Mais pourquoi cette déception générale, ou plutôt : quels intérêts servent la Convention Européenne « des Droits de l’Homme » et la Cour qui en contrôle l’application ? Il paraît difficile de répondre à cette question de façon circonstanciée sans se pencher sur les origines et le fonctionnement précis de la CEDH. La réponse est très différente de ce que le citoyen « de base » aurait pu légitimement espérer.

UNE CONVENTION « DES DROITS DE L’HOMME » AU SERVICE DU POUVOIR

A propos de ces paragraphes limitant le droit à la vie (notamment en cas d’ « émeute » ou d’ « insurrection ») dans l’article 2 de la Convention Européenne dite « de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales », et qui comme le rappelle notre article précédent :

, cité sous (I) par la suite,

datent déjà de la première version de la Convention adoptée à Rome le 4 Novembre 1950, il est intéressant d’examiner le contexte historique français, la France ayant été l’un des principaux promoteurs de ce traité avec Robert Schuman aux Affaires Etrangères.

Tout d’abord, 1950, c’est en pleine période coloniale et les peuples asservis par l’impérialisme français aspirent à l’indépendance. C’est le cas dans l’Afrique du Nord, mais aussi et surtout en Indochine où la guerre de libération fait rage. A Madagascar, la révolte de 1947 réclamant l’indépendance avait été étouffée par une violente répression. Autant d’événements qui commandaient, pour les puissances européennes, d’exclure du droit à la vie ce genre de « cas évidents » où les victimes de la répression « s’étaient elles-mêmes exclues » de ce droit.

Mais ce n’est pas tout : en Février 1950, le sénateur américain Joseph McCarthy accuse les « communistes » de mainmise sur le département d’Etat US. Le 25 juin, la guerre de Corée éclate… Et en France, le mécontentement social est très grand sur les conditions de la « reconstruction nationale » d’après-guerre où l’exploitation des travailleurs et l’enrichissement des puissants, aggravés par le gâchis des guerres coloniales, génèrent une situation conflictuelle permanente. Pendant que le 9 Mai 1950 Robert Schuman, inspiré par Jean Monnet, propose à l’Allemagne la création d’une communauté des ressources en acier et charbon, en février et dans un contexte de grèves dans tout le pays la CGT avait lancé un mot d’ordre contre la guerre d’Indochine ainsi que d’importantes revendications salariales et, en juin, éclatera la guerre de Corée.

Or, déjà à l’automne 1948, le Président du Conseil Henri Queuille avait accusé les grèves de revêtir un prétendu « caractère insurrectionnel ». Ce même Président du Conseil avait signé en 1949 le Traité de l’Atlantique Nord prévoyant la création de l’OTAN et, le 5 mai de la même année, le statut du Conseil de l’Europe (dont dépend la Cour Européenne des Droits de l’Homme créée dix ans plus tard) avait adopté. Août 1949 avait vu l’écrasement sanglant du mouvement communiste en Grèce. Et c’est dans ce contexte que les prises de positions des communistes français contre l’arme atomique et la course aux armements amèneront le limogeage de hauts fonctionnaires comme le directeur général du CNRS Georges Tessier en avril 1950 et, le lendemain même, le Haut Commissaire à l’Energie Atomique Frédéric Joliot-Curie.

Ajoutons qu’un mois après avoir évincé du gouvernement les ministres communistes (5 mai 1947), le Président du Conseil Paul Ramadier accepta le Plan Marshall pour la France (17 juin). Entre 1948 et 1952, la France fut après la Grande-Bretagne le principal bénéficiaire du Plan Marshall avec un total de dons de deux milliards et demi de dollars de l’époque, soit plus d’un cinquième du budget total du plan.

On peut donc aisément comprendre que la mise en place des institutions européennes, simultanée avec celle de l’OTAN, n’a jamais obéi à un quelconque « élan des peuples » mais aux besoins de la défense des intérêts capitalistes et impérialistes. Et c’est dans ce contexte que la Convention Européenne dite « de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales », à l’origine un outil évident de guerre froide et de répression, a été signée en Novembre 1950. C’est donc à juste titre que les électeurs français se sont inquiétés, recevant à leur domicile un projet de constitution européenne qui leur proposait, mot pour mot, les mêmes limitations du droit à la vie que contient cette Convention. C’est pourtant le droit qu’applique, encore à ce jour, la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Et la question qu’on peut légitimement se poser est : au service de qui est ce droit, du peuple ou des exploiteurs ? On a déjà dit que c’est un droit « miminal » et force est de constater, outre cette très grave limitation du droit à la vie, qu’il ne comporte aucune mention du droit de se nourrir, de se loger, de vivre décemment… ce qui permet à la Russie d’être membre du Conseil de Europe et d’avoir un juge à la Cour Européenne des Droits de l’Homme, alors que le SMIC de ce pays est de 20 euros par mois, officiellement reconnu inférieur d’un facteur 3 ou 4 au minimum vital. Voir, par exemple : . Pendant que le peuple se trouve dans la misère et connaît la faim et le manque de ressources, la Russie « paye ses dettes » aux financiers occidentaux. C’est ainsi que la véritable future « Europe », le Conseil de l’Europe, « gère » 800 millions de citoyens.

On peut d’ailleurs se poser de très graves questions à la lecture d’un article récent publié par le Monde, , où le Conseiller d’Etat et président d’Emmaüs France Martin Hirsch écrit notamment :

« Là-haut [dans le « milieu des classes dirigeantes »], la France est décrite comme dans un état “préinsurrectionnel”.

“N’est-ce pas que cela va exploser ?” , dit-on dans les dîners. “Cela ne pourra pas durer longtemps comme cela !” , renchérit-on sur les terrasses. “Quand pensez-vous qu’aura lieu l’insurrection ?” , interroge-t-on dans les couloirs des cabinets ministériels. »

(fin de citation)

De quoi s’inquiéter, si « nos dirigeants » commencent à voir des « insurrections » partout, vu l’exclusion du droit à la vie dont la Convention qu’applique la Cour Européenne des Droits de l’Homme frappe les personnes impliquées dans des « émeutes » et des « insurrections ».

ENCORE SUR LE FONCTIONNEMENT DE LA CEDH

Sur plus de 50.000 recours par an, seuls 800 sont jugés en audience publique et pour l’essentiel le reste tombe victime de procédures éliminatoires ou est retiré sous l’influence dissuasive de la correspondance de la Cour. Dans (I) , nous avions tenté d’estimer le temps consacré à chaque recours par chaque magistrat chargé de son examen. Un calcul simple avait abouti à des résultats très pessimistes, mais la réalité semble même être pire. Car il convient de retrancher, du temps global dont disposent les 45 magistrats, celui qu’ils consacrent à l’instruction et le jugement de ces 800 affaires par an qui ont la fortune de survivre aux procédures éliminatoires et qui, conduisant à des audiences publiques et à des arrêts largement diffusés, créent l’image de marque de la Cour. Une image forgée pour la publicité et qui ne tient aucun compte des autres 50.000 affaires éliminées en cours de route avec beaucoup moins de formalités et de temps d’examen effectif.

En effet, combien de temps faut-il aux magistrats pour arriver à produire ces 800 excellents arrêts annuels, remarquablement bien ficelés et faisant explicitement état d’un examen détaillé des pièces du dossier , que l’on peut trouver dans la base de données HUDOC, ? A supposer que chaque juge, parmi les sept qui composent la formation de jugement, consacre environ 15 heures à cet examen détaillé du dossier (ce qui paraît un minimum réaliste, car on trouvé même des avis dissidents à la fin des arrêts), on en arrive à 105 heures par arrêt, soit plus de 80.000 heures annuelles rien que pour les 800 affaires passées en audience publique, ce qui ne laisserait strictement rien pour les 50.000 requêtes qui n’ont pas cette chance. Il paraît clair que des mécanismes éliminatoires draconiens ont été mis en place pour la grande majorité des recours adressés à la Cour. Une machine à rejeter sans appel qui semble tourner à plein temps et de plus en plus vite. Mais dans ce cas, quels sont les critères éliminatoires et que peuvent légitimement en penser les citoyens ?

En théorie, une requête ne peut être valablement éliminée par un comité de trois juges que si elle est manifestement non fondée dans tous ses griefs. Mais dans ce cas, il faudrait en conclure que c’est le cas de la très grande majorité des recours dont la Cour est saisie (tous sauf environ 2%), qu’ils aient été rejetés par une comité ou non confirmés par leurs auteurs suite à la correspondance de la Cour. Peut-on raisonnablement demander aux citoyens de « croire » que tel est le cas ? Certains avocats acceptent facilement ce genre d’interprétations et répètent à leur tour que « les gens saisissent la Cour Européenne des Droits de l’Homme de n’importe quoi ». Un point de vue qui s’adapte bien aux besoins de carrière de l’avocat concerné, mais qui est pour le moins quelque peu méprisant envers les citoyens. Il paraît donc justifié de rechercher, à la place, les mécanismes qui peuvent générer une élimination rapide des requêtes et de tenter de les analyser. L’un d’entre eux, que nous abordons par la suite, est le rôle du « juge national ».

DU ROLE DU « JUGE NATIONAL »

De nombreux justiciables ayant saisi la CEDH découvrent, ou restent sans savoir, que leurs recours sont confiés à une Section présidée par le « juge national » de l’Etat mis en cause, à savoir, le juge élu par l’Assemblée des Parlementaires sur une liste de trois candidats proposée par le gouvernement de cet Etat. Pour des raisons évidentes, les juges ainsi proposés sont des personnalités liées de longue date aux milieux dirigeants et judiciaires du pays concerné. Quoi qu’en disent les institutions, le « juge national » peut constituer objectivement un véritable barrage imposé par les gouvernements des états membres. Son rôle peut être déterminant auprès des chambres et des comités qui examinent la recevabilité des recours mettant en cause un état membre. Il siège de droit dans ces chambres et peut être invité à ce même titre par les comités.

La grande majorité des recours sont éliminés sans appel par ces comités restreints de trois juges qui siègent sur les requêtes dont le rapporteur souhaite obtenir une déclaration d’irrecevabilité. Des comités dont le « juge national » peut faire partie, aux termes de l’article 53 du règlement de la Cour qui stipule : « S’ils n’en sont pas membres, le juge rapporteur et le juge élu au titre d’une Partie contractante défenderesse peuvent être invités à assister aux délibérations du comité ». Le « juge national » peut donc être membre désigné du Comité ou invité par lui. Si le comité ne déclare pas la requête irrecevable, il fera partie de la chambre qui examinera à nouveau sa recevabilité. Et si la chambre déclare la requête recevable, le « juge national » sera présent dans la suite de la procédure jusqu’à l’arrêt final et fera, le cas échéant, nécessairement partie de la formation de jugement de l’audience publique.

S’il est en même temps président de la Section chargée de l’examen d’une requête, le règlement de la CEDH exclut le « juge national » de la composition des comités mais ne lui interdit pas d’y être invité ni, apparemment (en tant que Président de Section), de désigner le rapporteur de la requête. Aucune exception n’est explicitement prévue à l’article 49.1 qui stipule, pour les requêtes individuelles, que « le président de la section à laquelle l’affaire est attribuée désigne le juge qui examinera la requête en qualité de juge rapporteur ». Et l’article 49.2 prévoit que ce rapporteur désigné par le Président de la Section « décide du point de savoir si une requête doit être examinée par un comité ou par une chambre, sachant que le président de la section peut ordonner que l’affaire soit soumise à une chambre. ». Or, le même article 49.2 précise « lorsque de l’avis du juge rapporteur les éléments produits par le requérant suffisent par eux-mêmes à révéler que la requête est irrecevable… celle-ci est examinée par un comité, sauf raison spéciale de procéder autrement ». De même, aux termes de l’article 26 du règlement, le Président de la Section est membre de droit et maître de la composition de la chambre chargée d’examiner la recevabilité des recours qui n’ont pas été éliminés par un comité.

Ajoutons qu’à différence d’instances nationales comme la Section du Contentieux du Conseil d’Etat qui opèrent une certaine séparation entre la Présidence et les (Sous-)Sections, la Cour Européenne des Droits de l’Homme mélange les deux types d’instances. C’est ainsi que son Président, le suisse Luzius Wildhaber, fait en même temps partie de la IV Section et que les deux Vice-Présidents de la CEDH, le grec Christos Rozakis et le français Jean-Paul Costa, président respectivement la I et II Section de la Cour.

Le justiciable peut, en toute logique et raisonnablement, craindre que des « juges nationaux » désignés dans ces conditions ne soient liés à des groupes de pression influents de leurs pays d’origine, ou que leur curriculum professionnel soit tel qu’ils puissent eux-mêmes se sentir visés lorsqu’un recours met en cause un mode de fonctionnement des institutions du pays. Ou encore, qu’ils aient directement connu et fréquenté, et fréquentent toujours, les responsables et magistrats nationaux dont une condamnation de l’Etat mis en cause par la Cour pourrait constituer un constat de mauvais comportement. Il arrive donc que, lorsqu’un « juge national » préside une Section de la CEDH, des justiciables s’adressent à la Cour demandant que leur dossier ne soit pas attribué à cette Section. De telles demandes, notamment de justiciables français, sont systématiquement rejetées au motif des serments et déclarations sur l’honneur faites par les juges au moment de leur entrée en fonctions. Mais, avec tout le respect dû à la Cour et à ses magistrats, cette réponse paraît trop sommaire car de tels engagements solennels existent partout dans le monde et ça ne rend pas inutiles les précautions matérielles et organisationnelles, directes comme statutaires. Et on ne voit pas très bien pour quelle raison la Cour, qui dispose de quatre Sections, insisterait pour imposer au justiciable la Section présidée par « son juge national », si le justiciable estime que l’impartialité de la Cour n’est pas garantie dans ces conditions.

La Cour répond au justiciable que « le système ne laisse la place à aucune partialité » car « les membres de la Cour n’ont de devoirs qu’à l’égard de celle-ci », une réponse qui de par sa formulation paraît difficilement crédible dans l’Europe du lobbying institutionnalisé et des grands réseaux des « élites » qu’aucune loi ne contrôle. Ou encore, on répond au justiciable que « Monsieur [le « juge national »] ne préside jamais la [x-ième] section de la Cour [qu’il préside] lorsque celle-ci examine des requêtes dirigées contre [le pays au titre duquel il a été désigné] ». Et, si le justiciable insiste rappelant les possibilités d’intervention que semble laisser à un « juge national » président de Section le règlement de la Cour tel qu’il est diffusé au public, la CEDH ne lui répond pas par une négative explicite, alors qu’il serait très facile d’écrire clairement : « Monsieur [le « juge national »] ne désigne jamais le rapporteur de sa Section [qu’il préside] lorsque celle-ci examine des requêtes dirigées contre [le pays au titre duquel il a été désigné] », et à la place lui adresse un renvoi laconique à la précédente correspondance de la Cour, sans autre explication.

Une fin de non-recevoir qui ne semble donc pas tenir compte du fonctionnement global de la CEDH, tel qu’il est décrit par son règlement, pas plus que du légitime désarroi et des questions que suscite chez le justiciable, le moment venu, le fait de recevoir une « lettre type » rejetant sans appel sa requête par décision d’un comité de trois juges, sans en fournir le moindre descriptif et sans point motiver la décision prise.

Justiciable

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