Bordeaux : le grand déménagement
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Places: Bordeaux
Brève réponse à l’avis d’enquête publique sur l’opération d’intérêt national bordeaux euratlantique et la réalisation de la zone d’aménagement concerté bordeaux saint-jean belcier sur la commune de bordeaux
par un habitant de la zac
Les aménageurs sont décidément plein d’égards envers les aménagés. On ne saurait donc trop les remercier de nous convier, du vendredi 15 novembre au lundi 16 décembre 2013, à donner notre avis sur l’opération Bordeaux Euratlantique et la zone « d’aménagement concerté » Bordeaux Saint-Jean Belcier, et leur savoir gré de « construire avec les habitants et les usagers du périmètre une concertation exigeante, à la fois à l’échelle de l’opération dans son ensemble et liée à la réalisation des projets ». Et ce alors que les plans sont achevés, les crédits votés, les travaux déjà engagés.
Mais de quoi s’agit-il exactement ? Ce « projet métropolitain et européen », « un des plus grands projets urbains en France » que l’on nous vend sous le fallacieux habillage de « ville lente, ville verte » et d’« écoquartier de haute qualité environnementale », s’étendra sur une superficie totale de 738 hectares, avec un « levier financier » considérable puisque, pour 650 millions d’euros de « budget aménageur » et 100 millions de « participation publique, » il est attendu 5 milliards d’euros d’« investissement publics et privés ». « Mais où trouvent-ils tout cet argent, avec la crise ? » Dans la dette, tout simplement, puisque l’argent c’est de la dette, récupérable sur nos impôts, et que de toute façon « nous n’avons d’autre choix que la fuite en avant », comme l’avouait un édile. Rien ne dit cependant que ce projet mégalomane ne connaîtra pas le sort de ces villes-fantômes espagnoles, avec leurs autoroutes désertes qui mènent à des aéroports à l’abandon.
La clé de ce programme, c’est bien sûr la ligne à grande vitesse Paris-Bordeaux (10 milliards d’euros prévus, en hausse constante) qui mettra en 2017 la capitale à deux heures de la cité de Montaigne, soit une heure de moins que la ligne actuelle. « Mais qu’est-ce qu’ils font avec le temps qu’ils gagnent ? » « Et si ce temps gagné grâce à la vitesse était inutilisable pour le bonheur ? » Bonnes questions, mais dont nous ne discuterons pas, puisque, dominatrice et totalitaire, la Technique partout s’impose, sans nous demander notre avis. Voilà donc 20 millions de voyageurs pressés attendus chaque année dans la toute nouvelle gare Saint-Jean, 20 000 mètres carrés d’hôtellerie pour les accueillir et 60 000 mètres carrés de commerces pour les plumer au passage. (Pour donner un ordre de grandeur, un terrain de football mesure en moyenne 7 000 mètres carrés, publicités non comprises.)
Les décideurs ont décidé que la population de l’agglomération bordelaise – dont la rocade, les principaux axes routiers et les transports en commun sont déjà congestionnés à l’extrême (l’automobiliste bordelais perd 96 heures par an dans les embouteillages) –, devait croître de près d’un tiers pour atteindre le million d’habitants en 2030. De la croissance, encore de la croissance, toujours de la croissance. Entassez-vous, ça créera des rentrées fiscales. On construira donc ici, hors du périmètre réglementé par l’Unesco depuis le classement de Bordeaux au Patrimoine mondial, 600 000 mètres carrés de logements pour accueillir 30 000 habitants supplémentaires et 200 000 mètres carrés d’« équipements publics structurants » pour les structurer.
Nul doute que les Parisiens afflueront en masse pour travailler dans le « gigantesque quartier d’affaires » qui doit sortir de terre (500 000 mètres carrés de bureaux, 150 000 mètres carrés de locaux d’activités). Pour se divertir, ils n’auront que l’embarras du choix dans les « clusters d’économie créative et numérique », le « parc de l’intelligence environnementale » (sic), la Cité numérique dans l’ancien tri postal, l’Arena rive droite, ou bien, emblématique « geste architectural » sur le site des anciens abattoirs, la Méca, Maison de l’économie créative et de l’industrie culturelle, où le Fonds régional d’art contemporain pourra, entre performances et installations, réaliser le rêve secret de tout capitaliste : créer de la valeur avec de la merde et du vent. Fric-Frac. La nuit venue, ils pourront, dans le « pôle de la nuit » du quai de Paludate, dérivant de « before » en « after » entre prostituées, flics et dealers, étourdis par d’hypnotiques musiques et secoués de cadences épileptiques, entrer dans le cercle enchanteur de la communion festive.
Quant au vieux quartier Belcier, séparé de la ville-centre il y a 160 ans par la gare et les voies ferrées – ce qui lui avait permis jusqu’ici de rester à l’abri des délires des maires successifs et de ne pas connaître le destin de Mériadeck –, ce vieux quartier d’ouvriers, de cheminots et d’artisans subira le sort des Chartrons, de Saint Pierre, de la Bastide et bientôt de Saint-Michel : la gentrification – appelée aussi « boboïsation ». La population y sera remplacée, puisque, quand les aménageurs aménagent, les aménagés déménagent. Mais on évitera autant que possible les expulsions manu militari : c’est la « main invisible » du marché qui mettra les gens à la porte, par la hausse du prix du foncier. Et puis les personnes âgées sont nombreuses dans ces quelque 800 logements, qui laisseront bientôt leurs échoppes, appartements et maisonnettes à des bobos de tout poil qui pourront jogger ou rolleriser sans relâche sur les voies réservées, carte Gold dans la poche du jean et téléphone plaqué à l’oreille.
L’îlot d’Armagnac est pratiquement achevé et les démolisseurs sévissent maintenant rue des Terresde- Borde. Des pâtés de maisons sont rasés, des appartements abandonnés, des immeubles murés promis à la démolition : c’est « la destruction des villes en temps de paix » que décrivait Jean-Claude Michéa, qui permet d’« organiser l’urbanisation générale de la vie » et de « produire à la fois toujours plus d’espace urbain et toujours moins de ville, au sens que ce mot avait conservé jusqu’à ces derniers temps et qui en avait fait un synonyme magnifique de liberté ». « À mesure que le système capitaliste étend son règne, le projet de l’urbanisme moderne doit inclure la nécessité de briser la vieille capacité politique des classes populaires, en assurant les conditions matérielles de son atomisation. »
Mais que deviennent-elles, ces classes populaires ? C’est chez les géographes qu’il faut aller chercher la description de ces nouvelles fractures françaises (Christophe Guilluy) que les sociologues s’obstinent à ne pas voir. La conquête des derniers quartiers populaires des centres-villes (Belleville ou Ménilmontant à Paris, Saint-Cyprien à Toulouse, l’île de Nantes, la Croix-Rousse à Lyon, Wazemmes à Lille etc.) par une nouvelle bourgeoisie de cadres supérieurs du tertiaire et de professions intellectuelles (la bourgeoisie traditionnelle disparaissant, elle, peu à peu) s’opère par l’expulsion de ce qu’on appelait naguère le « peuple », ouvriers, employés et artisans, jeunes salariés, retraités modestes, d’abord rejetés dans les hlm de la proche banlieue, que la plupart d’entre eux ont dû quitter depuis une trentaine d’années, la cohabitation avec une immigration familiale extraeuropéenne aussi massive qu’impensée s’avérant impossible, celle-ci évoluant vers un séparatisme ethnoreligieux. Or personne n’aime devenir minoritaire sur son propre sol, ni perdre son statut de référent culturel.
Au bout du compte, c’est plus de 60 % de la population française qui se retrouve aujourd’hui reléguée hors des grandes métropoles mondialisées, entre campagne et zones industrialo-commerciales, parquée dans les informes lotissements de ce péri-urbain sinistre et dans les mornes petites villes, à l’écart du marché de l’emploi et de la vie culturelle, dans des conditions matérielles de plus en plus précaires. Ces proscrits côtoient dans la détresse les derniers paysans, à qui les politiques agricoles n’ont laissé que la corde pour se pendre – et le cancer des pesticides pour les survivants. C’est chez ces victimes de la mondialisation, populations méprisées et délibérément abandonnées par leurs anciens « protecteurs » socialo-communistes (qui ont délaissé la question sociale pour les questions sociétales), que l’on retrouve aux élections le plus fort taux d’abstention et le vote pour le Front national. Cette accumulation de ressentiments est grosse de violence. Mais de cela non plus nous ne débattrons pas.
De quoi est-il d’ailleurs question, dans ces prétendues « concertations exigeantes » ? Il est pour le moins étonnant que ce funeste projet ait suscité si peu d’opposition. Est-ce parce que les esprits sont déjà formatés pour accepter la bien nommée « mutation » du quartier ? Les pouvoirs publics et les investisseurs privés ont été très habiles pour prévenir toute contestation, avec un discours cauteleux sur le « vivre ensemble » et l’ineffable « lien social ». Pourtant, quand les technocrates parlent de « créer du lien social », on n’a qu’une envie : fuir et s’isoler pour ne pas avoir à subir ces rapports sociaux falsifiés, cette artificielle convivialité, ce simulacre de fraternité. On ne tissera rien sur du vide, et la trame est détruite. Ce qu’ils désirent, c’est reconquérir l’espace urbain pour le transformer en parc d’attractions, pour achever de le liquider en tant que ville, c’est-à-dire en tant que terrain de contradictions.
Et ils nous en promettent, du « solidaire », du « citoyen », du « durable », de l’« équitable », de
l’« éco-ceci » et de l’« éco-cela »… mais comment croire qu’il n’y aura pas au bout du compte davantage de nuisances, davantage de pollution, chimique, visuelle, olfactive, sonore ou électromagnétique – particules fines, ozone, co2, embouteillages, klaxons, immondices, incivilités, publicités, signalétique, haut-parleurs, interdictions, obligations, caméras de vidéosurveillance, musiques d’ambiance… Comment imaginer que, comprimé entre les voies ferrées, le tramway, la nouvelle gare, le marché de gros, le quartier d’affaires, le pôle de nuit et les équipements culturels, Belcier puisse devenir autre chose qu’un camp retranché, invivable pour ses actuels habitants ? À court terme il sera muséifié, boboïsé, raccordé aux circuits touristiques, et l’on verra des convois de touristes en short à fleurs (« l’Occident s’achève en bermuda », résumait Philippe Muray), montés sur gyropode, écouteurs dans les oreilles et tablette numérique à la main, visiter « l’écoquartier préservé » et ses jardins partagés. Mais le tourisme n’est-il pas le destin promis à l’humanité radieuse, et ne devons- nous pas devenir touristes dans nos propres villes avant que, la régression anthropologique s’accélérant, nous devenions des touristes dans nos propres vies ?
En conséquence, il ne sera fait qu’une proposition à cette enquête publique : que le projet Bordeaux Euratlantique soit inscrit d’urgence sur la liste déjà longue des Grands Projets inutiles imposés (GPII), avec l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, la LGV Lyon-Turin, l’EPR de Flamanville et autres grandes catastrophes écologiques programmées.
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