La banalité du mâle
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« Je me souviens de mon interminable question : mais comment se peut-il que j’aie tué Hélène ? » Louis Althusser (1994 : 286)
Hélène Rytmann est née à Paris en 1910 dans une famille juive. Sa jeunesse a été marquée par deux drames importants : elle a administré à treize ans, sur recommandation du médecin, une dose mortelle pour mettre fin aux jours d’un père atteint du cancer, puis l’année suivante de même pour sa mère. Membre du Parti communiste depuis 1930, elle est une résistante dans la région de Lyon pendant la Deuxième Guerre mondiale, connue alors sous le nom d’Hélène Legotien (nom qu’elle reprendra pour signer des textes, et que je retiendrai pour la désigner tout au long de ce texte). Elle rencontre ensuite un philosophe qui enseigne à l’École normale supérieure, Louis Althusser, également membre du Parti, avec qui elle sera en relation de couple pendant une trentaine d’années.
Au début de la Guerre froide, elle milite au Mouvement pour la paix (d’obédience soviétique) avant d’être exclue des rangs du Parti par ses camarades qui l’accusent d’hitléro-trostkisme ou d’avoir été à la solde de la Gestapo ou de l’Intelligence service. De l’aveu même de son conjoint, celui-ci votera aussi son exclusion (Althusser, 1994 : 228).
La notoriété d’Althusser s’affirme, mais il est très instable psychologiquement, au point d’être souvent hospitalisé. Legotien devait alors répondre aux demandes de nombreux ami·e·s qui s’inquiétaient de l’état de santé de son conjoint, mais ne s’intéressaient jamais à elle, ce qu’elle vivait comme une « injustice intolérable » (Althusser, 1994 : 275).
Althusser assassine Legotien le 16 novembre 1980, vers 9 heures du matin, dans leur logement de l’École normale supérieure.
Tout de suite s’impose dans l’espace public la thèse de la folie pour expliquer ce cas. Toute analyse sociologique ou politique, pour ne pas dire féministe, est évacuée.
C’est précisément de ce discours public ayant pour effet de disculper le tueur dont il sera ici question. L’étude proposée se fonde sur une analyse croisée des propos du tueur lui-même, qui s’est longuement exprimé sur ses motifs dans son autobiographie (L’avenir dure longtemps), puis des points de vue avancés dans des textes parus dans les journaux et des revues après l’assassinat et suite à la parution de l’autobiographie. Dans ce corpus s’entremêlent des discours de journalistes, d’éditorialistes, de chroniqueurs et d’intellectuels, le plus souvent des hommes, ainsi que de psychologues et de psychiatres, par exemple dans le cadre d’entrevues.
L’analyse présentée ici porte sur une sélection de textes retenus pour leur pertinence dans le cadre de cette recherche, sans prétention à l’exhaustivité, tout en s’inspirant des travaux de Vania Widmer (2004) qui a elle aussi proposé une analyse des discours médiatiques au sujet du « crime d’Althusser » . L’objectif n’est pas de distinguer ou de comparer les divers registres de discours , mais plutôt de montrer qu’ils expriment de manière consensuelle une même certitude, à savoir que le meurtre doit s’expliquer par la psychologie de l’assassin, ce qui a pour effet de dépolitiser cette affaire, voire de disculper l’assassin lui-même. Ainsi, après avoir présenté des outils d’analyse développés par des féministes spécialistes des discours publics au sujet des violences masculines contre les femmes, le contexte social dans lequel le meurtre est survenu sera rappelé, puis seront présentés plus précisément les discours de psychologisation et de victimisation du tueur, pour finalement discuter du réseau de protection et de solidarité masculine qui s’est mis en place au profit du tueur.
Au fil de la discussion, il apparaîtra que cette affaire agit comme un « révélateur » social (Delphy, 2011 : 7), car revenir sur ce crime et surtout sur les discours publics à son sujet permet de mettre en lumière les « tactiques d’occultation » (Romito, 2006) de la violence masculine contre les femmes, à la fois individuelle et collective.
Éclairages féministes
Avant de discuter de cette affaire et de ses suites, revenons aux travaux de féministes qui ont analysé les discours sur les violences des hommes envers les femmes. Leurs études sur la représentation par les médias des « drames conjugaux » ou « crimes passionnels » permettent d’identifier des régularités, en particulier quant aux explications offertes. Une présentation synthétique des recherches réalisées dans la sphère anglo-saxonne (Guérard et Lavender, 1999) indique que le sujet principal du récit médiatique est généralement l’homme qui assassine sa conjointe ou son ex-conjointe, alors que sa victime occupe une place marginale, même si elle est souvent tenue pour responsable de sa propre mort, la responsabilité de l’assassin étant du même coup minimisée.
Chaque affaire est traitée à la pièce dans les médias, soit comme un événement isolé, ce qui empêche de voir que la violence masculine meurtrière est un phénomène social (les journalistes n’évoquent pas les autres affaires similaires même quand plusieurs sont l’objet d’articles dans la même édition d’un journal, ou à quelques jours d’intervalle). Parmi les explications permettant de minimiser la responsabilité de l’assassin, notons la volonté de sa conjointe de le quitter et la dépression. Fait intéressant : tous ces éléments se retrouvent dans les discours médiatiques traitant de l’assassinat de Legotien par son conjoint, mais aussi dans l’autobiographie signée par l’assassin.
Une autre étude (Houel, Mercader et Sobota, 2003), portant spécifiquement sur la France, a également permis de constater que les journalistes expliquent les « crimes dits passionnels » le plus souvent par « un raisonnement psychologique, voire psychopathologique », surtout quand le meurtrier est un homme de classe moyenne et « blanc ». Les journalistes avancent en revanche des explications socioculturelles quand il s’agit d’un homme d’origine étrangère, en particulier un Musulman (Houel, Mercader et Sobota, 2003 : 9, 103 et suiv.).
Plusieurs féministes spécialistes des violences masculines contre les femmes ont démontré que les discours publics, y compris des autorités, ont tendance à évacuer toute référence aux rapports sociaux de sexe, attitude qui participe d’un « processus de dépolitisation » (Lieber, 2008 : 175). Dans leur étude, Annick Houel, Patricia Mercader et Helga Sobota (2003 : 104-105) distinguent deux types de « théorisations psychologiques » : soit « les criminels font l’objet d’une sorte de diagnostic », soit les causes « sont recherchées dans l’enfance des criminels », en particulier du côté de leur père absent ou violent et de leur mère dominante. Encore une fois, les discours publics relayés dans les médias au sujet de l’assassinat de Legotien correspondent bien à ce schéma, tout comme le récit livré par l’assassin dans son autobiographie.
Pour mieux saisir la signification politique des discours au sujet du meurtre perpétré par Althusser, les réflexions complémentaires de Mélissa Blais et de Patrizia Romito méritent d’être mobilisées. Blais (2009) a analysé les discours médiatiques au sujet de l’attentat antiféministe à l’École polytechnique de Montréal, le 6 décembre 1989. Elle a constaté que les médias présentaient le terroriste avant tout comme un fou, même s’il avait très explicitement expliqué ses motivations politiques, c’est-à-dire antiféministes. Ce jeune homme a tué 14 femmes (13 étudiantes et une adjointe administrative), à l’École polytechnique, après avoir déclaré « J’haïs les féministes ». Il s’est suicidé sur les lieux et les policiers ont trouvé sur son corps une lettre-manifeste, dans laquelle le terroriste se livrait à cette prédiction : « Même si l’épithète Tireur Fou va m’être attribué [sic] dans les medias, je me considère comme un érudit rationnel. » Il a en effet tout de suite été désigné comme un « tueur fou » par les médias.
Pour sa part, Althusser a déployé beaucoup d’énergie pour se présenter comme fou, et donc irresponsable du meurtre, alors qu’il était reconnu comme un érudit rationnel.
Romito (2006) a étudié de manière plus générale les « tactiques d’occultation » de la violence masculine contre les femmes. Elle identifie « la psychologisation » comme l’une des tactiques la plus courante et la plus efficace d’occultation des violences masculines contre les femmes. Cette tactique, qui constitue « un refus de l’analyse politique » (Romito, 2006 : 137 ; voir aussi Hanmer, 2012 [1977] : 100), rend difficile de penser ces meurtres comme relevant d’une logique sociopolitique, même si les statistiques sont très claires à ce sujet :
La psychologisation est donc, en substance, une tactique de dépolitisation, chargée de maintenir le statu quo et de renforcer le pouvoir dominant. […] Psychologiser peut servir aussi à décriminaliser telle action (Romito, 2006 : 122-123, souligné dans le texte).
Blais (2009 : 77 et suiv.) a aussi expliqué comment la psychologisation du tueur de l’École polytechnique a été reprise dans les médias, y compris par des psychologues et des psychiatres qui n’avaient ni rencontré le tueur, ni consulté son dossier médical. Blais démontre que cette psychologisation a eu pour effet de transformer le « tueur fou » en victime (il est malade, souffrant) et de le déresponsabiliser (la cause est la folie, ou ce qui a causé la folie, soit possiblement le féminisme et les féministes). Les réflexions de Blais et Romito rejoignent celles de la féministe britannique Jalna Hanmer, présentées dans le premier numéro de Questions féministes en 1977. Elle précisait que le défi dans l’analyse des violences masculines n’est pas nécessairement « l’explication de tel acte individuel : notre préoccupation centrale est la signification, au niveau social structurel, de la violence des hommes contre les femmes. » (Hanmer, 2012 [1977] : 94)
Bibliographie :
Althusser, Louis (1994). L’avenir dure longtemps. Paris : Stock/IMEC.
Arce Ross, German (2003). « L’homicide altruiste de Louis Althusser ». Cliniques Méditerranéennes, 1(67), 222-238.
Blais, Mélissa (2009). « J’haïs les féministes ! » : Le 6 décembre 1989 et ses suites. Montréal : Remue-ménage.
Blais, Mélissa, Francis Dupuis-Déri, Lyne Kurtzman et Dominique Payette (Éds.) (2010). Retour sur un attentat antiféministe : École polytechnique de Montréal, 6 décembre 1989. Montréal : Remue-ménage.
Butler, Judith (2002). « “La conscience fait de nous tous des sujets”. L’assujettissement selon Althusser ». In Judith Butler, La vie psychique du pouvoir (chap. V). Paris : Léo Scheer.
Cipriani, Lucile (2003). « Mort de Marie Trintignant : Nul n’a su contourner l’agresseur ». Le Devoir, 3 septembre (texte consulté sur le Web le 10 janvier 2015 : http://www.ledevoir.com/non-classe/35211/mort-de-marie-trintignant-nul-n-a-su-contourner-l-agresseur).
Corpet, Olivier et Yann Moulier Boutang (1994). « Présentation ». In Louis Althusser, L’avenir dure longtemps. Paris : Stock/IMEC.
Delphy, Christine (2011). « “C’est le plus grand des voleurs, oui mais c’est un Gentleman” ». In Christine Delphy (Éd.), Un troussage de domestique (pp. 9-25). Paris : Syllepse.
Debauche, Alice et Christelle Hamel (2013). « Violence des hommes contre les femmes : quelles avancées dans la production des savoirs ? » Nouvelles Questions Féministes, 32(1), 4-13.
Dubec, Michel (2001). « André Gide aurait-il pu juger Louis Althusser ? ». Journal français de psychiatrie, 2(13), 37-39.
Guérard, Ghislaine et Anne Lavender (1999). « Le fémicide conjugal, un phénomène ignoré : analyse de la couverture journalistique de 1993 de trois quotidiens montréalais ». Recherches féministes, 12(2), 159-177.
Hanmer, Jalna (2012 [1977]). « Violence et contrôle social des femmes ». Questions féministes, 1 ; reproduit dans Questions féministes 1977-1980, Paris : Syllepse, 2012, pp. 94-115.
Houel, Annick et Claude Tapia (2008). « Les dessous du féminicide. Le cas Althusser ». Le Journal des Psychologues, 8(261), 50-53.
Houel, Annik, Patricia Mercader et Helga Sobota (2003). Crime passionnel, crime ordinaire. Paris : Presses universitaires de France.
Jaspard, Maryse (2005). Les violences contre les femmes. Paris : La Découverte.
Lefebvre, Julie et Suzanne Léveillée (2011). « Profil descriptif d’hommes ayant commis un homicide conjugal au Québec ». In Suzanne Léveillée et Julie Lefebvre (Éds.), Le passage à l’acte dans la famille. Perspectives psychologique et sociale (pp. 2-27). Québec : Presses de l’Université du Québec.
Legotien, Hélène (1955). « Du roman au film ». Esprit, juillet.
Lévy, Bernard-Henri (2011). « Préface ». In Louis Althusser, Lettres à Hélène. Paris : Grasset.
Lieber, Marylène (2008). Genre, violences et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question. Paris : Presses de SciencesPo.
Marty, Éric (1999). Louis Althusser, un sujet sans procès. Paris : Gallimard.
Naville, Pierre (1961). L’automation et le travail humain. Paris : CNRS.
Poisson, Catherine A. (2008). « Louis Althusser’s the future lasts forever : The failure of auto-redemption ». The Journal of Twentieth-Century/Comtemporary French Studies, 2(1), 107-125.
Romito, Patrizia (2006). Un silence de mortes : La violence masculine occultée. Paris : Syllepse (coll. Nouvelles questions féministes).
Widmer, Vania (2004). « Le crime d’Althusser ». L’Écrit, 54, 8-22.
Très bon écrit par l’auteur de Black Block.
Tant que le patriarcat dominera il y aura meurtres ,harcèlements,viols des femmes.
Ce qui est révoltant, c’est le silence de la majorité des hommes.
http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/510969/le-silence-des-autres-hommes
Il est temps de prendre position partout. Nous ne pouvons plus rire de tout .Le sexisme n’a sa place que dans une société patriarcale qui permet les violences faites aux femmes
Radicalement contre le patriarcat!!!
Du meurtre de Legotien par son conjoint, nous n’avons que le récit du meurtrier. L’autobiographie écrite par celui-ci au milieu des années 1980 et publiée en 1992, deux ans après sa mort de cause naturelle, s’ouvre ainsi :
Tel que j’en ai conservé le souvenir intact et précis jusque dans les moindres détails […] voici la scène du meurtre telle que je l’ai vécue. Soudain, je suis debout, en robe de chambre, au pied de mon lit dans mon appartement de l’École normale. […] Devant moi : Hélène, couchée sur le dos, elle aussi en robe de chambre. […] Agenouillé tout près d’elle, penché sur son corps, je suis en train de lui masser le cou. […] Je ressens une grande fatigue musculaire dans mes avant-bras : je sais, masser me fait toujours mal aux avant-bras. Le visage d’Hélène est immobile et serein, ses yeux ouverts fixent le plafond. Et soudain, je suis frappé de terreur : […] je sais que c’est une étranglée. Mais comment ? Je me redresse et hurle : j’ai étranglé Hélène ! Je me précipite, et dans un état de panique intense, courant à toute force […] vers l’infirmerie où je sais trouver le Dr. Étienne […] [t]oujours hurlant je monte quatre à quatre l’escalier du médecin : “J’ai étranglé Hélène !” (Althusser, 1994 : 34).
Catherine A. Poisson (2008) et Vania Widmer (2004) ont procédé à des études serrées de cette mise en récit et elles concluent qu’elle est minée par un problème important : « Althusser est absent du meurtre. Le meurtre se déroule sans lui » (Widmer, 2004 : 13). Il massait sa conjointe, puis il a une sorte d’absence, presque une rêverie, et quand il reprend conscience, Legotien est morte. Cette mise en récit reprend des éléments de discours qui se retrouvent dans les médias lorsqu’il y est question des « crimes passionnels » : « les termes choisis tendent à décrire ce moment [du meurtre] comme un accident, comme l’accident d’un être sujet à l’égarement et non pas sujet de son crime » (Houel, Mercader et Sobota, 2003 : 129).
Dans son autobiographie de plus de trois cents pages, Althusser raconte son histoire personnelle pour expliquer son meurtre. Il suggère que ce crime s’explique par des ressorts psychologiques et psychanalytiques, évacuant toute référence à la politique des sexes et au féminisme. Or, ce meurtre ne constitue pas un événement exceptionnel, particulièrement si on le replace dans le cadre du système patriarcal en France, où il a eu lieu. En effet, les féministes ont bien démontré que la violence masculine contre les femmes est un phénomène sociologique, en plus d’être l’objet d’importantes mobilisations féministes, y compris à l’époque où survient le meurtre.
Après Maryse Jaspard (2005 : 11-13), Alice Debauche et Christelle Hamel (2013 : 5) ont rappelé que la dénonciation des violences masculines contre les femmes a été « l’une des questions majeures soulevées par le mouvement féministe des années 1970. […] La dénonciation des différentes formes de violences envers les femmes fut l’objet de nombreuses manifestations et de nombreux écrits militants — manifestations de nuit, procès politique, etc. » Le meurtre de Legotien par son conjoint philosophe marxiste et militant communiste survient donc après une décennie de mobilisation féministe au sujet des violences masculines contre les femmes.
Ce philosophe célèbre qui enseigna à nombre de futures vedettes intellectuelles (Étienne Balibar, Regis Debray, Michel Foucault, Bernard-Henri Lévy, Jacques Rancière) et qui côtoyait des personnalités célèbres (Paul Éluard, Jacques Lacan) semble avoir totalement ignoré — si on se fie à son autobiographie — le féminisme, aussi bien comme mouvement social que comme théorie. Mobiliser l’analyse féministe permet pourtant de rappeler la signification sociologique et politique du meurtre puisque le « privé est politique », d’élaborer une lecture critique de l’explication avancée par le tueur lui-même et ses alliés et de rappeler que la protection sociale dont a joui le tueur de la part de ses alliés n’est pas exceptionnelle quand des célébrités masculines tuent ou violent des femmes.
En moyenne tous les deux jours en France, un homme tue sa conjointe ou son ex-conjointe. Legotien est l’une de ces femmes assassinées. Il s’agit d’un phénomène social, doté d’une certaine régularité. Les données sont d’ailleurs à peu près constantes depuis plus de vingt ans en France et dans d’autres pays, comme au Canada, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et ailleurs. Déjà en 1977, Questions féministes rappelait que les violences masculines contre les femmes surviennent souvent dans le cadre d’une relation de couple (Hanmer, 2012 [1977] : 98-99). Environ un tiers de ces meurtres de femmes [1] surviennent en situation de séparation ou de séparation annoncée. L’homme décide de tuer sa conjointe ou son ex-conjointe, plutôt que d’assumer qu’elle le quitte et s’émancipe de la relation.
De l’avis même du meurtrier, Legotien lui avait dit qu’elle voulait le quitter quelques jours avant qu’il ne l’assassine. Dans son autobiographie, Althusser (1994 : 165) relève par des propos pour le moins équivoques son refus de laisser sa conjointe le quitter : « les départs violents d’Hélène, […] je ne pouvais [les] supporter : ils m’étaient autant de menaces de mort (et on sait quel rapport actif j’ai toujours entretenu avec la mort). »
L’assassin se présente comme une victime de la femme qu’il a tuée, mais qui aurait menacé sa survie à lui, l’homme. Ces propos concordent avec les remarques de spécialistes des homicides conjugaux qui indiquent que « la raison la plus souvent invoquée par les hommes qui ont commis un homicide conjugal est l’incapacité d’accepter la séparation conjugale », les meurtriers déclarant ne pas pouvoir « tolérer la perte de leur conjointe et […] vivre le deuil de la relation. » (Lefebvre et Léveillée, 2011 : 12) Dans son autobiographie, Althusser s’explique ainsi :
Je ne sais quel régime de vie j’imposai à Hélène (et je sais que j’ai pu être réellement capable du pire), mais elle déclara avec une résolution qui me terrifia qu’elle ne pouvait plus vivre avec moi, que j’étais pour elle un “monstre” et qu’elle voulait me quitter à jamais. Elle se mit ostensiblement à chercher un logement, mais n’en trouva pas sur-le-champ. Elle prit alors des dispositions qui me furent insupportables : elle m’abandonnait en ma propre présence, dans notre propre appartement. Elle se levait avant moi et disparaissait tout le jour. S’il lui arrivait de rester chez nous, elle refusait de me parler et même de me croiser […] j’avais toujours ressenti une intense angoisse d’être abandonné et surtout d’elle, mais cet abandon en ma présence et à domicile me paraissait plus insupportable que tout. (Althusser, 1994 : 279-279)
La situation semblait dramatique, puisqu’il ajoute : « Elle me déclara qu’elle n’avait plus d’autre issue, étant donné le “monstre” que j’étais et la souffrance inhumaine que je lui imposais, que de se tuer. » (Althusser, 1994 : 279) Selon l’assassin, Legotien lui aurait même demandé de l’aider en la tuant. En cette période, le couple était totalement isolé, au point où il ne répondait plus au téléphone, ni à la porte. On ne répondait même plus aux coups de téléphone du thérapeute qui suivait indépendamment Legotien et Althusser et qui cherchait à les joindre car il savait le couple en crise, ou à tout le moins Althusser pour qui il avait même entrepris des démarches afin qu’il soit hospitalisé.
Les spécialistes débattent pour savoir si les hommes qui commettent des homicides conjugaux sont des conjoints intrinsèquement violents, ou si un conjoint paisible peut soudainement passer à l’acte et tuer sa conjointe. Les données statistiques ne permettent pas de trancher. L’idée d’un continuum de la violence est tout de même avancée par la recherche féministe pour désigner des situations où la femme assassinée par son conjoint ou son ex-conjoint a été la cible d’une escalade de violence au fil de la relation (Lefebvre et Léveillée 2011 : 12).
Dans son autobiographie, Althusser lui-même se désignait comme un « monstre » et mentionnait les « perpétuelles disputes » qui l’opposaient à sa conjointe (Althusser, 1994 : 270). Il se confesse : « je lui étais réellement intolérable tant mes provocations et mes agressions ininterrompues lui étaient blessantes, quasi mortelles. » (Althusser, 1994 : 275) La relation était donc non seulement conflictuelle, mais marquée par de la violence, à tout le moins psychologique, sans compter qu’il s’agissait aussi d’une relation inégalitaire à l’avantage de l’homme, en termes de réussite professionnelle, de prestige et d’influence sociale, de réseaux sociaux et affectifs. Il n’était pas déraisonnable que Legotien veuille quitter son conjoint, ni si surprenant que celui-ci réagisse mal à cette volonté d’émancipation.
“Il y a eut de bons et de mauvais rois. (…)
Même des dictateurs. Saddam Hussein par exemple. Il a construit des logements sociaux, la condition des femmes était pas mal.”
Francis Dupuis-Déri
Hors Série, 18/03/2017