LE SPECTRE DU BOOKCHINISME

Avec la participation de plusieurs contributeurs de tendances libertaires variées à ce petit livre intitulé Anarcho-syndicalisme & anarchisme et suite à leur précédente livraison État, politique, anarchie, les éditions ACL confirment avec bonheur leur tentative de se sortir du ghetto éditorial qui avait prévalu jusque-là d’une sorte d’Internationale intellectuelle libertaire coupée de certaines réalités sociales ou organisationnelles.

L’ouvrage est axé sur la critique que Murray Bookchin fait de l’anarcho-syndicalisme, aussi bien passé que présent, sous le titre « Le spectre de l’anarcho-syndicalisme », texte qui a déjà beaucoup circulé dans les milieux libertaires anglo-saxons et hispanisants (il date de 1992) et qui est enfin traduit en français. Daniel Colson, Marianne Enckell et Jacky Toublet y apportent ensuite leur réponse.

L’approche centrale de Bookchin consiste à opposer l’anarcho-syndicalisme, qu’il juge uniquement centré sur le monde ouvrier industriel, sur l’usine, et le communisme libertaire, qui serait, lui, centré sur la commune. L’hégémonie passée ou, plus exactement, la prétention hégémonique de l’anarcho-syndicalisme, sinon du prolétariat lui-même, aurait constitué une impasse historique. Elle aurait laminé le communisme libertaire, la seule planche de salut.

Les trois réponses ont beau jeu de relever les nombreuses approximations, les anachronismes, les reconstructions a posteriori, ou même les erreurs historiques et sociologiques commises par Murray Bookchin, notamment à propos de son analyse de la CGT française du début du siècle et de la CNT espagnole jusqu’en 1936. À propos du syndicalisme révolutionnaire français, Daniel Colson souligne l’extraordinaire richesse de sa vie sociale, bien au-delà des seules revendications salariales, au demeurant légitimes, auxquelles Bookchin réduit abusivement le syndicalisme libertaire. Ce rappel de Colson, ainsi que le très instructif tableau des forces syndicalistes-révolutionnaires mondiales au début du XXe siècle qu’il nous fournit (p. 48), ne va d’ailleurs pas sans contradiction avec la teneur de son propos, qui relève des « pleureuses de l’anarchie » ou du « mur des lamentations libertaires », puisqu’il évolue sur le registre du « nous ne sommes rien du tout, et même nous n’avons jamais rien été », alors qu’il nous évoque les bourses du travail où se retrouvaient « par centaines et souvent par milliers, militants, sympathisants ou grévistes » (p. 55). Quant à la CNT espagnole, Bookchin oublie complètement que celle-ci fut pendant très longtemps réfractaire aux fédérations d’industrie, à cause du risque de corporatisme qu’elles représentent, et qu’elle privilégiait au contraire les unions locales, communales, avec pour finalité … le communisme libertaire lui-même.

En fait, l’argumentation de Bookchin, qui a le mérite de se placer dans une perspective d’engagement actuel, repose sur – un postulat qui est faux : selon lui le prolétariat est en voie de disparition en terme numérique, et par conséquent en terme de conscience de classe. Mais Bookchin donne une définition complètement restrictive du prolétariat, qu’il limite aux seuls ouvriers de l’industrie sans prendre en compte les employés, les techniciens, les enseignants, les paysans sans terres, les métayers, les fermiers. Cette définition tronquée n’a jamais été celle des anarchistes ou des anarcho-syndicalistes, comme le rappelle très bien Jacky Toublet. En outre, même de son point de vue, Bookchin se trompe. Certes, le prolétariat industriel en col bleu semble en régression dans les pays occidentaux (Japon inclus), encore qu’il faudrait vérifier les chiffres et dépasser les canons statistiques fournies par l’idéologie bourgeoise, mais si l’on considère l’ensemble des pays en voie d’industrialisation (les NPI, les 4 dragons, les bébés-dragons, le Brésil…), c’est bien au contraire la classe ouvrière qui se renforce numériquement dans le monde.

Le fait que cette croissance ouvrière ne corresponde pas, pour le moment, à un développement d’une véritable conscience internationale de classe (car il existe une conscience de classe à l’échelle nationale, pour ne pas dire nationaliste, comme en témoigne la vigueur des luttes ouvrières au Brésil ou en Corée du Sud), c’est toute la question. Mais partir d’un postulat faux ne peut qu’apporter des réponses fausses. Or la réponse écologique (sic) et municipaliste libertaire de Bookchin est, au moins de ce point de vue, une impasse totale.

Sur la dimension écologiste, je me contenterais ici de souligner que Bookchin s’est enfin rendu compte des dérives gravissimes, éco-fascistes, de l’écologie profonde, mais qu’il le fait un peu tard, et sans se remettre en question. En effet, sa position philosophique naturaliste, qui passe par une attaque de l’idéologie des Lumières (p. 9), attaque d’ailleurs partagée par Daniel Colson (p. 42) [1], et même sa finalité très contestable (« l’harmonisation de l’humain avec l’humain conduit aussi à harmoniser l’humanité avec le monde naturel », p. 31), font bel et bien le lit de l’éco-fascisme.

Quant au municipalisme libertaire, ce n’est rien moins, selon moi, que l’une des dernières planches de salut d’une bourgeoisie éclairée, soucieuse de recoller aux citoyens et toujours désireuse de leur faire entériner leur propre domination, à une échelle micro qui ne remet pas en cause les grandes décisions économiques (que Bookchin néglige d’ailleurs dédaigneusement), politiques, ou autres. C’est la fameuse « démocratie directe », désormais évoquée par tout le monde, y compris par le député RPR du coin, et la non moins fameuse subsidiarité, revendiquée par le christinianisme social et le socialisme revisité. Pour soutenir son municipalisme libertaire, Bookchin n’hésite pas à s’appuyer sur une citation honteusement tronquée et interprétée de Bakounine (p. 13 : selon lui, Bakounine aurait été favorable aux élections… communales ! Mais pourquoi ne s’y est-il pas présenté ?). Il faudrait plus de pages pour démonter la subtile mais manipulatrice confusion qu’opère Bookchin entre communisme et communalisme, qui veut servir son propos. Regrettons également que la révolution russe ait été pratiquement oubliée comme exemple, mais il est vrai que la commune de Kronstadt revendiquait ni plus ni moins qu’une troisième révolution, la révolution sociale, et que la Makhnovtchina, tout juste évoquée par Bookchin, évoluait de pair avec la confédération Nabat qui était… anarcho-syndicaliste.

Non seulement ce municipalisme libertaire, aux contours flous mais dont la seule clarté consiste à se placer sur le terrain électoral (même si Bookchin ne le clame pas trop pour des raisons évidentes de crédibilité au sein du mouvement libertaire), va servir de marchepied aux apprentis politiciens désireux de se faire les dents – comme nous en connaissons toujours au sein du mouvement anarchiste [2] -, mais aussi, et surtout, il n’est en rien porteur d’une alternative révolutionnaire, comme l’a parfaitement montré l’exemple du mouvement écologiste allemand.

En fin de compte, l’approche de Bookchin, au-delà de ses réflexions stimulantes, a le grand défaut, malgré les apparences, de se présenter en dehors de l’histoire, d’être ahistorique. Les faits sont rarement replacés dans une perspective globale, très peu reliés les uns aux autres, pratiquement pas rattachés au contexte économique, social et culturel. Rien n’est vraiment dit sur les structures ou les tendances lourdes. Tout est finalement beaucoup trop idéalisé, dans le sens où ce serait l’idée, la philosophie que cultive Bookchin avec passion, qui mènerait le monde. Vieille chimère d’une fraction de l’intelligentsia bourgeoise, que semble d’ailleurs soutenir Daniel Colson, même si ses travaux concrets sur le mouvement ouvrier stéphanois l’amènent à prendre positivement en compte les réalités sociales. Le pur débat d’idées n’est pas le seul moteur de l’histoire ! Marianne Enckell explique judicieusement l’orientation de Bookchin par son insertion dans la culture américaine, mais il ne faudrait pas que ce constat soit entériné purement et simplement et que, sous prétexte de culturalisme ou de diversité, la dimension globale et universaliste de l’anarchisme soit renié.

N’oublions pas, enfin, qu’avec l’organisation anarcho-syndicaliste ou syndicaliste révolutionnaire, il existe également l’organisation anarchiste dite spécifique, qui a toujours évolué en rapport, même conflictuel, avec l’anarcho-syndicalisme, et qui ne se contente pas, comme le prétend Daniel Colson à propos de la FA francophone, de se découper stupidement en « variantes kropotkinienne, syndicaliste, proudhonienne » (p. 43) car les réalités ont quand même beaucoup évolué depuis la Synthèse de Sébastien Faure !

Le matérialisme et la lutte de classes restent plus que jamais fondamentaux, et d’actualité. La réponse qu’apporte Jacky Toublet à Murray Boochin est à cet égard tout à fait exemplaire. C’est un modèle de concision, de clarté et de pugnacité qui met excellement les choses au point. Heureusement que Toublet nous rappelle l’incontournable position de Malatesta, que Bookchin se contente de citer imparfaitement en seconde main (d’après Woodcock, p. 17) et que Colson semble complètement ignorer – il est vrai que le sens organisationnel – anarchiste – de Malatesta rend malade tous les spontanéistes de la terre ! Bref, le texte de Jacky Toublet mérite d’être reproduit et diffusé à tous les niveaux comme outil de réflexion ou de formation militante, au même titre d’ailleurs que l’ensemble du livre qui ne peut que favoriser la discussion. Les ACL veulent une suite, à vos plumes !

Philippe PELLETIER

Notes

1- Depuis quelque temps, Daniel Colson s’efforce d’établir une filiation entre l’anarchisme et les philosophies de Spinoza, Nietzsche, Bergson, Deleuze et Foucault. Contentons-nous ici de restaurer quelques faits : Bakounine critiqua Spinoza, de même que Descartes, Kant, Hegel, etc., pour leur incapacité à dépasser la question de l’être divin ; Kropotkine et Malatesta ne furent guère tendres avec Nietzsche qui n’attira que quelques individualistes en mal d’ego dont certains, comme Victor Serge, finirent dans les bras du bolchevisme ou d’autres, comme Massimo Rocca (= Libero Tancredi), dans ceux du fascisme. Kropotkine : « Je veux détruire l’idole qu’adore Nettlau (…) en montrant par le détail comment Nietzsche est brillant, puissant dans sa critique de la morale bourgeoise, en particulier de la charité chrétienne, et comment il est misérable, lorsqu’il commence à dépeindre l’individu fort » in Lettre à Tcherkessof du 4 octobre 1902 ; « … le nietzschéanisme est un des spurious individualismes. C’est l’individualisme du bourgeois qui ne peut exister que sous la condition d’oppression pour les masses (…) et qui n’est pas autre chose que le chacun pour soi et Dieu pour tous du bourgeois, qui crut y trouver le moyen de s’affranchir de la société » in Lettre à Nettlau du 15 mars 1902. Malatesta : « Parfois, quand ils ont des lettres, ils se considèrent comme des surhommes. Ils ne s’embarrassent pas de scrupules, ils veulent « vivre leur vie » ; ils se moquent bien de la révolution et de toute aspiration future (…) ceux-là sont des rebelles, mais ce ne sont pas des anarchistes. Ils ont la mentalité et les sentiments du bourgeois frustré et, quand ils le peuvent, ils deviennent en fait des bourgeois, et pas des moins dangereux » (in Volontà, 15 juin 1913). Quant à Rudolph Rocker, il ne manqua pas de souligner chez Nietzsche « l’oscillation constante entre des concepts autoritaires encore vivants et des idées véritablement libertaires » (in Nationalisme et culture) ; enfin, l’anarchiste et anarcho-syndicaliste Ôsugi Sakae qui traduisit Bergson en japonais appréciait Bergson et préférait voir l’influence que le philosophe avait exercé sur Sorel mais il se montrait très critique envers ce dernier (vol. VI des OEuvres complètes).

2- Le dernier exemple en date au sein de la FA avec le défunt groupe socialiste libertaire de Lille dont certains des membres ont rallié les Verts et se présentent aux élections.