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samedi 3 avril 2004, par Abdellali Hajjat

Il existe un proximité étonnante entre les modèles français et israélien d’intégration. Intégrationnisme et sionisme sont des avatars de l’impérialisme culturel.

Le 17 février 2004, une dépêche de l’Agence France Presse pour le moins incongrue a suscité une inquiétude légitime de la part des militants antisionistes du CAPJPO [1]. Intitulée « Raffarin salue les « expériences d’intégration intéressantes » en Israël », elle rendait compte d’une rencontre entre Jean-Pierre Raffarin, le mal aimé Premier ministre de France, et Moshe Katsav, président de l’État sioniste israélien. Jean-Pierre Raffarin a salué les « expériences d’intégration » en Israël, estimant que l’Etat sioniste constitue « un melting-pot, un métissage global intéressant sur le plan culturel et sur le plan social », et affirme « qu’il y a en Israël des expériences d’intégration qui sont des expériences intéressantes ». Nicole Guedj, secrétaire d’Etat aux Programmes immobiliers de la Justice, autrement dit constructrice de prisons, et qui participait à la petite sauterie, s’interroge alors sur un possible échange d’expérience entre la France et Israël : « [Israël] a pu réussir une intégration difficile. Pourquoi ne pas y penser en France ? ».

Le scandale vient d’abord du fait que la France ait pu accueillir le président d’un État terroriste. Un deuxième vient du fait que les Palestiniens, opprimés et colonisés, sont complètement occultés de l’affaire. Ils n’existent pas aux yeux de ces puissants, ils sont invisibles de l’autre côté du mur de l’apartheid. Mais ces prises de position sont intéressantes à un autre niveau parce qu’elles révèlent les proximités entre les modèles français et israélien d’intégration.

Elles sont à mettre en écho avec la prise de parole [2] de Elie Barnavi, ex-ambassadeur d’Israël à Paris et piètre historien de son état, lors du colloque « La place des immigrés dans la construction de la France » tenu à Paris les 28 et 29 novembre 2003. Ce colloque avait pour objectif de réfléchir à la création prochaine du « Musée de l’immigration ». Ce projet de musée vise à usurper la mémoire de l’immigration après que l’État français ait usurpé la vie de millions d’hommes et de femmes sur l’autel de l’essor du capitalisme français. Pressé-es jusqu’à cracher leurs poumons, les immigré-es et leurs enfants sont maintenant spoliés de la rare chose qui leur reste : leur mémoire. Mais cette vaste fumisterie n’est l’objet de cet article. Pour mener à bien son projet de colonisation des esprits, le gouvernement à trouver dans la personne d’un ambassadeur d’un État terroriste (c’est-à-dire, bien sûr, quelqu’un de très proche des réalités des héritiers et héritières de l’immigration…) un conseiller prodigue et attentionné : il est invité en tant que « Grand témoin ».

Voici quelques phrases retranscrites de son intervention. Comme on pouvait s’y attendre pour ce genre de tour de table républicanistes, l’obsession reste l’intégration. Cela mérite une citation in extenso (retranscrite, et je souligne) :

« Je persiste à croire que dans l’ensemble, il était difficile de faire l’économie de tout cela. Je pense que les processus d’intégration d’immigrants, surtout de masses d’immigrants de cette ampleur, sont toujours douloureux, difficiles et douloureux. Je pense qu’il faut toujours un modèle de référence, et cela est indispensable : on n’intègre pas des gens dans une société si cette société est complètement ouverte, si elle manque complètement de repères culturels propres. Et je pense enfin qu’il faut une phase révolutionnaire, et cette phase révolutionnaire est nécessaire. Qu’il y ait dans cette phase révolutionnaire comme je l’ai dit beaucoup d’arrogance, beaucoup de dureté, beaucoup de CRUAUTÉ même, mais qu’elle est nécessaire pour aboutir à quelque chose.

Et ensuite cette phase-là close, on peut penser à assouplir les cadres. Pour ne vous donner qu’un seul exemple ; en pleine… en pleine Holocauste, en pleine Shoa, en pleine seconde guerre mondiale, un juif d’Europe échappe, réussit à s’échapper et vient à Tel Aviv raconter à Ben Gourion, qui était à l’époque (c’était avant la création de l’État [d’Israël] bien sûr), qui était à l’époque patron de l’Agence juive, il lui raconte ce qui se passe en Europe, le malheur qui frappe les juifs d’Europe. Et Ben Gourion l’arrête brutalement et lui dit : « Je ne parle pas ce jargon ! ». [silence]. Il lui parlait yiddish bien sûr. « Je ne parle pas ce jargon » : vous comprenez bien la situation. D’abord, Ben Gourion parlait très bien ce jargon. Mais il s’agissait de… et ce bonhomme qui vient lui raconter ce qui se passe en Europe donc ce n’est une… il n’est pas venu bavarder avec Ben Gourion de choses et d’autres. Et le principe de la révolution, c’est-à-dire : DU PASSÉ FAIRE TABLE RASE, DÉTRUIRE la culture du ghetto, méprisable par définition, BÂTIR UNE CULTURE NOUVELLE QUI EST FONDÉE SUR L’HÉBREU était à ce moment-là précis (nous sommes en 1942 ou en 1943), était à ce moment-là la chose la plus précieuse aux yeux de Ben Gourion. Évidemment, tout ça c’est terminé. Mais le modèle est resté, avec beaucoup de trous maintenant évidemment, beaucoup plus souple et il est bon qu’il en soit ainsi. Mais je pense que cette phase révolutionnaire était indispensable.

Je pense aussi qu’il y a des ENSEIGNEMENTS À TIRER POUR LA FRANCE. Et là je m’avance beaucoup, et je vous le dis comme le pense, vous en faîtes évidemment ce que vous voulez. Je pense qu’il y a historiquement deux grands modèles d’intégration d’immigrants : les États-Unis et la France. Ce sont des modèles très différents. D’un côté le modèle communautaire, c’est-à-dire que les gens viennent, deviennent américains mais restent attachés par toutes les fibres de leurs âmes à la patrie… à la patrie d’origine. Du moins pendant très longtemps. Et puis le modèle républicain à la française qui est le modèle qu’a suivi d’ailleurs ( et moi je me suis amusé à écrire un texte sur le, sur LE SIONISME COMME SURGEON DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE, et sur le modèle, sur le mythe de la régénération d’un homme nouveau qui sont des mythes extraordinairement ANALOGUES n’est-ce pas dans la France révolutionnaire et dans l’histoire du sionisme)… Alors donc deux modèles : modèle américain, modèle ISRAÉLIEN [Lapsus…]. Il est inutile d’essayer d’imiter un modèle qui n’est, qui n’est pas le sien. Ceux qui parlent ici avec, avec émotion, j’en ai entendu, du modèle américain : ils disent voilà ils vivent une espèce de multieuh… multiculturalisme, et c’est très bien et c’est ce qu’il faut faire… se trompent tout simplement. Parce que les modèles ne sont pas adaptables.. ne sont pas adaptables de manière… mécanique. Ce sont des modèles également efficaces, qui ont prouvé leur efficacité dans l’histoire, mais qui sont le produit de l’histoire eux-mêmes. Or… ici aussi et pas seulement en Israël, ce modèle républicain me semble-t-il est en crise. Là je vous livre mes observations en tant qu’observateur de ce pays depuis longtemps et aussi en tant qu’ambassadeur à Paris. »

Cette intervention est révélatrice de la proximité des modèles d’intégration de France et d’Israël. Rappelons ce que signifie le « modèle d’intégration à la française ». Il est né lors de la Révolution bourgeoise, masculine et raciste de 1789 en France. Contrairement à ce que dit Monsieur l’ex-ambassadeur, et de nombreux historiens français avec lui, qui encensent le modèle français parce qu’il se distinguerait du modèle allemand de la nation basé sur la « race », la nation française ne s’est pas construite comme une nation civique, c’est-à-dire comme une communauté politique qui transcende les appartenances culturelles différenciées autour d’un pacte démocratique. La construction nationale française s’est fondée sur l’exclusion des femmes, des pauvres et des « étrangers » (catégorie apparue pendant la Révolution). Elle a mené une véritable campagne de destruction culturelle contre les cultures régionales (bretonne, occitane, etc.) en vue de l’homogénéisation culturelle et de la conformité au modèle dominant (c’est-à-dire ce que signifiait « être français » dans les clubs de bourgeois parisiens de l’époque). La question de l’assimilation ou de l’intégration (des mots synonymes) se posent lorsque des « étrangers » arrivent sur le territoire français. Pour être acceptés, ils doivent passer par le processus de naturalisation, autrement dit changer de nature, implicitement passer de l’état de barbarie à celui de la civilisation… Ce modèle a été exporté dans les colonies, notamment en Algérie : il fallait assimiler les indigènes. Nous héritons aujourd’hui de ce modèle dans le code de la nationalité. Un seul exemple : pourquoi m’a-t-on demander lors de ma « naturalisation » si je voulais franciser mon nom ?

Monsieur l’ex-ambassadeur a raison de montrer les similitudes entre les deux pays puisque tous les deux ont forgé une conception raciste de la nation. Le sionisme est en effet une forme spéciale de nationalisme allié à un colonialisme conquérant. Il a eu pour objectif, pour construire la « nation israélienne », de détruire toutes les cultures juives autres que celle que Ben Gourion voulait pour son nouvel État (construite autour de l’hébreu qui auparavant n’était utilisé que par les cercles religieux, comme la nation française autour du français d’île de France). C’est ainsi que la culture yiddish, élaborée par le contact des populations juives avec celles de l’Europe de l’Est pendant plus de cinq siècles de paix (jusqu’à la montée de l’antisémitisme du 19ème siècle), qui disposait de sa propre langue, sa musique, sa littérature, bref qui est très riche, a véritablement été la cible du sionisme. Il fallait se débarrasser de la « culture du ghetto », « méprisable » selon les dires de Monsieur l’ex-ambassadeur. Israël et la France ont développé un modèle d’intégration similaire : détruire l’altérité culturelle pour fonder une communauté uniforme culturellement. Le lapsus de Monsieur l’ex-ambassadeur est en ce sens très révélateur. Modèle français et modèle israélien d’intégration se confonde, tous deux n’étant que des avatars de l’impérialisme culturel. En effet, le sionisme est un surgeon de la révultion française.

Mais le modèle israélien se rapproche du français d’une autre manière : l’intégration française et israélienne va bon train avec la ghettoïsation. Intégrationnisme et ségrégationnisme sont les deux projets de société que le dominant propose au dominé : il n’a pas le choix. Tous les deux sont une forme de racisme (note ambassadeur intégrationniste et sioniste zélé n’affirme-t-il pas, sans que personne dans l’assistance ne le reprenne, cette assertion culturaliste et raciste : « ce n’est pas la même chose d’intégrer un Maghrébin et intégrer un Polonais ou un Italien »… moins bien « assimilable », sûrement, à cause de l’Islam…). En ce sens, même s’il existe des différences fondamentales (les premiers sont colonisés), la situation des Arabes citoyens d’Israël, considérés comme des citoyens de seconde zone et coupés du reste de la population, et celle des héritiers et héritières de l’immigration maghrébine, aussi citoyens de seconde zone et ghéttoïsés dans les banlieues populaires, sont étonnamment analogues. Les deux figures luttent contre une conception non-ethnique pour la France, non-religieuse pour Israël, de la nation, et sont les véritables porteurs de l’universalisme tel que la Révolution française a échoué de réaliser.

Il existe donc une même matrice originelle qui meut l’intégrationnisme en France et le sionisme en Israël. Avoir connaissance de ce fait majeur permet de voir autrement les luttes contre l’impérialisme culturel. Lutter conte celui-ci suppose de lutter contre les différents formes qu’il peut prendre.

[1] Voir le site : http://www.paixjusteauproche-orient.asso.fr/article.php ?code=1023&FormName=main.php&FormArticles_Page=1

[2] Son intervention est disponible au format audio sur le site : http://www.histoire-immigration.fr/02_colloque1_gdtemoins.html