Violence urbaine (1999)
_ Préambule

Le présent rapport n’a pas pour ambition de clore le débat sur la violence urbaine
mais au contraire d’y contribuer. Il est le fruit des travaux au sein du groupe de
travail de la commission démocratie locale et du groupe de travail inter
commissions de la LDH. Chaque point traité mérite en lui même une discussion, ce
thème de la violence urbaine est peut-être tout simplement le révélateur des
mutations de la société, des cassures qui se sont produites et des reconstructions
qui sont en cours. Si ce rapport permet dans l’immédiat à la LDH de réagir aux faits
d’actualité, il est avant tout une base de réflexion pour une recherche plus
approfondie.

La violence urbaine est un phénomène dont il ne faut pas minimiser l’ampleur, elle
traduit une cassure et une aggravation des inégalités engendrées par la crise. Elle
suscite un sentiment de peur et une réaction émotionnelle dont il ne faut pas non
plus limiter la portée. La réponse à cette question est complexe parce qu’elle mêle
à la fois émotion et subjectivité, médiatisation et représentation, jeune et adulte,
exclusion et citoyenneté, transformation économique et transformation sociale,
éthique et éducation, politique et enjeux politiques, immigration et étrangers, .
Les pistes d’actions pour tenter d’y donner une réponse dépendent de l’analyse que
l’on en fait.

Une situation aux causes multiples

La violence urbaine est d’abord le produit de l’accroissement des inégalités. Le
deuxième millénaire se construit avec une permanence de la pauvreté et de la
précarité, de l’exclusion économique et sociale. Il n’est pas étonnant que
s’instaurent des rapports difficiles entre ceux qui profitent de la reprise et ceux
qui en sont exclus. Le sentiment de peur s’exacerbe en même temps que se creuse
l’écart entre le monde qui a survécu à la crise et qui continue à fonder
principalement ses valeurs sur le travail, et celui qui est exclu du travail et d’un
minimum de reconnaissance sociale.

La reprise de l’activité économique s’est faite en dehors d’une population
concentrée en majorité dans des quartiers qui cumulent les handicaps et que l’on a
pris pour habitude de nommer « quartiers en difficultés ». Ces quartiers sont
devenus de véritables territoires d’exclusion économique et sociale. Les jeunes n’y
ont connu que la période de la crise économique et y grandissent sans perspective
d’avenir. Conçus dans les années soixante pour loger les salariés de la croissance
économique les services collectifs y sont souvent absents et s’ils existent, sont
inadaptés aux populations qui y résident. Ils sont habités par des populations
principalement au chômage et sans la mobilité quotidienne du travail qui permet de
faire le lien avec le reste de la ville et des services dont le quartier n’a pas été
doté.

Face au manque d’avenir, certains construisent un autre modèle social, émergence
d’une délinquance « socialisante ». Pour certains, des jeunes, mais pas seulement
des jeunes, la tentation est grande d’une socialisation d’un autre ordre à travers
des groupes plus ou moins organisés qui trouvent leurs moyens d’existence et
d’expression en dehors des normes, sociales et de droit, existantes. Un modèle
sociétal plus ou moins structuré se construit progressivement, organisant les moyens
d’être et d’exister en réaction à un monde vu sans avenir. Par une occupation
appelée le « business » le groupe trouve ses moyens d’existence, avec pour référence
les faibles salaires obtenus à l’occasion de stages ou d’un travail plus permanent
payé au SMIC.

Ces groupes provoquent un sentiment de peur permanente, pour les populations qui
habitent les mêmes ensembles urbains et qui sont en plus, victimes, de la pauvreté
et de l’exclusion, mais aussi pour les populations d’autres quartiers qui ont alors
un réflexe de protection, de non contamination, surtout quand sont pris pour cibles
les transports en commun, lieux de contacts entre les quartiers « tranquilles » et
les quartiers « difficiles».

Ce sentiment est irrépressible quand les actes en cause traduisent une progression
du niveau de violence, mais cette question ne peut se résoudre par une logique de
guerre policière. Cette contre culture ne peut que se renforcer quand, sous prétexte
d’ordre républicain, est proclamé un état de guerre contre « les sauvageons ». Les
actes de violence avérés ne se justifient pas, mais la guerre déclarée ne peut
qu’amplifier la violence, surtout quand elle prend l’allure d’une reconquête aux
allures coloniales.

Les médias en se focalisant sur la violence des jeunes, exacerbent le sentiment de
peur, alors que d’autres formes de violence existent. La médiatisation agit comme
amplificateur d’actes, souvent répréhensibles, elle en donne une image, sans
décrypter le processus de la violence. Il y a bien d’autres « violences urbaines »
moins médiatisées, mais qui font cependant partie de la vie quotidienne, la violence
de la vitesse des automobiles dans les rues, l’attitude de certains policiers, la
violence à la télévision, la violence morale du licenciement ou du mépris vis-à-vis
du chômeur en fin de droit. C’est aussi, au moment des fêtes, la profusion de biens
et des richesses. Comment ne pas comparer, aussi, la façon dont ont été traités les
agriculteurs qui ont pillé et détruit sous les yeux de la police le ministère de
l’Environnement le 8 février et celle que l’on réserve aux jeunes révoltés de
quartiers difficiles qui ont commis saccages ou violences.

En focalisant sur un type de violence, en recherchant une médiatisation forte, on
donne de la violence urbaine une image réductrice et simplificatrice qui favorise
les amalgames :

– elle ne concerne pas tous les jeunes, certains la redoutent et sont demandeurs de
solutions et parfois en trouvent par le dialogue ;

– les enfants de 10 à 13 ans, de jeunes adolescents ou de jeunes adultes de plus de
25 ans, sont indistinctement regroupés dans la catégorie « jeunes » que l’on veut
stigmatiser ;

– certains d’entre eux, auteurs de violences, sont issus de l’immigration mais la
grande majorité sont de nationalité française. Il faut condamner l’association
délinquance et étranger, thème récurrent de la droite et de l’extrême droite ;

– en identifiant certains quartiers à la violence, l’ensemble de la population de
ces quartiers est identifiée à ces comportements, ce qui a pour effet d’accentuer
encore plus les inégalités à l’égard de populations déjà démunies.

Ces amalgames, favorisent et justifient les politiques les plus réactionnaires qui
ne font que renforcer chez les populations concernées, le sentiment d’exclusion, de
guerre et conforte chez les uns les solutions de survie « hors normes » et chez les
autres, le bien fondé des politiques répressives. On est enfermé dans ce cas dans le
cercle vicieux bien connu, violence – répression – violence.

La violence urbaine n’est pas seulement imputable aux jeunes, il existe une violence
d’adultes dont on parle moins parce que celle-là n’est pas spectaculaire. Elle peut
résulter de l’établissement d’un ordre parallèle qui ne survit qu’en étant discret,
comme par exemple la violence quotidienne de la drogue et du racket et de ceux qui
en tirent profit. Elle peut être verbale ou physique si certains terrorisent tout un
escalier ou un groupe d’immeuble. Laquelle de ces violences est la plus forte ?
celle qui se cache et règle la vie d’un quartier en l’absence de toute présence
policière ou celle plus médiatique, de jeunes qui expriment, certes de façon
condamnable, le besoin de trouver en face d’eux quelqu’un de responsable. La
violence peut-être aussi celle du racisme quotidien, celle des discriminations en
matière de stage et d’emploi.

La violence est aussi l’expression d’une lutte, d’une volonté d’exister socialement,
d’une demande et d’une attente de réponse. Chez les jeunes la violence n’est pas
nouvelle, elle se situe d’abord en référence aux adultes. Quand la responsabilité
des adultes s’amenuise, il est difficile pour un jeune de se situer, de trouver des
repères. Le droit à la parole a été reconnu aux enfants mais il se trouve confronté
à des parents englués dans l’échec, sans perspective d’avenir, avec le sentiment
d’une dignité perdue, et à d’autres adultes eux-mêmes sans repères. Les adultes qui
environnent les jeunes, semblent avoir perdu leur capacité d’interlocuteur et de
réponse. La porte semble se refermer au moindre geste d’incivilité ou de violence
physique d’un jeune, le comportement de l’adulte est rarement celui du dialogue et
traduit une absence de responsabilité qu’il ne veut ou ne peut pas porter.

Souvent par manque de formation, le chauffeur de bus arrête le bus, le postier
s’enferme derrière son guichet, le policier dans son commissariat ou dans son car.
Les autorités administratives et élues ont parfois une responsabilité plus grave
quand le maire ne trouve comme solution que le manque de policiers; quand l’école
s’enferme sur elle-même et se contente de réclamer plus de moyens… La bande, le
chef de bande, deviennent alors la seule référence pour beaucoup de jeunes. Comme le
dit à juste titre Bruno Mattei [1] « tout donne à penser que l’insistance à «
civiliser » et à « moraliser » les jeunes, n’est qu’une façon pour l’adulte de
demander à sa descendance de conquérir une maturité dont il est lui-même peu
capable, voire, incapable, tout en donnant l’image – irréelle – d’une inversion des
rôles traditionnels dévolus à l’éducation. Comme si insidieusement, on demandait à
l’éduqué de devenir éducateur, & »

L’autonomie des jeunes ne peut se régler par un rejet de responsabilité de la part
des adultes. La demande des jeunes est plus forte que celle de la nourriture fournie
par la famille, elle ne se résume pas à la disposition d’espaces de réunion. La
société a reconnu aux enfants et aux jeunes des droits, ça ne peut être un prétexte
pour les rejeter ou leur refuser la parole. Il y a une incompréhension réciproque.
Les références transmises par les parents les plus stabilisés dans leurs
convictions, sont aux yeux des jeunes, invalidées par les faits qu’ils perçoivent.
La persistance du chômage dans certaines familles peut donner aux jeunes une vision
sociétale dénuée de toute référence en matière d’emploi, de culture ou d’éthique.

En conséquence, les interventions de la police et de la justice sont ressenties
comme illégitimes dès lors que les autorités reprochent aux mineurs de ne pas
respecter la norme, alors que ces mineurs et leurs familles éprouvent le sentiment
que dans sa globalité, la société est débitrice à leur égard. Le débat répression –
prévention n’a pas de réelle signification dans cette situation. Accepter que soient
systématiquement déplacés ou même incarcérés, des mineurs, à la moindre incartade,
c’est accepter qu’une minorité soit systématiquement mise à l’ écart, c’est admettre
la répression à grande échelle, telle qu’elle se pratique aux Etats Unis, c’est
admettre une société carcérale contraire à notre culture.

Des pistes pour l’action

Le constat qui vient d’être fait doit être approfondi, en particulier grâce à un
travail à partir du terrain. Mais la situation qui existe ne doit pas être
minimisée. Il est urgent de mener des actions qui permettent à des populations
désorientées, d’entrevoir un avenir. Les mesures à prendre, s’inscrivent dans la
durée car elles portent sur les causes et non sur les effets, concernent tout à la
fois les services administratifs, l’habitat, l’éducation, la formation, le rôle des
associations et la participation des usagers.

Lors des débats en commission, ce qui est apparu essentiel, est d’abord la question
de la parole et du regard, les jeunes sont le reflet de notre propre image, dans les
actions à mener parole et regard sont les premiers outils à mettre en Suvre.

Les dispositifs sectoriels découpent les individus en autant de parties qu’il existe
d’administration. Sur un même territoire, un quartier, une ville, une agglomération,
les actions de l’Etat, du secteur social, des collectivités territoriales,& doivent
être cohérentes pour que chaque personne soit traitée comme un tout et non comme un
ensemble de « morceaux » égal au nombre d’administrations compétentes. Que l’espace
de vie soit traité dans sa totalité et valorisé en même temps que ceux qui
l’habitent.

Le comportement des administrations doit changer, l’apprentissage du changement peut
se faire par le dialogue entre les agents des services et les destinataires des
services, dans certains lieux ce processus est déjà engagé. Par exemple une
formation de la justice et de la police peut modifier leurs comportements et leur
permettre d’être plus proches des citoyens. Plus généralement, la concertation entre
tous les intervenants (associations, parents, éducateurs, enseignant, municipalité,
police, justice) doit être favorisée, elle doit permettre une reconnaissance
mutuelle et une complémentarité d’action.

Les politiques de qualification mutuelle peuvent remplacer les politiques
traditionnelles d’insertion. Les « inadaptés économiques », parce qu’ils sont les
germes d’une société nouvelle en cours de formation, peuvent apporter des
améliorations au système productif qui lui-même leur apporterait, en plus d’une
qualification technique, une reconnaissance réelle de leur utilité sociale. C’est là
le principe de la qualification mutuelle. Les emplois jeunes sont un opportunité
pour aller dans ce sens.

La politique d’urbanisme peut contribuer à ouvrir les quartiers, au lieu de les
encercler en voulant s’en protéger. Cela ne concerne pas uniquement la politique du
logement et de l’environnement, mais aussi l’implantation de services publics qui
peuvent être communs à l’ensemble de la population d’une ville pour favoriser la
rencontre entre habitants de quartiers différents. Certaines villes ont réalisé de
tels équipements. C’est aussi créer, ou transformer, des services de proximité en
les adaptant aux besoins des populations concernées.

Au delà de l’enseignement indispensable des droits civiques, une réforme profonde du
système éducatif dans sa forme et ses méthodes doit être envisagée, en raison de
l’inadéquation entre les formes de savoir qui y sont délivrées, les modes de cette
diffusion, et l’absence de perspectives sociales, tant individuelles que
collectives. L’enseignant peine à jouer le rôle qui lui a été assigné. Ni lui ni les
parents ne peuvent garantir que les efforts d’apprentissage seront récompensés par
une insertion sociale.

Sur le terrain sont à l’Suvre des initiatives d’habitants, d’associations, de
travailleurs sociaux, d’enseignants, d’élus, elles demandent soutien et appui, elles
demandent du temps, elles demandent que ne soient pas opposées les initiatives mais
au contraire qu’elles soient multipliées, et que des moyens leur soient donnés en
favorisant leur complémentarité.

Les habitants des quartiers doivent pouvoir exercer leur droit citoyen de participer
et d’agir sur la gestion de leur vie quotidienne, pourtant ce droit ne leur est pas
toujours reconnu. Le développement d’une vraie vie civique passe aussi par
l’exercice du droit de vote pour les résidents étrangers. Donner aux parents le
droit de vote, c’est rétablir une reconnaissance sociale et une dignité aux yeux de
leurs enfants, c’est engager ces derniers, en tant que français, dans un processus
d’usage de leur droit. L’exercice de la vie citoyenne passe aussi par
l’institutionnalisation de comités de quartiers déjà expérimentés dans de nombreuses
villes.

Dans le même sens, les associations doivent être reconnues dans leur rôle
d’apprentissage et d’organisation citoyenne de la société. Le développement de la
démocratie locale par la participation individuelle et collective à la vie locale
est une urgence, la vie associative y contribue et elle doit pour cela être
favorisée.

Dans le court terme, une politique de moyens est indispensable. D’abord une
politique massive d’investissement financier, ensuite une politique de moyen
humains, pour recruter des travailleurs sociaux, pour prendre en charge les mineurs
en difficulté, pour développer des centres d’accueil provisoires.

Enfin, il faut affirmer clairement qu’une partie de la société ne peut se développer
durablement en laissant derrière elle de façon permanente une autre partie d’elle
même. Creuser des inégalités, ne peut que se retourner contre ceux qui en sont à
l’origine. Lutter contre la violence urbaine c’est s’engager dans un processus
dynamique de politique d’emploi et de solidarité. Par une croissance économique plus
partagée certes, mais aussi en favorisant les initiatives locales créatrices
d’activité, de développement et d’emploi.

La mise en oeuvre significative de moyens est importante, mais c’est surtout par
l’écoute, par le dialogue, par le regard, par la mise en oeuvre d’une réelle
démocratie de proximité que pourra se construire un monde où la violence ne sera
plus la seule perspective des laissés pour compte.

La LDH s’oppose au manichéisme qui consiste à privilégier les solutions répressives,
des voies plus constructives existent. Elles exigent du temps et la mobilisation de
toutes les personnes concernées, à partir d’un projet global fondé sur une politique
d’emploi, et sur la solidarité. Il appartient aux pouvoirs publics de s’engager dans
cette voie avec le concours de toutes les parties concernées.

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[1] Bruno Mattei, « De l’état de confusion à l’état d’alerte », le Monde, 26 janvier
1999, p.16.