui – à l’évidence – se connaissent tous, d’autant plus isolé que je suis le seul à prendre des notes et que je ne m’en cache pas. Alors que Robert Faurisson a pris la parole, se déclarant « agréablement surpris » par ce « film très bien fait » et dévidant longuement ses souvenirs de procès de 1980, charabia juridique dont même ses soutiens semblent se fiche comme d’une guigne, je commence à me demander sérieusement ce que je fiche ici.
Je stresse un peu, donc. Et “le coup de grâce” va m’être donné par cette femme qui prend le micro après Faurisson et développe quelques considérations sur « l’ennemi intérieur », la nécessité de « resserrer les rangs » [7] et l’impératif de méfiance. Plus clairement, elle dénonce une infiltration – « Il y a un infiltré dans la salle ! » – et je serre un peu plus fortement mon stylo tandis qu’elle regarde en ma direction. Moi ? C’est à moi qu’on en veut ?

Et bien : non. C’est un homme , deux rangs devant moi, qui se retrouve au centre de l’attention générale, accusé d’entrisme. Lui se lève, choppe le micro et se présente, même s’il a l’air d’être connu d’une bonne partie de l’assistance. Puis, Alain Guionnet – c’est son nom – explique :
« C’est vrai, elle me soupçonne. Mais attention : je suis anti-juif à fond la caisse ! D’ailleurs, je suis révisionniste. »

« Révisioniste Kronenbourg », rétorque Robert Faurisson, faisant allusion – je le découvrirai plus tard – à une obscure querelle les opposant [8].
La prise de bec continue tandis que je range mes affaires, effaré. Je me lève alors que la voix au micro part dans d’obscures considérations religieuses, expliquant – à l’indignation générale de tous ces “antisionistes” – que religion musulmane et christianisme sont issus du judaïsme. Vacarme. C’est presque “rassurant”, au fond : ces gens sont si dérangés qu’ils sont incapables de se tenir une seconde au thème du débat, seulement soucieux de comparer leur haine des juifs en jouant à celui qui a la plus grosse. Ils ne représentent rien, sinon leur propre folie.

Je passe la porte. Souffle un grand coup. Marche quelques mètres. Et puis, une main sur mon épaule :
« Je suis désolé si vous êtes choqué par ce qu’il a dit sur le christianisme, me sort l’un des organisateurs. Il ne faut pas l’écouter, il raconte n’importe quoi… »

Notes

[1] Il s’agissait de Ginette Skandrani, présidente de l’association Entre la Plume et l’Enclume, ancienne militante des Verts qui en a été exclue pour négationnisme. J’y reviens plus loin dans le texte.

[2] Proche de Faurisson, un temps accointé avec des islamistes radicaux, Serge Thion a soutenu Dieudonné en 2007, avant de rejoindre le Mouvement des Damnés de l’Impérialisme en 2009. Oui : le monde est petit…

[3] Mais j’ai quand même ma petite idée, hein… Pour te dire, j’ai publié un billet tournant autour du sujet

http://www.article11.info/spip/spip.php?article631

[4] Sur cette association, je te copie-colle ce qu’en dit le site REFLEXes : « Association dont la trésorière est Maria Poumier, et la présidente Ginette Skandrani , prenant ainsi la place de Jean Brière (qui lui aussi fût exclu des Verts début 90 pour avoir collaboré à la revue d’obédience nationaliste-révolutionnaire Nationalisme & République, revue dirigée par Michel Schneider, actuellement animateur du site Tout Sauf Sarkozy, et où l’on trouvait les signatures de Roger Garaudy, Bernard Notin, Christian Bouchet, Jean Thiriard …) »

Puisqu’on en parle, je te signale que depuis plus d’un an, le site Tout Sauf Sarkozy, animé donc par un certain Michel Schneider, reprend certains des billets d’Article11, n’hésitant pas à les remanier à sa sauce d’extrême-droite tout en laissant nos signatures. J’en parlais dans ce billet

http://www.article11.info/spip/spip.php?article492

[5] Pierre Guillaume est l’ancien tenancier de La Vieille Taupe, cette librairie-repaire de l’ultra-gauche qui a plongé dans les années 70 dans le négationnisme.

[6] Membre fondateur du site Les Ogres, Pierre Panet est un proche de Dieudonné et faisait partie de la Liste Antisioniste. Il s’est notamment distingué par ce texte plein de sensibilité : Robert Faurisson est un humaniste…

.listeantisioniste.com/archiv … umaniste/

[7] Au moins, à 15, ça ne risque pas d’être trop difficile…

[8] Connu pour la violence de son antisémitisme, condamné à de la prison ferme pour ses écrits, Alain Guionnet a édité la publication Révision (le titre est révélateur…) et notamment publié Le Protocole des Sages de Sion. Friand de publicité et souffrant de ne pas être connu du grand public, il serait tenant d’une vision post-révisionniste, qui considère les thèses de Faurisson comme dépassées et trop modérées. Tu t’y perds, tu te noies, tu suffoques ? Rassure-toi, moi aussi.

Au théâtre samedi soir : rencontre “antisioniste” et folie révisionniste
lundi 1er février 2010

JBB

http://www.article11.info/spip/spip.php?article689