« Tous haussent encore d’un degré l’escalade qu’ils entendent éliminer » Ivan Illich, La convivialité, Seuil, 1973

Alors que s’accélère la catastrophe, les luttes contemporaines visibles se focalisent plus que jamais sur des menaces lointaines, externes : le système, le fascisme, les multinationales, les gouvernements, les riches, l’Empire, les Etats- Unis… Incarné, personnifié, l’ennemi, extérieur, est diabolisé. Bouc émissaire. Il est hors de ceux qui le combattent et ceux-ci croient rester distincts de lui, intacts. Ils se persuadent mieux, ainsi, que tout est encore possible1. Une multitude idéalisée est opposée à des tyrans tout puissants. Elle aspirerait au Bien, forcément, mais serait contrainte par les Méchants. Ses actes quotidiens, ses expressions, eux, sont perçus comme trop anodins pour qu’on imagine le moindre lien entre les terribles Méchants et les petits riens qui s’enchaînent. La peur ultime, celle qu’on agite et qui justifie l’adhésion volontaire au Moindre Mal, est lointaine aussi : celle d’une dictature militaire, xénophobe, de la destruction massive, du massacre à la chaîne, du crime contre une humanité comptée en nombre de têtes. Et, puisqu’on n’y est toujours pas, alors tout va bien, on peut continuer. « Ils sont huit, nous sommes des milliards ». Et ça crie des heures contre le G8, pour se persuader d’être des milliards et d’être étanches aux huits. « Juppé si tu savais », « Balladur, t’es foutu », « Raffarin, si tu savais ». « Tous ensembles, tous ensembles» toujours étanches, toujours intacts. « Bush, Sharon, assassins ! ». Plus lointaine est la menace et plus elle rassemble des masses virginales, dénonciatrices et indignées, pleines de certitudes qui ne consomment jamais, ne placent pas, ne votent jamais, ne travaillent jamais. Nous2 n’avons rien appris d’Eichmann.

Pendant ce temps des mouvements de masse et des peurs macroscopiques, les territoires intimes3 sont colonisés. Les temps et les espaces privés sont l’objet de restrictions et d’intrusions sans cesse plus grandes. Les comportements, les émotions, les mots et les expressions sont contraints, limités.Et les indignations fréquentes à la liberté (atteinte) et aux droits (bafoués) sont bien incapables d’endiguer ce recul quotidien de nos propres humanités.

Le fil des pensées, celui des discussions, des émotions sont hachés, interrompus, redirigés par la télé, le téléphone, la radio, la musique enregistrée omniprésente, la publicité jusque dans les toilettes.

Les enquêtes d’opinion coupent les promenades, le télémarketing interrompt les repas. Le marchand s’immisce et entretient sur les quotidiens son rythme répétitif, ses séquences courtes, son temps du martèlement, celui de l’usine. Au rythme des réveils matins, des radios, des horaires d’école, d’usine ou de cinéma, à l’alternance des feux rouges, aux pas des sorties de bureau, les masses sont dissoutes et déplacées au gré des besoins du commerce pour alimenter les espaces « utiles ». Isolées chez elles, calfeutrées, elles branchent la télé pour ne pas souffrir d’une trop brutale rupture de rythme : « ça fait une présence ». Et s’éteignent. Elles sont le matériau consommé des métropoles. « Industrie » de services, « industrie » des loisirs, départs de masse en vacance, loisirs de masse saccadés, standards et stéréotypes reproduits, l’industrie se prolonge dans ces intimités et y produit acte après acte, mot après mot, sa propre société. Sans conflits apparents, sans résistances, sans confrontation. Les produits s’immiscent aussi, à la périphérie des corps, puis à leur contact, bientôt à l’intérieur des chairs. D’abord soutien au manque, au handicap, à la pauvreté, au manque de chance, les technologies « aident », « permettent » et finalement « libèrent » l’humain dans sa condition de périphérique, d’accessoire. Il prend l’ascenseur chez lui et paye un abonnement de step4 en salle de sport, il téléphone alors qu’il est avec ses amis et les rappellera quand ils seront séparés. Non parce qu’il lui manquent, mais parce qu’il sait mieux gérer sa relation à son lointain (médiatisé, sans odeur, sans regard ni toucher, sans espace, dans un temps contraint) que celle à son prochain, trop humain, corporel, bouleversant.

Périphérique de son ordinateur portable, de son téléphone portable, de son lecteur portable, en sécurité grâce à une caméra ou une serrure, musclé par les électrodes, nourrit par téléphone, scooter et DominoPizza,toutpuissantfaceàl’écran,l’humain est libéré dans ces technologies toujours plus proches : il en a oublié la conscience et n’approche même plus les limites. Comme le poisson dans l’aquarium, il ne se frappe jamais aux parois du bocal et reste persuadé d’être libre.

Bientôt, il ne sera plus que le support de ses puces greffées, de ses émetteurs embarqués, de ses caméras intégrées, de son visage refait, de ses gènes triés, de son ADN répertorié. Forcément moins parfait, moins interchangeable que ses produits, l’humain recule avec sa honte et son Successeur5 progresse à chaque connexion. A chaque téléphone offert, à chaque réduction de la « fracture numérique », il le soumet. Et on comprend ce qui était faux dans Terminator : les machines restaient hors des corps des humains (on pouvait donc les affronter) et elles perdaient.

Bien avant ce soir de mai 2002, nous avions compris qu’on n’éviterait pas le pire, que les bruits de bottes étaient de vieux mirages, juste assez utiles pour divertir les luttes et faire accepter l’Horreur Moderne, illisible, sous menace de l’Ancienne Horreur, connue, repérable et assez lointaine pour mobiliser les masses dans d’immenses communions. Pour qui écoute, le vieux rythme des bottes, sa puissance sourde, on les retrouve dans les pas décidés des masses, un jour de soldes, dans les bips toujours plus nombreux des scanners, des blocs opératoires, des claviers d’ordinateurs, des escalators, des tapis roulants grande vitesse, des portiques de métros, de musées ou d’écoles, des alarmes, des annonces par haut parleur. Même martèlement, même masse, même destruction. On accepte, on valide, on adhère, on s’abonne. Qui paiera nos forfaits ?

Cette industrie qui a déporté, massacré, broyé, celle des abattoirs de Chicago, des Treblinka, des mines et des usines, des Creys Malville, des Metaleurop et des AZF, on nous la tend aujourd’hui en gélules, en puces, en options, en minutes… et chacun accumule en cachette un petit bout de l’Horreur.Les comportements se calquent, les désirs se calent, les amours sont conformes et confiés à des agences spécialisées. Elles ont leur place au bureau, sur Internet, fast-sex pendant les pauses. Industries porteuses6.

Et pas d’émotions dans la rue, pas de larmes, pas de contemplation, pas de silence, pas de rires aux éclats : il y a des salles sombres pour ça ou des programmes télés. « Soyons vigilants ensembles. Nous vous demandons de ne pas encourager les musiciens dans le métro »7. Pas d’expression, pas de productions, pas de traces humaines qui ne soit préalablement visée. Il est Orwell passé. Ceuxquirefusentuntéléphoneportableouune connexion Internet sont classés dans la catégorie « Exclus », ceux qui touchent agressent, ceux qui parlent « prennent la tête », ceux qui chantent en marchant, entre deux pubs, sont des fous et les conflits de voisinage font le gros des interventions policières. L’humanité, le caractère d’être humain, se nécrose partout. La beauté se mesure à la capacité de conformité. Elle ne se juge plus qu’à l’oeil8 et instantanément. Les villes, humano- immunes, n’autorisent plus de trace à l’homme : ni tag, ni musique vivante, ni bruit, ni odeur humaine. La vraie menace est endophobe9. Le crime est intégré, inséminé. Les corps et les esprits, les territoires intimes, les rapports à nos prochains, plus que jamais sont suspects et contrôlés. Les déviances intimes, privées, volées, menacent le déroulement huilé de la Grande Chaîne productrice de nos vies. Tout écart aux normes ouvre la voie au contrôle par la psychiatrie ou l’incarcération. Industries porteuses.

La survie de l’Humanité n’est plus tant à portée que celle de nos humanités s’impose. « Le monde que nous avons construit nous dépasse, non pas seulement en tant qu’individus pris isolément, mais dans cela même qui fonde notre humanité : notre liberté (comme capacité d’être la raison suffisante de ce qui nous arrive) et notre créativité10 ». Commence alors, pied à pied la lutte pour exprimer l’intime. Dire ce qui nous brûle, baigner dans les temps longs qu’exigent les rencontres, se trouver, s’écouter, s’aimer et vivre ensemble, ne rien faire, ne rien dire, lire ce qui nous lie et qui nous solidarise, respirer, boire, manger, dormir tant qu’il faut, bouger les bras, se toucher, s’explorer, mourir en paix, accoucher comme des humains sont des champs de batailles, aires cruciales d’expérimentation, d’émancipation, de (re)conquête, enjeux vitaux.

Car ce qui est haï par l’Endophobe c’est bien l’intime,ce tréfonds indicible et la liberté qu’ilporte.

Ces moments de fusion volée qui nous rapprochent de ce qui reste étranger, qui nous rattachent au proche, aux lieux et à ce qui les habite. Cette intime vase,cette part de nos tripes qu’on assume en secret, celle qui donne un sens et dans laquelle mûrissent nos joies et nos terreurs. Quand le bonheur étouffe sous la « satisfaction du client11 », elle est l’antidote.

Antidote cette joie qui s’exprime à partir du vécu. Parce qu’il nous lie et nous libère, parce qu’il s’exprime hors des mots, l’intime nous fait puissants et nous rend dangereux.

Préserver nos intégrités pour y croître, les fleurir et les jardiner, en explorant nos temps, nos étendues, nos perméabilités, voilà donc l’urgence. Alors même que les luttes populaires restent focalisées sur des pantins poussiéreux et que le mouvement social combat pour la retraite de nos implants GPS, la joie est notre dernière liberté.

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1 – Maintenir dans l’idée d’un « autre monde est possible » c’est nier tous les mondes « en cours » et entretenir l’illusion. Rien n’est jamais accepté de ce qui est « en cours », alors que l’urgence est brandie depuis si longtemps.

2 – « nous » ? je ne prétends ici représenter personne mais je ne distingue pas les autres de moi, constatant notre interdépendance et nos destins liés.

3 – « INTIME adj.est emprunté (1376-1377) au latin intimus « ce qui est le plus en dedans, au fond » superlatif de interior. L’adjectif est d’abord employé pour qualifier une personne très unie, étroitement liée avec une autre ; il s’applique ensuite (déb.XVIè s.)à la vie intérieure, généralement secrète, d’une personne. Du premier sens vient ensuite l’emploi comme nom pour « ami très cher » (1616 D’Aubigné) et du second la qualification de ce qu’il y a de plus profond, (…). Au début du XIXè s., l’adjectif s’applique au domaine des relations amicales, signifie (1806) « qui réunit des intimes, se passe entre intimes » ; puis l’adjectif qualifie un lieu, une atmosphère qui crée ou évoque l’intimité (1849). » Dictionnaire historique de la langue française.

4 – on appelle step, cette pratique moderne qui consiste à sautiller un nombre prédéfini de minutes autour d’une marche achetée exprès qu’on piétine sur les ordres d’un spécialiste pour transpirer, muscler tout ce qui était source de désir afin qu’il devienne source d’évaluation et remplacer un stress par un autre.

5 – Pour une anatomie de ce Successeur lire Jean-Michel Truong « Totalement inhumaine » Les empêcheurs de penser en rond. Pour une actualité de sa progression consulter www.automatesintelligents.com

6 – On peut dire d’une industrie qu’elle est « porteuse », pour ses promesses économiques. Considérons ici, plutôt, comme une mère est porteuse, qu’elle est porteuse des conditions d’une autre humanité.

7 – authentique message diffusé par la RATP dans le métro parisien en 2003.

8 – L’oeil, seul, est encore ému et conscient.

9 – A défaut, utilisons « endophobe » pour décrire cette haine de l’intérieur, de ce qui mûrit en nous, de ce qui s’embellit à l’abri, de ce qui nous pousse et nous émeut, de ce qui s’exprime finalement et se partage, original, fulgurant et sans prix.

10 – Agathe Delsur « le compte à rebours a commencé ». Allocution prononcée au colloque « technologie et avenir » organisée par le Groupe de Destruction de la Société Industrielle à l’université de Cordoue, fév 2003.

11 – La« satisfaction du client », qui fonde la définition moderne de la qualité, décrit une sensation de bien être qu’apporte la consommation par l’arrêt d’un état de tension, d’un manque : le Besoin, production du marketing et de la publicité. L’humain est donc satisfait par le Coca quand il en boit et arrête ainsi d’en avoir envie. On le voit, l’homme moderne est « satisfait » comme le prisonnier politique qu’on arrête cinq minutes de torturer. Progrès.