Plus d’une heure après,
enfin en sécurité dans la cabine du camion, nous étions soulagés et
envisagions l’épilogue du feuilleton «retour de vacances» ; c’était compter
sans le zèle de fonctionnaires assermentés, surgissant à toute allure dans
un car de police, nous forçant à nous arrêter sur le bas-côté de
l’autoroute.

Sans vérifier qui se trouve à bord, ils braquent leurs armes sur nous en
ordonnant de lever les mains en l’air et de descendre à tour de rôle. A
commencer par le chauffeur plaqué contre son véhicule pour subir une fouille
entrecoupée de questions en rafale ; puis vient le tour de mon mari, allongé
face contre terre dans les herbes folles et fouillé énergiquement. Loin de
s’arrêter là, les policiers, qui semblent ne pas voir qu’ils ont affaire à
une famille d’ex-vacanciers, continuent l’évacuation sans ménagement. Un
policier armé m’ordonne de descendre et de m’étendre face contre terre à
distance de mon mari ; presque sans hésitation, il réitère la scène avec
notre fille, 14 ans, et ignorant ses sanglots de panique entrecoupés de
«Pourquoi, pourquoi ?», lui dit de s’allonger, elle aussi. Puis, rien ne
semblant pouvoir les rappeler au bon sens ou au discernement le plus
élémentaire, ils accueillent arme au poing nos deux jeunes enfants, 9 et 6
ans, descendus derrière leur soeur les mains en l’air et leur ordonnent de
se tenir à bonne distance de leurs parents. Là, nous atteignons le comble de
l’absurdité et de l’angoisse, lorsque, toujours allongés, nous découvrons
nos enfants les bras hissés, l’air ébahi face à des policiers qui ne
semblent toujours pas convaincus qu’il serait temps de rengainer leur arme.
En une fraction de seconde, la crainte du mouvement de panique ou la perte
de contrôle qui seraient fatales à un des enfants se précise, je me dis,
dans un état second, qu’il ne faut surtout pas manifester une quelconque
résistance ni protester devant ce qui ressemble à s’y méprendre à une bavure
policière. Le grotesque le disputant au tragique, je me tiens tranquille.

C’est alors que mon mari, de sa position allongée, se met à parler à la
troupe encore hésitante : «Mes enfants, ce sont mes enfants, s’il vous plaît
; c’est moi qui ai appelé la gendarmerie pour être dépanné, nous rentrons de
vacances ; je suis chirurgien des hôpitaux de Paris, ma femme enseigne à
l’université, vérifiez nos papiers, s’il vous plaît.» Je ne sais pas lequel
s’est ressaisi en premier, mais, enfin, pendant que les uns et les autres,
visiblement soulagés, rengainent progressivement leur arme, un premier se
décide à fouiller dans les poches de mon mari toujours à terre pour
retrouver son portefeuille et ses papiers, un autre vient me demander les
miens que j’extirpe, allongée, de mon sac avec précaution, ne voulant pas
inquiéter par des gestes brusques. Un troisième parle à la grande, toujours
en pleurs, dit aux enfants de baisser les bras et de se rapprocher de moi,
sans réaliser qu’ils ne sont pas vraiment rassurés de me voir maintenue à
terre, comme leur père, dans une position humiliante.

Tout s’est passé très vite, et pourtant, la violence psychologique et
physique infligée, la crainte de la balle perdue, semblent avoir duré une
éternité. C’est alors qu’un policier revêtu d’un gilet pare-balles nous
explique que notre voiture a été confondue avec celle de braqueurs
recherchés. En dépit du soulagement des policiers, des excuses réitérées et
des mots de réconfort prononcés à la demande de mon mari, leur conseillant
de s’humaniser aux yeux des enfants découvrant l’expérience d’armes pointées
sur eux, le trouble et l’écoeurement ne se sont pas dissipés. Fin du mauvais
téléfilm, à moins qu’il ne s’agisse d’un exercice d’entraînement dont nous
avons été les figurants (les otages ?) involontaires.

Maintenant, les questions fusent. La première : pourquoi nous ? Le hasard,
nous avons été le jouet du plus pur hasard, de ce qui était destiné à n’être
qu’une péripétie d’un samedi de juillet très chargé. Cela aurait pu arriver
à n’importe quelle autre voiture passant par là. Mais ce fut nous, la
famille de vacanciers en panne, anonyme, sans relief ni signe particulier.
Quoique… Comment ne pas se poser la question embarrassante ? Qui nous dit
que leur capacité d’évaluation de la situation n’a pas été altérée par la
présence à l’avant de la cabine d’un passager qui avait la tête de l’emploi
: un Arabe ? Confondant le plan Vigipirate, la lutte antiterroriste et la
répression du banditisme, les policiers ont vu dans ce «suspect» le
protagoniste parfait dans tous les rôles de criminel. N’ayant vu que cela,
et comme il n’était pas écrit sur son front qu’il se trouve être chirurgien
transplanteur spécialiste de la mucoviscidose, les policiers ont perdu de
vue la femme et les trois enfants assis à l’arrière. Pourtant, s’ils
n’avaient pas été saisis d’une myopie bien dans l’ambiance «arrestation
musclée du suspect idéal», ils auraient pu en une fraction de seconde se
rendre compte qu’ils n’étaient pas en présence de dangereux braqueurs armés
jusqu’aux dents. Les événements n’auraient pas tourné au cauchemar pour le
conducteur et les passagers. Je l’avais écrit ailleurs, je ne croyais pas en
vivre un jour la dangereuse démonstration avec les miens : le simple fait
d’être arabe est une conduite à risque pouvant mettre en danger celui qui
porte le stigmate comme ceux qui se trouvent à ses côtés. Ainsi, malgré lui,
par sa simple présence, mon mari aura alimenté le délire sécuritaire qui
brouille la pratique policière responsable.

Outre les effets désastreux d’une telle situation sur la personne qui s’y
trouve piégée, je ne peux pas ignorer que le racisme antiarabe, parmi
d’autres, est banalisé, intériorisé au sein de la police comme dans d’autres
administrations, et qu’il libère des comportements disproportionnés même
sans intention raciste de la part de ses auteurs. Mais alors, une autre
question s’impose : avant même que le faciès ne produise son effet magique,
pourquoi la gendarmerie, avertie de notre panne, n’a pas été contactée par
les policiers en surveillance pour s’assurer que le véhicule était signalé
aux services concernés ? Ils auraient pu aisément constater que nous
attendions réellement un dépannage et, pourquoi pas, nous secourir, étant
donné l’emplacement où nous étions coincés. Mais le plus grave, ce qui n’a
cessé de nous inquiéter depuis ce samedi noir, c’est l’absence de
professionnalisme et de discernement de ces policiers qui les a conduits à
traiter de façon violente et humiliante ceux qu’ils auraient dû protéger.
Par un retournement inouï, nous avons été projetés dans un climat
d’insécurité qui est l’exact envers du climat sécuritaire que l’on nous vend
depuis plusieurs années en guise de politique intérieure. L’incompétence des
policiers illustre le caractère contre-productif d’un discours sécuritaire
outrancier et excessif, qui finit par déteindre sur les pratiques de ceux
censés l’appliquer. Excès de langage, sensationnalisme des mises en scène,
banalisation d’une violence qui n’a plus rien de légitime lorsqu’elle
s’exerce contre des citoyens anonymes et innocents, voilà où nous mène le
sarkozysme travesti en projet politique. Du lamentable «il faut terroriser
les terroristes» à l’indigent «il faut nettoyer les quartiers au Kärcher»,
une rhétorique nauséabonde condamne ceux auxquels est promise la voie,
introuvable, de la méritocratie, à avoir plus de chance d’être piégés dans
des ornières d’autoroute où ils sont exposés, avec leurs enfants, à toutes
les insécurités. Est-ce là le sort des citoyens sans qualité : la promotion
de l’égalité des chances, d’être victime du risque sécuritaire ?

Nacira Guénif-Souilamas, sociologue et «juilletiste»