Rencitézen : appel à délation à rennes
Publié le , Mis à jour le
Catégorie : Local
Thèmes : Contrôle socialRépressionResistances
Lieux : Rennes
RenCitéZen : appel à délation à Rennes
Qu’on ne s’y trompe pas. Derrière ce qu’on nous présente aujourd’hui comme un innocent « centre d’appel « tranquillité publique » », avec son inoffensive application mobile baptisée « RenCitéZen », c’est bien une politique d’incitation à la délation publique
– nous répétons : une politique d’incitation à la délation publique –
que viennent de lancer les « élus » de la Ville de Rennes 1. Et si ces derniers encouragent aussi, sur le site de téléchargement de l’application en question, le signalement des « frelons asiatiques » ou des « lampadaires défectueux », il ne faut pas oublier que cet effrayant dispositif prend place dans le cadre d’une « stratégie territoriale de sécurité et de prévention de la délinquance 2 ».
Pour le justifier devant ses futurs électeurs, la cumularde Nathalie Appéré-Pommier n’avait pourtant pas hésité à prendre le parti des classes défavorisées, au prétexte que « ce sont les populations les plus fragiles qui peuvent être victimes de l’insécurité 3 ». Mais en vérité, ce centre d’appel constitue bien un franchissement de seuil inouï dans le processus de nettoyage et de confiscation de l’espace public opéré par la majorité dite « socialiste » de la Ville de Rennes – à des seules fins d’attractivité touristique et économique.
Une telle invitation à la délation publique, si clairement affichée, si béatement encouragée, nous laisse sous le choc. Comment cela est-il possible ? En l’an 2015, « Vivre en intelligence » signifie désormais à Rennes : « Dénoncer ses frères humains ». à ce titre, on notera encore une fois que sur un sujet aussi grave, aussi ouvertement scandaleux, les médias locaux, et Ouest-France (« Justice et liberté ») le premier, se sont contentés jusqu’ici de se faire les relais de la communication municipale.
Au lieu d’inciter ses habitants à se parler, au lieu de les inviter à régler entre eux les différends qui peuvent surgir dans l’espace public (et personne ne nie qu’il puisse y en avoir, celui-ci étant aussi par essence le lieu du frottement et de l’imprévu), au lieu de les amener simplement à se rencontrer, la Ville de Rennes a fait un choix insensé et immonde. Ce choix consiste à faire de chacun de ses habitants un petit citoyen zélé, un petit flic en puissance 4, et d’opposer les Rennais en tuant cette confiance primitive qui les reliait les uns aux autres. Autrement dit, il s’agit bien ici d’anéantir la communauté rennaise. On croit rêver, quand on pense que les mêmes se font partout les apôtres de la « Fabrique Citoyenne ».
Motif invoqué pour cette impensable régression sociale et morale ? La « tranquillité publique ». Sur le site de Rennes Métropole, Hubert Chardonnet nous éclaire un peu sur le sens qu’il donne à cette expression. Traquer les « nids de poule » et les «déchets abandonnés », oui peut-être ; mais il s’agit surtout ici de « faire face au développement des incivilités, aux dégradations, au sentiment d’insécurité ». Mais à qui profite donc cette mystérieuse « tranquillité publique », pour laquelle Appéré-Pommier et consorts semblent prêts à s’asseoir sur les impératifs moraux les plus sacrés de l’après-guerre, et à sacrifier jusqu’à la dignité des Rennais ?
À bien y regarder, il apparaît que la « tranquillité publique » invoquée ici se fonde en dernière instance sur une tranquillité d’ordre privé – contre l’idée même d’un « espace public », autrement dit d’un espace de tous et pour tous (c’est le baron Untel qui n’arrive pas à dormir parce que le peuple fait trop de bruit sous ses fenêtres, ou le promoteur Machin qui en a marre de voir des journaux muraux pousser sur les façades de ses immeubles). Si elle représente un idéal, c’est donc seulement pour ceux qui considèrent d’abord l’espace public comme un lieu de nuisances possibles, autrement dit pour ceux qui ont la chance d’avoir de l’espace ailleurs pour exercer leur liberté (terrasse, jardin, piscine privée, résidence secondaire, domaine, etc.) – mais qui restent malgré tout contraints, pour mener leurs petites affaires professionnelles, touristiques et économiques, de traverser l’espace public proprement dit.
À l’inverse, pour beaucoup de Rennais qui n’ont pas de jardin, qui n’ont pas de maison de vacances, l’espace public est d’abord envisagé non pas comme un lieu de tous les dangers et de toutes les nuisances, mais précisément comme un espace de vie. C’est-à-dire un espace pour s’asseoir avec des amis, jouer de la musique, faire un pique-nique, s’exprimer, boire un verre, distribuer des tracts, se réunir, glaner de l’argent, coller des affiches, manifester, etc. Et il ne s’agit pas de dire que ces individus n’aspirent pas à la tranquillité eux-mêmes. Sauf que dans ces conditions, la « tranquillité publique » ce sera d’abord la liberté de faire un somme ou de boire une bière sur la place Sainte-Anne sans qu’un vigile, un flic ou un citoyen zélé vous commande de dégager de là.
Inutile de préciser que ce partage entre la tranquillité des citadins qui profitent de l’espace ailleurs, autrement dit des possédants, et la tranquillité de ceux qui n’ont que l’espace public à disposition, reproduit à peu de choses près celui de la lutte des classes. Autrement dit, chaque fois que Appéré-Pommier et Chardonnet parlent d’« anomalies sur l’espace public » à éradiquer, il faut comprendre encore une fois les pauvres et les plus démunis – c’est-à-dire à ceux-là mêmes qui devaient profiter les premiers de ce centre d’appel, aux dires de l’ex-candidate du Parti Socialiste.
En voulant lutter contre un insaisissable « sentiment d’insécurité » (d’autant plus commode à invoquer pour les décideurs publics qu’il a à peu près la consistance d’un songe 5), prétexte à toutes les injustices sociales, en transformant des moulins à vent en machine à nettoyer l’espace public, c’est la colère des Rennais que les « élus » de Rennes Métropole sont en train d’attiser.
Car plus les notables voudront transformer la ville conformément à leurs intérêts (par exemple en « requalifiant » la place Sainte-Anne et se lançant à la « reconquête » du centre-ville), et plus les autres auront de bonnes raisons de leur en vouloir, et de leur demander des comptes (et plus les premiers voudront éviter de croiser leur chemin). Mais plutôt que de régler le problème à la base, autrement dit au lieu de poser la question de la répartition des richesses et du partage de l’espace (ce qui ne viendrait évidemment jamais à l’idée d’une majorité socialiste aujourd’hui), Nathalie Appéré préfère transformer les rues et les places rennaises en zones de transit sécurisée, pour contenir préventivement une colère pourtant de plus en plus légitime.
Comme le note Laurent Devisme, dans la pourtant très politiquement consensuelle revue Place publique : « C’est […] une tendance assez nette que connaissent la plupart des villes européennes : elles s’exposent et s’apprêtent pour qu’elles fassent bien dans l’encadrement d’une fenêtre 6. » Or c’est bien ce dont il s’agit quand les dirigeants de la Ville de Rennes nous invitent, grâce à leur terrifiante application mobile, à « participer à l’amélioration du cadre de vie de notre ville » ! Ce « cadre de vie », c’est la ville et l’espace public envisagés comme simple décor pour ceux qui n’y vivent pas, mais parfois seulement les traversent (par exemple : des promoteurs immobiliers, des touristes d’affaires, des congressistes) – c’est la ville ordonnée et planifiée, la ville fonctionnelle et disciplinaire que Michel Foucault appelait déjà « rêve politique de la peste 7 ».
Ce qui se passe nous paraît très préoccupant et très grave. Il ne s’agit plus seulement de bâtir un dispendieux Palais des Papes sur pilotis au milieu de la cité (Palais que le premier tremblement de terre, ou le premier artificier résolu, se chargera de rendre à la poussière). Il s’agit d’induire des habitudes, de modeler des consciences, en répandant un vent de méfiance généralisée au-dessus d’une ville, en faisant de chacun de ses habitants un dénonciateur potentiel, et en procédant à la liquidation pure et simple de l’espace public comme lieu originaire et nécessaire de la liberté et de la rencontre.
En vérité, il s’agit de défendre la tranquillité de quelques uns au prix de la tranquillité et de la liberté de tous les autres.
Dans ces conditions, nous exigeons la fermeture immédiate de ce centre d’appel et de l’application mobile affiliée dans les plus brefs délais, et nous invitons les Rennais à prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à cette épouvantable politique d’incitation à la délation publique – de même qu’aux agissements de ceux qui l’ont mise en place.
Dans l’intervalle, nous décidons de transformer RenCitéZen en centre d’appel « Intérêt Général ». Nous invitons tous ceux qui le souhaitent à contacter le 02 23 62 25 25 chaque fois que les décisions prises par la minorité dirigeante leur paraîtront contraires à l’intérêt général et au bien commun ; car si quelque chose comme un contrôle est légitime dans une démocratie, c’est seulement celui qui va du bas vers le haut. Et autant dire que douze téléopérateurs ne seront pas de trop pour suspendre les basses œuvres de la maire de Rennes et de son équipe de vendus municipaux.
Collectif Places à défendre (PAD)
placepop35@gmail.com
1. Cf. Ouest-France, 29/09/2015.
2. Cf. http://metropole.rennes.fr/actualites/institutions-citoyennete/citoyennete/rencitezen-un-centre-dappel-tranquillite-publique/
3. Ouest-France, 17 mars 2014.
4. Sur les affiches de la Ville vantant ce nouveau dispositif, ces trois mots d’ordre, qu’on croirait tirés d’une campagne de recrutement pour l’armée de terre ou une société de sécurité privée : « Agir. S’engager. Signaler. »
5. Sur le site métropolitain, on nous précise d’ailleurs que « Rennes [connaît] un taux de délinquance peu élevé au regard des autres grandes villes françaises ». Mais n’importe : « des incivilités se développent, des délits sont commis et perturbent les habitants. Ces actes concourent à un sentiment d’insécurité, réel ou ressenti. » [nous soulignons] Source : cf. note 2.
6. Novembre-décembre 2014, p. 59.
7. Surveiller et punir.
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