Juin 2020 n’a pas été un bon mois pour les propriétaires d’esclaves et les impérialistes, ou du moins pas pour leurs représentations en pierre et en bronze. Au milieu des protestations qui ont suivi le meurtre de George Floyd par la police de Minneapolis, les foules du monde entier ont exigé le retrait des icônes racistes, certains manifestants prenant la responsabilité d’abattre les statues incriminées.

Les protestations ont donné un nouvel élan aux efforts déployés de longue date pour débarrasser les villes du sud des monuments à la gloire des Confédérés. Le long de la Monument Avenue de Richmond, en Virginie, où des militants réclament depuis longtemps le retrait des monuments rendant hommage à des héros confédérés tels que J. E. B. Stuart et Robert E. Lee, les manifestants ont tagué sur des piédestaux divers slogans, tels que «  ACAB  », «  Stop à la suprématie blanche  » et «  Fuck 12  »1. Alors que les procédures légales visant à faire enlever les statues offensantes s’éternisaient dans les tribunaux, les manifestants ont transformé de manière immédiate le monument Lee en un site coloré où des artistes et des foules se sont rassemblés dans le cadre de manifestations et d’hommages à des civils noirs tués par la police.

À la Nouvelle-Orléans, des manifestants armés de corde, d’un ciseau et d’un skateboard ont renversé le buste du propriétaire d’esclaves John McDonogh et l’ont jeté dans le fleuve Mississippi. La rébellion contre les symboles du racisme s’est également étendue à l’autre côté de l’Atlantique. Dans la ville portuaire anglaise de Bristol, le moulage en bronze d’Edward Colston, un marchand d’esclaves du XVIIe siècle, a été démantelé et jeté dans le port.

Je me soucie assez peu de ces monuments rendant hommage à l’esclavage et à l’empire. Bon débarras. Les manifestants ont relancé un processus de reconnaissance et de mémoire historique, qui aurait dû avoir lieu depuis longtemps. Cependant, les cibles qu’ils ont choisies reflètent également une relative impuissance face aux forces contemporaines. La politique symbolique que nous connaissons actuellement, qui se traduit dans des termes tels que «  privilège de la peau blanche  » et « trouble post-traumatique de l’esclavage », a été endossée avec enthousiasme par la classe des actionnaires, précisément parce qu’elle s’écarte des décisions réelles des entreprises qui justifient l’exploitation, rationalisent l’obsolescence et le gaspillage et reproduisent l’inégalité, tout cela dans un but de profit.

Le nouveau blackwashing des entreprises.

Alors que les manifestants antiracistes se sont montrés sévères envers les oppresseurs morts depuis longtemps, ces mêmes manifestations ont fourni, en termes de relations publiques, une manne aux actionnaires vivants. En l’espace de quelques semaines, des entreprises se sont engagées à verser plus de 2 milliards de dollars à diverses initiatives et organisations antiracistes. Les dirigeants de Warner, Sony Music et Walmart ont affirmé donner chacun 100 millions de dollars. Google a promis 175 millions de dollars, principalement pour encourager l’entrepreneuriat noir. YouTube a annoncé une initiative de 100 millions de dollars pour amplifier les voix noires dans les médias. Apple a également promis 100 millions de dollars pour la création de son initiative visant à l’équité et à la justice raciales.

Au delà de ces investissements, les postures antiracistes prises par des entreprises furent encore plus nombreuses. Lors du Blackout Tuesday («  le mardi blackout  »)2 des centaines d’entreprises ont affiché des messages de soutien à BLM. Les services de streaming vidéo comme Hulu, Amazon Prime et Netflix ont fait la promotion du cinéma, des séries télévisées et des films documentaires noirs, à un niveau que nous ne voyons généralement pas, même pendant le Black History Month3. General Motors, Lyft, Best Buy, Amazon, la Ligue nationale de football, Mastercard, Nike, Spotify et d’autres sociétés ont déclaré un jour férié payé pour le 16 juin, autrefois célébré principalement dans l’est du Texas en souvenir de la date à laquelle les Noirs asservis de Galveston ont pu, tardivement, bénéficier de leur émancipation.

Bien qu’Amazon ait temporairement interdit l’utilisation de son logiciel de reconnaissance faciale par les forces de l’ordre, peu de ces réponses concernent la complicité directe d’entreprises dans le maintien de l’ordre, que ce soit en tant que contractants avec des services de police, ou en tant que bénéficiaires des régimes de maintien de l’ordre. Ceci est en partie la conséquence des conceptions dominantes du problème du maintien de l’ordre, qui mettent l’accent sur la disparité raciale plutôt que sur le rôle plus fondamental que joue le pouvoir carcéral dans la reproduction de l’ordre social et de l’économie politique. Une fois dépouillé du militantisme et des aspects culturels propres aux millenials, le slogan «  Black Lives Matter  » se trouve au cœur d’une réaffirmation du mouvement libéral des droits civiques et d’un plaidoyer fondamental pour une protection égale devant la loi.

Avec les interventions des capitalistes, nous avons assisté à une campagne intensive de blackwashing, prenant exemple sur le greenwashing, c’est-à-dire l’adoption des slogans, mantras et de l’éthique du progressisme racial, mobilisés d’une manière qui ne menace pas les fondamentaux de l’organisation de l’exploitation. Ces formes d’antiracisme concernent principalement les entreprises qui tentent d’étendre leur part de marché en exprimant leur attention et leur préoccupation. Le plus important est peut-être que l’adoption par les entreprises de BLM a détourné l’attention du public des luttes ouvrières menées pendant le confinement par les travailleurs essentiels, dont beaucoup sont noirs.

La révolte des travailleurs essentiels.

Les politiques de confinement visant à stopper la propagation de la Covid-19 ont constitué une onde de choc pour plusieurs secteurs. Les travailleurs de l’éducation, de l’information, de la finance et des industries culturelles ont pu conserver leur emploi grâce au recours au télétravail dans de nombreuses universités, écoles, entreprises technologiques et réseaux de médias, mais pour la majorité des salariés, la protection fut relative. Nombre de travailleurs ont conservé leur emploi, mais se sont retrouvés soumis à des formes de surveillance et d’injonction à la productivité encore plus intensives. Des millions d’autres personnes se sont retrouvées au chômage suite aux restrictions ciblant les concerts, les bars, les restaurants, les théâtres, les rassemblements publics, les services religieux et les activités de loisirs. Avec des millions d’écoliers à la maison, de nombreux Américains se sont également retrouvés à assumer de nouveaux rôles d’enseignants à domicile, de gardes d’enfants et de cuisiniers à temps plein, souvent sans la formation ni les ressources financières, émotionnelles et sociales nécessaires.

Dans ce contexte, le sort des travailleurs essentiels est devenu un puissant symbole des difficultés et de l’incertitude ressenties plus largement face à la pandémie. Ces travailleurs comprenaient les travailleurs de la santé en première ligne, les premiers secours et les travailleurs des transports en commun, qui étaient essentiels à la lutte contre la pandémie, mais également ceux employés pour la mise à disposition des produits et services de base. L’accès aux restaurants, aux commerces de détail et aux épiceries étant limité, les entreprises de livraison comme Amazon, Instacart, Grubhub, DoorDash et d’autres ont occupé un rôle démesuré. A titre d’exemple, entre les seuls mois de mars et avril, Instacart a eu recours à trois cent mille travailleurs de plus, et la valeur globale de l’entreprise a pu, du fait de la pandémie, atteindre les 14 milliards de dollars.

En tant que points nodaux centraux de l’uberisation, ces entreprises ont toujours fait appel aux travailleurs les plus vulnérables et n’ont offert que très peu en retour, en termes de salaires et d’avantages. Dans les conditions de la pandémie, ces mêmes commerçants en ligne ont bénéficié de licenciements massifs dans d’autres secteurs, ce qui leur a mis à disposition une nouvelle réserve de travailleurs en difficulté. Par ailleurs, la combinaison des conditions de l’économie de marché et de l’anxiété légitime face à la pandémie a entraîné une vague de débrayages et de grèves à l’échelle nationale.

Bien que le PDG d’Amazon, Jeff Bezos, ait été catégorique dans son soutien à BLM, l’entreprise a licencié Chris Smalls, un travailleur noir d’Amazon, à la tête d’une d’une grève menée à la fin du mois de mars, pour réclamer plus d’équipements de protection et une prime de risque. La grève a entraîné la fermeture temporaire de l’entrepôt JFK8 à Staten Island, qui emploie 3000 travailleurs. Smalls, un directeur adjoint, et d’autres travailleurs, furent de plus en plus inquiets après que deux travailleurs aient été testés positifs à la Covid-19. La sécurité des travailleurs était déjà un problème à JFK8 avant la pandémie. L’année dernière, l’entrepôt a obtenu un score de 15,2 sur l’indice d’incidents de l’OSHA (Occupational Safety and Health Administration – Administration de la sécurité et de la santé au travail), et un taux de blessures supérieur à la moyenne nationale pour les travailleurs des scieries et de la sidérurgie. Smalls a rejoint une longue liste de travailleurs licenciés par Amazon pour avoir protesté contre les conditions de travail au sein de l’entreprise. Emily Cunningham et Maren Costa ont été licenciées à la mi-avril pour leur leadership au sein du collectif des Employés d’Amazon pour la Justice Climatique qui a fait circuler une pétition et organisé une vidéo-conférence entre les travailleurs des entrepôts pour répondre aux préoccupations de sécurité liées à la pandémie. Tim Bray, vice-président et ingénieur chez Amazon Web Services, a démissionné en signe de protestation après la vague de licenciements, et a publié une lettre virulente condamnant le traitement réservé par l’entreprise aux lanceurs d’alerte et son incapacité à protéger les travailleurs pendant la pandémie.

« Amazon est exceptionnellement bien géré et a fait preuve d’une grande compétence pour repérer les opportunités et mettre en place des processus renouvelables afin de les exploiter » écrivait Bray. « Elle a cependant un manque de vision en retour en ce qui concerne les coûts humains de la croissance et de l’accumulation incessante de richesse et de pouvoir ». Bray a condamné le fait que le géant du commerce en ligne traite les travailleurs des entrepôts comme des « unités interchangeable et jetables », tout en notant que ce problème ne concerne pas seulement Amazon, mais plutôt « la façon dont le capitalisme du XXIème siècle fonctionne ».

Le 1er mai, des milliers de travailleurs d’Amazon, de Target, de Whole Foods et d’Instacart ont organisé des débrayages, réclamant une extension des politiques de congés maladie, une politique sanitaire et une distanciation sociale plus strictes sur leurs lieux de travail ainsi que de meilleurs salaires. Ces entreprises ont minimisé l’ampleur du mécontentement des travailleurs, certaines comme Target ayant publié des déclarations réduisant ces revendications à celles d’ « une très petite minorité » de leurs 340 000 employés.

Amazon a fait connaître son protocole sanitaire dans une campagne publicitaire intitulée « Meeting the Moment », mettant en scène Christine et Janelle, des employés qui mettent en avant l’engagement de l’entreprise en matière de sécurité ainsi que leur profonde préoccupation personnelle pour leurs collègues. Un récent procès en Californie contredit toutefois ce message. La plainte mentionne des incidents où les employés d’Amazon Fresh ont dû réutiliser des combinaisons de congélation complètes sans les désinfecter. De même, d’autres travailleurs ont déclaré que leurs plaintes à la direction concernant la sécurité de l’atelier n’étaient pas prises au sérieux.

Cette situation n’est pas réglée, et les problèmes auxquels sont confrontés les travailleurs essentiels vont probablement s’intensifier à mesure que la pandémie s’aggrave et que les responsables gouvernementaux sacrifient la santé publique et la sécurité au travail sur l’autel de la confiance des investisseurs et de la reprise de la croissance économique.

Méfions-nous du capitalisme woke.

La légitime explosion de colère qui a suivi le meurtre de George Floyd a immédiatement mis au défi les élites, puisque des milliers de personnes sont descendues dans les rues pour demander justice. Cependant, cette situation a également fourni une ouverture potentielle, un répit pour les entreprises les plus averties, qui pouvaient ainsi exprimer leur inquiétude pour la vie des travailleurs noirs et de couleur dont ils dépendent, tout en détournant l’attention de l’injustice des conditions de travail.

Depuis le Blackout Tuesday, de nombreux militants ont dénoncé la réponse des entreprises comme une cooptation et une flatterie facile détournant l’attention du travail mené dans différentes villes pour remettre en cause le financement des services de police et demander la rupture des liens entre les forces de l’ordre et les écoles. Cette réponse des entreprises n’est cependant pas une cooptation au sens traditionnel du terme, dans laquelle les pouvoirs en place s’opposent aux forces populaires tout en adoptant leurs dirigeants et leurs idées à contrecœur et par nécessité. Nous assistons plutôt à une convergence idéologique entre le progressisme racial militant de BLM et le libéralisme racial opérationnel du capital. Les manifestations antiracistes contre la brutalité policière et les monuments historiques odieux ne menacent pas le capital comme le font les grèves et les débrayages.? L’enthousiasme des entreprises pour certains éléments de BLM devrait mettre en évidence deux problèmes fondamentaux de l’antiracisme libéral. Premièrement, comme la demande du Black Power des décennies auparavant, la nature amorphe du slogan et le caractère décentralisé et structuré en réseau d’un activisme anti-politique renforcent une dynamique d’électrons libres à travers laquelle ceux qui sont assis le plus près du trône détermineront en fin de compte ce que BLM signifie en pratique. Et nous savons, grâce à quelques décennies d’expérience en matière de responsabilité des entreprises, qu’en l’absence de pression pour agir autrement, les élites dirigeantes mettront en avant des solutions qui s’inscrivent parfaitement dans le cadre de l’économie de marché, de l’action volontariste, de la focalisation sur des attitudes individuelles, ainsi que de la promotion de l’esprit d’entreprise et de la création de richesses.

Il convient de noter que toutes les « organisations de justice sociale » mentionnées dans la promesse de dons de 10 millions de dollars d’Amazon existaient déjà avant la création du hashtag BLM, qu’aucune ne serait considérée par les militants comme une des principales organisations de BLM et que certaines ne se consacrent pas du tout aux questions de police et de justice pénale.

Deuxièmement, le slogan a ressuscité la notion de « blessure noire universelle », qui peut être opérante dans le cadre de la violence de citoyens faisant justice eux-même et de la police mais qui ne convient pas lorsqu’il s’agit d’expliquer le problème plus large de l’incarcération, ou d’ailleurs des inégalités face aux soins de santé, à l’éducation et aux revenus. Kenneth Frazier, le PDG de la société pharmaceutique Merck, était à juste titre indigné par le meurtre de George Floyd, mais dans sa déclaration publique sur l’incident, il s’est livré à un tour de passe-passe rhétorique que trop de gens acceptent comme un fait social. « Ce que la communauté afro-américaine voit dans cette cassette vidéo », a déclaré M. Frazier, « c’est que cet homme afro-américain, qui pourrait être moi ou n’importe quel autre homme afro-américain, est traité comme moins qu’un être humain ». Il n’y a rien de mal à ce que Frazier s’identifie sincèrement à Floyd. Des millions de personnes ont été choquées et indignées. Cependant, à en juger par les protestations dans les cinquante États et par les images de foules larges et diverses, il n’est pas nécessaire d’être noir pour voir que la police a agi de manière illégale et inhumaine.

Mais surtout,,l’affirmation de M. Frazier selon laquelle cela pourrait lui arriver est manifestement fausse, à moins que vous ne soyez au courant d’un incident où une personne détenant 76 millions de dollars en actions aurait été étranglée par la police lors d’un contrôle de routine. Cet artifice rhétorique permet à Frazier d’être perçu comme un intermédiaire de confiance dans les cercles qu’il fréquente, ce qui donne plus de poids à son appel aux chefs d’entreprise afin qu’ils deviennent une «  force unificatrice  » au lendemain des protestations de masse et des pillages.

Il est également intéressant d’observer à quelle vitesse « Black Wall Street », le centre commercial réservé aux noirs de Tulsa à l’époque de la ségrégation, a été érigé en symbole poignant du paradis perdu pour la classe des cadres noirs, les blancs woke et, ces dernières semaines, des cadres d’entreprise de toutes les couleurs. La plupart des journaux et revues d’affaires importants ont publié des articles commémorant le pogrom de 1921, au cours duquel des justiciers blancs tuèrent des dizaines de citoyens noirs et incendièrent des entreprises le long de Greenwood Avenue et dans les zones résidentielles environnantes.

Dans un récit pour Forbes, Antoine Gara désigne même le patricien de Tulsa O. W. Gurley comme le « Bezos de Black Wall Street », établissant clairement une liaison entre la prospérité perdue et les demandes actuelles de réparations dans le cadre capitaliste. L’histoire de Tulsa est un souvenir tragique de la violence de la ségrégation, mais nous devrions nous rappeler que beaucoup d’autres villes et quartiers noirs ont également été détruits par des attaques racistes lors de la période de reconstruction. Ces communautés, cependant, étaient souvent pauvres, composées de paysans, de nourrices, de bonnes, de dockers et de travailleurs journaliers, avec une activité commerciale formelle modeste, voire inexistante, ce qui, manifestement, ne leur confère pas le même crédit aux yeux des fournisseurs contemporains d’élévation raciale et d’esprit d’entreprise. La réhabilitation de « Black Wall Street » comme allégorie et explication de la disparité de richesse entre Blancs et Noirs devrait être rejetée, en tant qu’incarnation d’une histoire myope et d’un récit idéologique bourgeois.? Cette mythologie est profonde et ressemble à la nostalgie entretenue vis-à-vis des quartiers noirs perdus du fait de la construction des autoroutes dans les différentes villes du pays. L’injustice de leur destruction est évidente, mais la croyance que ces corridors commerciaux datant de la ségrégation, avec leurs collections de quincailleries, de théâtres, de motels, d’épiceries et d’articles de bricolage, auraient survécu à la déségrégation, et à l’impact des multinationales que sont les grandes surfaces lorsque tant de commerces et de quartiers du centre-ville appartenant à des Blancs ont périclité constitue un fantasme dangereux.

Trop de soi-disant militants de gauche invoquent maintenant le «  réductionnisme de classe  » pour contester toute analyse de classe sérieuse de la société américaine, et ce surtout lorsqu’on aborde le sujet de la vie des Noirs. Et pourtant, je suis convaincu que ces mêmes militants de gauche feraient une génuflexion devant la prétention de Ken Frazier à être représentatif de tous les Noirs, et, face aux utilisations idéologiques de Black Wall Street, ils ne sont probablement pas conscients de la façon dont de telles manœuvres sapent l’avancement d’une politique qui pourrait améliorer la vie du plus grand nombre des Afro-Américains.

S’opposer à la classe des actionnaires.

Il existe un lien direct entre la vague de manifestations ouvrières d’avril et mai 2020 et les manifestations mondiales liées à la mort de George Floyd. Toutes deux sont des réponses aux conditions désastreuses du capitalisme tardif. Les actions syndicales de printemps étaient les dernières en date des luttes en cours contre une économie de haute technologie et de bas salaires, ce qui n’est pas une caractéristique naturelle du travail, mais une conséquence de l’organisation du travail, du démantèlement des syndicats et de la déréglementation mis en place par les élites dirigeantes. Il doit également être clair que BLM a vu le jour dans le contexte de l’aggravation des conditions créées par la régression néo-libérale, qui a frappé particulièrement durement certaines couches de la population noire. Par exemple, la crise du logement abordable a eu, à des degrés différents, un impact sur de nombreuses communautés afro-américaines. Les démolitions du programme HOPE VI4, qui ont commencé pendant les années Clinton, ont détruit près de cent mille logements sociaux dans des dizaines de villes. Alors que la démolition et la privatisation des logements ont dispersé les travailleurs pauvres à la recherche d’options de logement dans des zones urbaines de plus en plus chères, la crise des prêts hypothécaires à risque a sapé le peu de richesse dont jouissait la dite classe moyenne. A titre d’exemple, mentionnons qu’avant la crise, les Noirs représentaient 72 % des bénéficiaires de prêts immobiliers à Detroit, mais qu’en 2017, ce chiffre était tombé à 48 %.

De nos jours, il est fréquent que trop de gens interprètent le racisme comme un élément constitutif de toute souffrance sociale, inégalité, ou de chaque récit historique. On nous fait croire que le racisme serait « endémique », « enraciné », « systémique », le « péché originel » de l’Amérique, « une maladie », et ainsi de suite. Pourtant, même dans le domaine du maintien de l’ordre, où « voir c’est croire », et où les vidéos virales font de nous tous des témoins, des enquêteurs et des procureurs de ces crimes contre les civils noirs, la race des victimes ne raconte qu’une partie de l’histoire. Une fois que nous regardons au-delà du théâtre urbain où tant de manifestations de BLM se sont déroulées, et que nous nous aventurons sur le plan de l’analyse dans des endroits où il y a peu de personnes noires, le problème du maintien de l’ordre demeure, non pas comme une stratégie de «  contrôle des corps noirs  », mais comme un moyen de discipliner et de gérer les pauvres, les chômeurs et les personnes criminalisées, comme une alternative moins coûteuse que l’investissement dans un salaire social protecteur.

La mort injuste de George Floyd a poussé des millions de personnes à descendre dans la rue, et sa vie devrait nous inciter à réfléchir sérieusement à l’inégalité et à la précarité qui se sont intensifiées dans le contexte de la pandémie mondiale. Il avait quitté le troisième quartier de Houston pour s’installer dans les Twin Cities5 en 2014 grâce à un programme d’un ministère ecclésiastique destiné à donner aux hommes en lutte avec la toxicomanie un nouveau départ et un emploi. Il avait trouvé un emploi de chauffeur de camion et d’agent de sécurité. Comme des millions d’Américains, Floyd a perdu son emploi lorsque le restaurant où il travaillait comme videur a fermé, et en avril, il a été diagnostiqué porteur de la Covid-19. Son utilisation présumée de fausse monnaie reflète l’insuffisance criminelle des minimas sociaux. Sa mort est devenue un puissant symbole mondial de la police raciste, mais sa vie était aussi typique de la détresse de millions d’Américains qui luttent pour survivre dans une économie à bas salaires.

Alors aucun lavage de cerveau, aucune thérapie publique, aucune restauration de monuments ou aucun esprit d’entreprise ne changera les conditions de vie qu’il a connues, et que des millions d’autres endurent encore. Et nous devons construire un mouvement politique pour abolir l’insécurité économique et l’inégalité dont la classe des actionnaires a besoin et que la police doit maintenir.

Traduit de l’anglais par Vivian Petit

Initialement publié dans Jacobin mag en juin 2020 : https://jacobinmag.com/2020/06/blackwashing-corporations-woke-capitalism-protests

PDF: SI_blackwashing_Johnson_2020

1NDT : L’équivalent de « Fuck le 17

2Blackout Tuesday est un mouvement collectif planifié par des éléments de l’industrie musicale pour protester contre le racisme et la violence policière. L’action, organisée en réponse aux décès de George Floyd, Ahmaud Arbery et Breonna Taylor a eu lieu le mardi 2 juin 2020, les entreprises participantes furent encouragées à s’abstenir de diffuser de la musique et de réaliser d’autres opérations commerciales. L’appel à l’action a été lancé par les dirigeants musicaux Brianna Agyemang et Jamila Thomas, directrice principale du marketing chez Atlantic Records. Les entreprises participèrent de différentes manières. Spotify a annoncé qu’il ajouterait un moment de silence de 8 minutes et 46 secondes à certains podcasts et listes de lecture de la journée, durée pendant laquelle le genou de Derek Chauvin fut appuyé contre le cou de Georges Floyd.

3NDT : Sur le Mois de l’histoire noir, voir : https://revue.alarmer.org/a-tree-with-roots-histoire-et-actualite-du-black-history-month/

4HOPE VI est un programme du ministère américain du logement et du développement urbain. Il vise à revitaliser les pires ensembles de logements sociaux aux États-Unis pour en faire des ensembles à revenus mixtes. Le programme a débuté en 1992, et a été officiellement reconnu par la loi en 1998. En 2005, le programme avait distribué 5,8 milliards de dollars par le biais de 446 subventions fédérales globales aux villes pour ces développements.

5NDT : Minneapolis-Saint Paul

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