L’Autre Cantine, digeste ?

 

L’Autre Cantine, « une cantine des solidarités »… mais pas que…

      Depuis l’été 2018, l’Autre Cantine est une association qui prépare plusieurs centaines de repas quotidiens pour les personnes à la rue, notamment des exilé·e·s. Ce collectif, qui se veut être « une cuisine des solidarités » est un réel outil pour aider et nourrir les personnes à la rue. Il s’est monté suite à différentes occupations dans la métropole nantaise, dont le square daviais. Un nombre important de bénévoles y est engagé au quotidien pour approvisionner les stocks, cuisiner et apporter-distribuer les repas au gymnase (un bâtiment en piteux état, squatté depuis novembre 2018) où près de 800 personnes vivent actuellement. Même si le bureau de l’association regroupe 50 co-président·e·s, un noyau de 5-6 personnes a un rôle décisif dans les décisions qui sont prises. L’association a un local équipé d’une cuisine ; des exilé·e·s y sont hébergé·e·s à plus ou moins long terme.

      Depuis le début, régulièrement, des personnes sont exclues du local et de l’association, pour des motifs souvent troubles et sans que ce soit des décisions collectives. Régulièrement aussi des gens ont quitté l’Autre Cantine d’elleux-même à cause de comportements racistes mais aussi à cause des logiques de pouvoir à l’œuvre. Pour en revenir aux exclusions, c’est souvent le noyau des « chef·fe·s » qui prend ces décisions. Avant tout mal-entendu, il n’est pas question de dire que l’exclusion est problématique en soi, mais c’est la manière de faire et les raisons mises en avant qui posent problème, surtout que des schémas se répètent dans le temps. Nous voulons témoigner de ces histoires ici, et montrer en quoi elles viennent poser des questions de racisme, de sexisme, de culture du viol et de fonctionnement hiérarchique dans nos luttes. En ce sens, la critique se concentre sur les chef·fe·s plus que sur l’ensemble de la structure.

      Ce texte a été rédigé avec les voix d’une vingtaine de personnes : d’ancien·ne·s de l’Autre Cantine ou pas, des hommes et des femmes, des personnes racisées ou blanches, avec ou sans papiers. C’est le fruit d’une analyse collective, qui a fait suite à un partage d’expériences à la cantine.

      L’objectif de ce texte est de critiquer les positionnements et les agissements qui ont lieu à l’Autre Cantine. Parce que nous voulons rendre public ce qu’il s’y passe pour les dénoncer et montrer notre solidarité envers les personnes qui les subissent. Mais aussi parce qu’il nous semble qu’il s’agit de schémas qui se répètent là-bas, tout autant que dans les luttes en général, et que nous voulons qu’ils cessent et que nous voulons provoquer une réflexion pour qu’à l’avenir, ils ne se reproduisent plus. Autrement dit, nous voulons mettre en avant des dynamiques à l’œuvre à la cantine pour mettre en lumière des mécanismes sociaux, pour pouvoir les combattre.

     La critique n’est cependant pas évidente. Nous avons conscience que peut-être 800 personnes dépendent de cette cantine au quotidien. Si elle arrêtait d’exister demain, la situation des éxilé·e·s qui vivent au gymnase deviendrait encore plus rude. Les conditions y sont déjà très dures, entre le fait de vivre à plusieurs centaines de gens dans une grande pièce qui résonne ou en tente, le peu de sanitaires (12 WC de chantier vidés une fois par semaine), le peu de douches et les températures toujours extrêmes dans le gymnase. Ces conditions précaires viennent s’ajouter au contexte de racisme systémique dans lequel nous vivons, c’est à dire un racisme voilé issu du colonialisme et de l’esclavage, qui continue de structurer l’ordre social1. Pour le dire autrement, « c’est l’idée que le racisme n’est pas qu’une question de « mauvaises pensées » ou « d’ignorance », mais est un système qui fonctionne sur un ensemble de mécanismes inégalitaires divers (contrôles au faciès, discriminations à l’emploi, aux logements, stigmatisation médiatique, discriminations scolaires, ségrégation territoriale, etc) »2. En l’occurrence, l’État empêche les gens de circuler et de s’installer librement et fait peser la menace de l’expulsion ; cela maintient les gens dans l’incertitude du lendemain et les contraint à la précarité. L’argent donné aux demandeur·euse·s d’asile est largement insuffisant (dans les 350€ par mois), tandis que les personnes déboutées se retrouvent à vivre clandestinement et sans ressources, se retrouvant ainsi à disposition d’un patronat « libéré » des contraintes légales.

Des comportements racistes récurrents et niés

      Pour en revenir à l’Autre Cantine, il se trouve qu’un bénévole que nous appellerons Aboubacar* a été viré de l’association courant juillet 2019. Il était investi depuis le mois d’avril dans la cantine. Il n’a pas de papiers et vit en France depuis plusieurs années. Il se trouve que 2 des chefs de la cantine que nous appellerons Auguste et Sébastien (des blancs avec la nationalité française) ont commencé à parler dans son dos, répétant à qui voulait l’entendre qu’Aboubacar était manipulateur et violent, utilisant ainsi des arguments anti-sexistes pour le discréditer. Aboubacar est en relation avec une personne, Alexia (une femme blanche avec la nationalité française). C’est à partir du moment où la relation a débuté que les rumeurs ont commencé. En fait, il a été dit qu’Aboubacar était manipulateur parce qu’il couperait Alexia de ses relations ; cependant, Auguste et Sébastien n’en ont pas parlé à Alexia, et ne sont pas non plus allés parler à Aboubacar de ce qui leur posait problème. Le comportement des bénévoles de la cantine a commencé à changer à son égard, sans qu’il ne comprenne pourquoi, jusqu’à ce qu’Aboubacar et Alexia aient vent des rumeurs. Aboubacar était énervé, il les a appelés chacun leur tour et leur a demandé d’arrêter de propager des mensonges sur lui. Et Auguste et Sébastien ont maintenu qu’il était violent, si bien qu’Aboubacar a dit à Auguste que s’il était violent, il les égorgerait mais que par chance pour eux ce n’était pas le cas. Suite à cela, une fois la colère retombée, Aboubacar a voulu présenter des excuses à Auguste. Il a demandé à une bénévole de l’association de tâter le terrain, pour voir si c’était envisageable comme démarche. Il lui a été répondu qu’Aboubacar se ferait rembarrer si jamais il se pointait…

      Aboubacar étant investit à l’Autre Cantine, il y est retourné à l’occasion d’une collecte de bouffe sur laquelle il était engagé avec une autre bénévole. Ensemble, iels ont déchargé 2 voitures sous le nez des chef·fe·s, sans avoir de coup de main. Une fois terminé, Aboubacar est passé aux toilettes : c’est alors qu’Auguste est arrivé en lui disant qu’il avait rien à foutre à la cantine, qu’on lui avait déjà dit de partir. Il se tenait dans l’encadrure de la porte, barrant ainsi la sortie. Aboubacar a d’abord cherché à sortir en l’ignorant ; l’autre lui a répété qu’il devait dégager en lui demandant s’il avait bien compris. Aboubacar l’a invité à l’appeler pour discuter de tout ça en dehors de la cantine ; Auguste lui a répondu en levant les poings qu’il ne voulait pas téléphoner « à un fils de pute comme [lui] » (sic). Aboubacar lui a mis 2 claques. À la suite de ça, personne au sein de la cantine n’a pris la peine d’entendre ce qu’Aboubacar avait à dire et il a effectivement été exclu de l’association. La bénévole avec qui il était venu apporter de la nourriture s’est vue reprochée d’avoir permis à Aboubacar de revenir alors qu’il était exclu.

L’histoire ne s’arrête pas là. Depuis3, Aboubacar et Alexia sont régulièrement menacé·e·s au téléphone, de jour comme de nuit. Il leur a notamment été dit de bien profiter du temps ensemble parce qu’Aboubacar serait bientôt « renvoyé dans son pays ». 6 personnes différentes ont tenu ce genre de propos à Aboubacar, soit par téléphone, soit en face à face. Il a arrêté de leur répondre et ne décroche plus lorsqu’un numéro inconnu l’appelle. Il reçoit aussi des messages d’insultes. Avec Alexia, iels peuvent être appelé·e·s plus de 10 fois en une nuit. Bref, iels sont harcelé·e·s et la menace de porter plainte contre Aboubacar pour qu’il soit expulsé, reste brandie régulièrement. Ces agissements doivent cesser immédiatement.

      Cette histoire fait écho à une autre… C’était pendant l’été 2018, au mois de juillet. Un bénévole, Omar est arrivé à la cantine. Omar vit en France et a des papiers. Et il est racisé4, comme Aboubacar. Omar s’est investi dans la cantine, à fond, si bien que rapidement il y a dormi. Par commodité, non par nécessité. Le contact passait bien avec les gens. Après un mois passé à la cantine, Laure (une personne blanche avec la nationalité, qui fait partie du noyau des chef·fe·s de la cantine) lui a dit qu’il ne pouvait pas rester à la cantine à cause de comportements sexistes. Et puis qu’il était raciste envers les blanc·he·s. Omar a cherché à discuter, en commençant par chercher à savoir sur quelles bases il était accusé mais la sentence était tombée, et il a arrêté d’y aller. D’ailleurs Aboubacar avait lui aussi été accusé de racisme envers les blanc·he·s dans les jours qui ont suivi la scène des toilettes : au cours d’une discussion avec un bénévole de l’Autre Cantine pour expliquer sa situation, Aboubacar a dit que les bénévoles de la cantine étaient racistes et la personne lui a répondu qu’en disant cela, c’était du racisme anti-blanc.

      Combien y a-t-il eu d’histoires comme ça à l’Autre Cantine ? Dans la démarche de s’intéresser à cette association et aux histoires qui s’y passent, le fait de commencer à parler ouvre une boite de pandore. Il semblerait que beaucoup de gens soient passés par l’Autre Cantine et aient finalement arrêté d’y aller à cause de comportements racistes.

      Parce que c’est bien ça le lien entre ces deux histoires. Ce qu’elles ont en commun, c’est que des gars racisés se font dégager de la cantine au moment où ils sont en mesure d’y prendre de la place. Est ce que les chef·fe·s de la cantine ont peur de perdre leur place ? Pourquoi mobilisent-iels les clichés des hommes non-blancs violents et forcément misogynes ? D’où viennent d’ailleurs ces clichés si ce n’est de l’imaginaire colonial ? Est ce que la parole des personnes blanches est la seule qui soit entendable au sein de la cantine ?

      Et que signifie le fait que ces deux personnes aient été taxées de racistes anti-blancs ? Qu’est ce que le racisme anti-blanc d’ailleurs ? Pour le coup, il semble important de remettre les choses à plat : le racisme anti-blanc n’existe pas. C’est une invention de l’extrême-droite destinée à inverser les rôles et mettre les personnes blanches dans un rôle de victime. Le racisme est un système politique qui favorise les personnes blanches, dont les personnes blanches bénéficient au quotidien. Parler de racisme anti-blanc n’a donc pas de sens puisque le système est ainsi fait : les blanc·he·s ne sont pas victimes du racisme, iels en sont les bénéficiaires.

       Ainsi, utiliser l’argument du racisme anti-blanc, c’est de la renversionite5. C’est vider les mots de leur sens et de la critique qu’ils contiennent. Aussi, en mobilisant le « concept » de racisme anti-blanc, c’est prendre le pouvoir des mots, retirer les outils critiques qui existent à celles et ceux qui subissent cette discrimination. C’est renforcer les idées réactionnaires qui ont déjà le vent en poupe : à la finale, cela fait le jeu du racisme ; ça dépolitise le débat et ça confine le racisme à une problématique morale. C’est d’autant plus inacceptable de la part de gens qui s’affichent anti-racistes.

      Dans le même sens, menacer d’expulsion une personne sans-papier traduit un manque criant de compréhension vis à vis du privilège d’être en situation régulière en fRance. Et cela revient aussi à valider l’existence du système répressif de l’État français. Cela vient valider l’existence des frontières et de l’État-nation, des flics et de l’armée. C’est utiliser les politiques xénophobes et la répression pour intimider, faire taire, etc. En fait, où se trouve la différence avec les agissements de l’État et des flics ? Que ces gens-là qui fanfaronnent à qui veut l’entendre qu’iels sont « anti-système » arrêtent de se mentir et n’espèrent pas trouver leur place dans les espaces anti-autoritaires.

Sexisme à la cantoche : deux poids, deux mesures

       Être une meuf dans ce monde, ça veut dire devoir se battre pour être considérée, pour être entendue, devoir se battre pour pouvoir être tranquille dans la rue, être forcément sympa, conciliante et surtout discrète voire soumise et ça veut dire être sous-payée par rapport aux hommes. Être une meuf, c’est être assignée au genre considéré comme subalterne, c’est être infériorisée d’office. Et ça veut dire évoluer dans la misogynie ambiante.

       Aboubacar et Omar ont tous les deux été taxés de sexistes, par des blanc·he·s. Il semble récurrent d’utiliser des arguments anti-sexistes pour servir les idées racistes qui habitent les chef.fe.s de la cantine. Auguste a notamment souvent recours à ce genre d’arguments. En même temps, il est connu pour ses positions anti-féministes et misogynes. Par exemple, au moment de la préparation de la marche de nuit non-mixte du 08 mars, il disait que c’était du sectarisme de s’organiser en non-mixité et que quand même il fallait « laisser de la place aux hommes qui veulent soutenir la marche ». D’où il vient lui pour donner son avis sur la manière sur des gens qui s’organisent ensemble et décident de leurs moyens d’action : c’est une posture patriarcale. Il est aussi de l’avis qu’il faut « s’associer aux sexistes pour combattre les fachos ». Et puis que « tous ces mots en -isme [mais surtout féminisme] divisent la lutte ». Bref, les arguments d’une personne qui est campée sur ses privilèges sans même en avoir conscience. Que signifie de s’associer avec des sexistes ? Est-ce que c’est lui qui va se manger les conséquences de ce genre d’association politique dégueulasse ?

      Auguste n’est pas le seul à tenir ce genre de propos : au début de la cantine, deux personnes proches du noyau des chef·fe·s ont critiqué des comportements internes à la cantine (et elles s’incluaient dedans), notamment sur des questions de racisme. Elles ont développé leur critique, les autres niaient, le ton est monté et elles ont fini pas se faire traiter d’hystériques par Sébastien. Le vieil argument des meufs qui perdent le contrôle et sont juste bonnes à s’énerver, comme ça sans raison… Non à vrai dire c’est le genre d’arguments utilisés quand on est coincé et qu’on sait plus quoi répondre… surtout quand « ON » est un gars qui se croit supérieur et qui ne se fera jamais traité d’hystérique puisque c’est un concept connoté historiquement6. C’est cliché, c’est du déjà vu, mais comment de tels propos ont-ils pu être tenus à la cantine sans que leurs positionnements d’apparence si anti-sexistes ne soient ébranlés ? Les blanc·he·s seraient iels post-sexistes7 ? En milieu « déconstruit », la remise en question est-elle encore possible ?

Un problème de culture… du viol

      Dans la continuité du sexisme, nous voulons aussi dénoncer le fait que les chef·fe·s de l’Autre Cantine protègent un bénévole accusé de viol sur une femme exilée. Cet homme s’appelle Jean-Louis Goulay**, il est blanc, il a des papiers et il a une cinquantaine d’années. Il donne des cours de français dans différentes associations. Il héberge des femmes et met en avant le fait qu’elles seraient en sécurité chez lui. Il a monté sa propre association : Du Monde Dans la Classe.

      Une femme qui suivait ses cours dans l’association GREF l’a accusé de viol il y a plusieurs années. Une bénévole de l’association a appris l’histoire et en a parlé  en disant que cette femme n’a pas voulu porter plainte parce qu’elle n’a pas de papier. L’association, pour protéger son image, a dégager Jean-Louis en étouffant l’affaire. Cette histoire est arrivée aux oreilles des chef·fe·s de l’Autre Cantine, via des connaissances inter-personnelles. Énervé·e·s les gens ont commencé par dire qu’iels allaient lui péter la gueule. Avant la confrontation il y a eu une discussion au bar entre Auguste et plusieurs femmes. Quand le sujet est revenu sur le tapis, le groupe de femmes était énervé que rien ne se passe, face à quoi Auguste a répondu : « On n’a pas de preuves, et quand des meufs sortent avec des petits jeunes, on leur dit rien ! » Une des meufs lui a alors dit qu’elle ne viendrait plus si rien ne se passait, et qu’elle n’hésiterait pas à dénoncer ces agissements de la part de l’Autre Cantine. Pour ces raisons, elle a été mise de côté par rapport au groupe. Les meufs ont dit qu’elles en avaient marre que ce genre de choses reposent toujours sur elles. Auguste a alors accepté d’aller confronter Jean-Louis. Il est revenu en disant « ça peut pas être vrai, il avait les larmes aux yeux quand je lui ai parlé ». Il a alors été dit aux meufs qui demandaient des comptes que de toute façon Jean-Louis avait été viré, qu’il n’était plus à l’Autre Cantine. C’était au mois de mai. Suite à cela, plus de nouvelles de Jean-Louis : hé oui, monsieur était à l’étranger pour quelques temps… Sauf qu’en juillet, les mêmes personnes à qui il avait été dit que Jean-Louis avait été exclu, ces mêmes personnes donc, passent par la cantine et le voient débarquer, en chair et en os : « Salut mon gars, ça va ? Tranquille ? ». En fait il avait pas été viré le gars: il était à l’étranger et les autres ont laissé couler, misant sur le fait que l’histoire allait se tasser. Tu penses après 2 mois, comme un poison dans l’eau le Jean-Louis à la cantine !

      Ça veut dire quoi de ne pas dénoncer et exclure un type comme ça ? Ça veut dire quoi de ne pas prévenir les gens qui le côtoie ? Ça veut dire quoi de laisser un agresseur nouer des liens avec des victimes potentielles ? Combien de femmes ou de filles n’osent pas parler, qui plus est en étant contraintes à la clandestinité par l’État ? Ce genre de comportements relève de la culture du viol. La culture du viol est un concept utilisé pour qualifier un ensemble de comportements et d’attitudes partagé au sein d’une société donnée qui minimisent, normalisent voire encouragent le viol. Dans cette histoire, la position adoptée par les chefs de la cantine revient à normaliser le viol en accordant que peu de valeur à la parole des personnes qui accusent Jean-Louis.

      Il n’y a presque jamais de témoin en cas de viol. La parole est l’une des armes des personnes abusées, à condition qu’elles soient prises au sérieux, qu’elles soient considérées. Il est essentiel de se donner de vrais moyens pour faire valoir cette parole. DANS LE MÊME SENS, utiliser des accusations de viol dans le but de discrétiser quelqu’un·e revient aussi à renforcer la culture du viol, puisque cela revient à semer le doute et à minimiser la parole des gens qui portent de telles accusations. Mises ensemble, les histoires d’Aboubacar et de Jean-Louis, montrent une asymétrie plus que questionnante sur ce qu’elle révèle comme positions politiques des chef·fe·s de l’Autre Cantine. Une personne racisée se verra menacée et exclue sur des ragots (lancés principalement par ces mêmes chef·fe·s), quand une personne blanche dont les actes ne sont plus à démontrer se verra protégée… Et oui à l’Autre Cantine, la parole des personnes blanches a plus de valeur que celles des autres, a fortiori si iels sont éxilé·e·s.

Sous le vernis humanitaire, des ambitions politicardes et une gestion coloniale

      Nous voulons aussi critiquer la posture humanitaire de l’Autre Cantine et les conséquences qui en découlent. C’est sûr que la situation des exilé·e·s est difficile et que les besoins sont énormes. Cependant, la posture adoptée pose question : les chef·e·s de la cantine se posent en décideur·euse·s et en gestionnaires, en porte-parole auto-proclamé·e·s des éxilé·e·s et en intermédiaires avec les autorités.

      De la posture humanitaire stricte, découle une forme de paternalisme blanc et des prises de pouvoir. Les chef.fe.s ont un rôle de validation : une personne acceptée par elleux est une personne reconnue. La validation des chef.fe.s offre un statut ; mais sur quelles bases a lieu cette validation ? Il faut savoir faire l’effort de s’intégrer impliquant d’être particulièrement volontaire et disponible, d’être social avec tout le monde (surtout les chef·fe·s puisqu’il faut montrer sa reconnaissance) mais aussi avoir certaines compétences : parler français, bien parler français, avoir des connaissances en culture générale… Pour vivre à l’Autre Cantine, quand on est racisé·e·s et sans-papiers, cela implique l’effort de s’intégrer doublement. Il faut mériter sa place : être actif. Toutes ces logiques ne sont-elles pas les mêmes que celles de l’État qui distingue les vrai·e·s migrant·e·s des clandestin·e·s ? Derrière ce phénomène qui s’opère aussi à l’Autre Cantine, il y a une division entre bon·ne et mauvais·e migrant·e mais surtout bon·ne racisé·e. C’est d’ailleurs ce que racontait Omar : à l’Autre Cantine, il avait toujours l’impression de devoir se justifier et de devoir montrer patte blanche, à cause d’un climat de suspicion permanente. Ses suspicions ne traduisent-elles pas une stigmatisation générale des étranger·e·s ? Ce mépris se traduit aussi par l’utilisation récurrente de l’expression « à la soudanaise8 » (déclinée sous de nombreuses formes et avec différentes nationalités selon l’humeur…) par les chef·fe·s de la cantine. Endurer ce genre de comportements n’est pas anodin surtout dans le contexte raciste dans lequel nous évoluons : c’est blessant, c’est pesant, c’est humiliant. Dans une moindre mesure, ce mépris s’applique aussi à d’autres bénévoles (plutôt des blanc·he·s) qui sont elleux appelé·e·s à longueur de temps « les coupeurs de légumes ».

      À travers ces façons de faire, c’est comme si les chef·fe·s de la cantine se positionnaient en tant que sauveur·e·s blanc·he·s de l’humanité. Iels cherchent à se maintenir dans ce rôle, prolongeant ainsi des rapports coloniaux. C’est se poser en colon civilisateur face aux personnes qu’on ne veut voir que sous le prisme misérabiliste.

      Un autre exemple de paternalisme blanc : la cantine ouvre des squats pour les gens. C’est arrivé plusieurs fois que suite à une ouverture, les chef·e·s de la cantine décident d’aller discuter avec des élu·e·s, ou des propriétaires tels que le diocèse (propriétaire du gymnase), si bien que ces gens se retrouvent à poser des conditions sur l’utilisation des lieux. Le fait de squatter permet aussi de s’affranchir des contraintes étatiques, permet de vivre sans médiation avec les autorités, via la réquisition et l’auto-organisation. Discuter avec les autorités, c’est donc renoncer à l’autonomie possible que permettent de telles pratiques. Mais surtout, c’est dérangeant en-soi puisque si les éxilé·e·s se retrouvent dans une situation aussi précaire, c’est bien à cause des politiques développées par l’État depuis toujours, à cause des politiques coloniales puis néo-coloniales, à cause des frontières, à cause des politiques de contrôle etc. Comme l’a écrit Assata Shakur, « Personne au monde, personne dans l’histoire n’a jamais obtenu sa liberté en faisant appel au sens moral du groupe qui l’opprime. »9.

       En l’occurrence, ce ne sont pas les personnes exilées qui vont négocier, mais les chef·e·s de la cantine, au nom des exilé·e·s. Ça change des choses et c’est là que c’est du paternalisme. D’autant plus quand d’autres militant·e·s viennent critiquer ces agissements et que la réponse donnée se résume à dire : « nous ne voulons pas discuter avec les pouvoirs publics mais nous le faisons dans l’intérêt des exilé·e·s, ce n’est pas notre lutte alors on ne peut pas leur imposer nos opinions politiques. » Bref, c’est une entourloupe, puisque dans tous les cas iels imposent de fait leurs opinions politiques favorables à la « négociation », qui n’est pourtant pas évidente pour tou·te·s les exilé·e·s. Surtout que ces rencontres avec les autorités se multiplient, un coup à la préfecture (responsable des expulsions vers l’étranger), un jour avec la députée LREM (qui a pourtant voté la dernière loi asile et immigration, une loi qui complique encore un peu plus le sort des exilé·e·s en fRance), un coup avec le diocèse (qui fit expulser le squat du presbytère à Doulon en 2014), etc. La posture humanitaire et gestionnaire de l’Autre Cantine vient donc dépolitiser les questions que posent le sort des exilé·e·s ici.

      Ces interventions s’accompagnent d’une présence médiatique forte : Sébastien s’affiche dans les médias avec son nom et son prénom, et est ainsi devenu le porte-parole de la lutte. Sa parole est souvent plus mise en avant que celle des gens qui vivent au gymnase, même dans les articles qui parlent justement des conditions de vie au gymnase. Encore une fois, c’est une confiscation de la parole des exilé·e·s. Peut-être que ce n’est pas complètement voulu et que parfois ce sont les journalistes qui prennent trop leurs aises, mais vue la récurrence de ses apparitions médiatiques, il est clair que rien n’est fait pour que les choses changent. D’ailleurs, ce qui fait encore plus douter que ce soit un impensé, voire qui fait penser qu c’est une volonté, c’est d’apprendre que Sébastien serait en train de se faire approcher par les Verts pour diriger la campagne électorale aux prochaines municipales. Dans le cadre d’une logique politicarde (et des ambitions qui vont avec), toute cette approche fait sens. L’Autre Cantine apparaît en ce sens comme la vitrine d’un jeune loup politicien qui s’affiche avec une casquette « rebelle » mais cherche surtout à faire son trou dans les sphères de la métropole.

      Ce paternalisme et ce lien avec des élu·e·s n’est pas nouveau dans nos luttes. L’Autre Cantine a toujours misé dans la constitution d’un groupe large, et pour ce faire il semble paraître normal de séduire les « citoyennistes » et de leur donner une bonne place dans la lutte.

      Mais les méthodes de « lutte » de ces « citoyennistes », qui peuvent souvent être proches d’élu·e·s, incluent de reconnaître le pouvoir de ces élu·e·s (pourtant responsables de la situation des exilé·e·s, à quelques niveaux qu’iels soient dans la hiérarchie du pouvoir) notamment en acceptant de discuter avec elleux plutôt qu’en faisant jouer le rapport de force. Et cela souvent au détriment de la luttes des exilé·e·s ou de leur volonté. Un exemple récent vient illustrer ces faits : la « réoccupation » du square Daviais pour le premier anniversaire de l’Autre Cantine début juillet 2019.

      Sur place deux ambiances. D’un côté, des associations impliquées au gymnase dont l’Autre Cantine, regroupant majoritairement des blanc·he·s pour qui cette réoccupation n’est que symbolique, afin de faire du bruit dans les médias sur la situation des exilé·e·s du gymnase et faire pression sur les autorités. On appelle les médias, on donne des interviews. Puis une fois satisfait·e·s par cette action, tous ces petits soutiens rentrent tranquillement chez elleux.

      De l’autre, des exilé·e·s pour qui cette action n’a rien de symbolique et qui préfèrent rester sur place plutôt que de retourner dans le gymnase. Iels ne seront pas écouté·e·s, et bien peu de soutiens resteront jusqu’à l’expulsion du square par les CRS et les gardes mobiles.

      Le lendemain, opération réussie pour les soutiens, Sébastien aura droit à de longs articles dans la presse. Les exilé·e·s, elleux, n’auront pas d’autres choix que de retourner au gymnase et aucun·e n’aura eu la possibilité de s’exprimer dans la presse. La situation n’a pas changé depuis…

En guise de conclusion

      Ce texte est lourd. Parler est difficile car la situation engendre un sentiment de lassitude, de dégoût et d’impuissance face au pouvoir blanc incarné par les chef·fe·s10 de l’Autre Cantine. La peur de parler est grande surtout par crainte des représailles. Nous avons une pensée pour tou·te·s celleux qui se trouvent dans cette situation. Ces histoires sont pesantes pour celleux qui les vivent, les ont vécues, qui les partagent, qui peuvent s’y reconnaître ou qui partagent ces constats. Nous avons d’abord écrit pour dire qu’il faut que ça cesse. Que ça s’arrête maintenant !

      Nous avons cherché à faire une synthèse-critique de la situation à l’Autre Cantine. Cette synthèse n’est pas exhaustive, parce qu’il ne s’agit pas de cracher gratuitement sur cette association, mais de donner des éléments concrets sur la situation pour en faire une analyse politique afin de s’en servir comme un outil collectif de lutte.

      Dans ce sens, nous pensons qu’il est essentiel d’adopter une posture d’humilité face aux critiques plutôt que d’être dans le déni et ne pas vouloir reconnaître ses erreurs. Les critiques sont indispensables pour construire des pratiques de solidarité sincères et authentiques. D’ailleurs, les espaces pour formuler ces critiques nous semblent trop rares et nous les trouvons par conséquent désirables. L’auto-organisation nous semble un outil précieux pour aller dans ce sens et nous pensons que c’est via ces pratiques autonomes que nous pourrons déjouer les frontières et briser la répression ainsi que tous les systèmes de domination.

Et ne pas combattre ces systèmes revient à les banaliser, à les rendre acceptables socialement !

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1. Kwame Ture et Charles V. Hamilton, Black Power, the politics of liberation in america, 1967.
2. Définition tirée du blog Queer et Trans révolutionnaires, https://qtresistance.wordpress.com/quelques-definitions/
* Les noms des personnes sont des pseudonymes (sauf mention contraire). Le but de ce texte est de dénoncer des comportements et des pratiques. Le nom des personnes importe peu ; elles se reconnaîtront sûrement très bien, ainsi que les personnes qui les côtoient ; l’important pour nous est de mettre en avant des mécanismes qui ont eu lieu à l’Autre Cantine mais se retrouvent globalement dans la société.
3. À la date du 26/08/2019
4. Une personne racisée est une personne qui subit du racisme, qui subit le prisme de la race ; sa condition sociale sera alors différente de celle d’une personne blanche qui ne subit pas ce système au quotidien.
5. Concept tiré de l’émission Dégenré·e, « Un concept, une théorie : la renversionite !! » écoutable à cette adresse: https://www.radiorageuses.net/spip.php?article434
6. Étymologiquement, hystérie renvoie à utérus. Des médecins et tortionnaires ont menés des expériences atroces sur des femmes au XIXe siècle pour décrire ce supposé mal démentiel intrinsèquement lié aux femmes, du fait de leur anatomie… C’est une forme d’essentialisation : toutes les personnes avec un utérus sont susceptibles d’hystérie, toutes les personnes avec un utérus constitueraient un groupe homogène.
7. Le post-sexisme serait le fait de vivre dans une société qui aurait dépassé le sexisme et le patriarcat, qui les aurait relégués au passé.
** Jean-Louis Goulay est son vrai nom. Vu les accusations qui sont portées contre lui et les raisons sérieuses que nous avons de les croire, nous avons décidé de publier son nom afin que les gens sachent à qui iels ont à faire, surtout si les gens le connaissent et n’ont rien entendu à ce sujet.
8. Pour les chef·fe·s de la cantine, cela signifierait régler les problèmes à coups de couteau : c’est encore une fois le stigmate des hommes racisés et violents qui est mobilisé.
9. Assata Shakur, Assata : An Autobiography, Londre, Zed Books Ldt, 1988 ; (pour la traduction française) Assata : une autobiographie, Premiers Matins de Novembre, 2018, p. 200.
10. Parmi les chef·fe·s nous incluons les personnes citées mais aussi celleux qui gravitent autour et participent à ce climat.