C’est le point de départ d’un cheminement qu’un groupe d’individus a choisi d’emprunter pour tenter non seulement de répondre à cette question mais aussi et surtout, pour construire une position collective face à ce qui nous arrive.

Aujourd’hui, ce nous existe, il se présente à vous dans ces pages, balbutiant, certes, mais néanmoins doté d’une force vive, comme un écho retentissant de l’ombre, laissant peu à peu entrevoir une escorte de personnalités aux visages multiples et hybrides.

Nous sommes ces figures aux visages multiples qui venons d’horizons et de cultures différentes. Nous pouvons être parfois des chômeurs, parfois des travailleurs, parfois des bénévoles, parfois des oisifs et parfois tout ça en même temps. Mais toutes ces cases, finalement, nous importent peu ?! Notre sens commun, notre bagarre commune nous invite à « ne pas céder sur nos désirs. »

Or si, officiellement, le plan d’activation tente de « nous mettre au travail », concrètement il mène à des exclusions des droits aux allocations de chômage et officieusement il tente de nous figer, de nous maintenir sous surveillance, de nous dévier de nos activités les plus chères. Bref, il tue nos désirs. Car notre désir, c’est de construire du sens dans nos vies et non pas de chercher ou de trouver un travail.

Nous ne pouvons plus forcément sortir à visage découvert comme dans les années précédentes. Sous peine d’être facilement repérés, empêchés, arrêtés… Paradoxalement, nous devons rester masqués pour que la portée de nos inventions, de nos actes créatifs, de nos nouvelles formes de revendications soient visibles.

Cette recherche, nous la menons avec cette tension permanente qui est que ce plan d’activation nous oblige à penser nos futures formes de luttes, nos futures formes de droits, nos futurs agencements avec l’Etat et … pourquoi pas, la disparition du plan d’activation ? .

Nous sommes des mutants porteurs de nouvelles mutations.

D’où venons-nous ?

De beaucoup de choses à la fois, d’histoires, de trajets, d’origines, forcément singuliers. Mais sans doute avons-nous ceci en commun : tous nés pendant ou aux alentours de la crise de 73. Des êtres mutants en quelque sorte. C’est que l’histoire du plein emploi, on a un peu du mal à l’avaler. On n’ a jamais connu. Ce que nous avons connu par contre, c’est la grande offensive conservatrice et son cortège de lieux communs mal dégrossis : une bureaucratie étatique qui grève lourdement la liberté d’entreprendre, une sécurité sociale qui coûte trop cher, une concurrence qu’il faudrait laisser jouer librement, une liberté qu’il s’agit de plus en plus de cantonner au domaine de l’entreprise, et le risque, en cas de déviance, de se retrouver endetté à vie…

On a connu, on connaît aussi la dégradation accélérée – autant dire le saccage – de la planète, la disparition des modes de vie qui ne se plient pas aux diktats des nouveaux maîtres impudents. Et dans ce paysage réjouissant, une gauche sans plus d’autre imagination que celle de faire passer, un peu plus doucement peut-être, les « nécessaires réformes ». Nous n’avons certes pas connu la « grande guerre », mais nous avons grandi au milieu des conflits et des bombardements télévisés et de la guerre économique. Nous sommes nés au moment ou Pinochet et Valleda installaient, avec l’aide précieuse de nos grandes démocraties, les pires dictatures. Empoisonnés et affaiblis donc, de respirer cette ère. Profondément désespérés parfois. Mais pas au point d’avaler toutes les couleuvres.

35 ans plus tard, on nous ressert, en concentré cette fois, plus amère encore, le plat de la crise. On ne cesse de comparer celle-ci à la grande crise de 1929. Ça fait froid dans le dos… Et pourtant, il y a dans tout cela comme la possibilité d’une pointe d’espoir que le moment est venu, peut-être le dernier, de faire un pas de côté. C’est-à-dire de faire une pause, créer une suspension commune pour se donner le temps de regarder quelque chose, voir ce qui est important. Ce pas de côté, nous voulons le faire porter au niveau des politiques et dispositifs qui encadrent l’assurance-chômage.

Ceci implique comme point de départ la question suivante : comment hériter de ce système de protection ? Se poser en héritier – différence d’avec le rentier jouissant de « droits acquis » – signifie pour nous renouer avec la dimension de lutte, de résistance et d’inventivité à la base de l’assurance-chômage. C’est qu’entre le moment où fût inventée l’assurance et aujourd’hui, le paysage a bien changé, de même que les êtres qui y évoluent. A l’époque se profilait à l’horizon – peut-être un mirage – le plein emploi. Le chômage est vu dans ces conditions comme un statut et point de passage momentané, une sorte de filet adéquat aux trous du marché du travail. Le travail reste l’horizon subjectif normal par rapport auquel se profilent les projets de vie. L’idée d’une société du plein emploi a disparu du paysage plus ou moins au moment même ou nous naissions. Que dire aujourd’hui, quand pleuvent les indices de récession et les chiffres de fermetures d’usine, de poste d’emplois ? Nos vies se sont donc articulées autrement par rapport au chômage et au travail.

Autant affirmer d’emblée ceci : construire, travailler, nous le faisons, tous les jours – ou presque – en échange d’un revenu – la maigre allocation que nous touchons en début de mois. Il nous arrive aussi de noircir des cases. On voudrait nous faire croire que par-là, nous vivons en partie dans l’illégalité. Une illégalité qui n’est que secret de polichinelle, mais secret de polichinelle bien fonctionnel. Cette clandestinité de pacotille qui nous est imposée, nous en avons assez. Le chômage a d’abord été fabriqué comme un dispositif de protection, un outil collectif : c’est de cette histoire-là que nous venons, et nous y tenons.

La fixation d’une journée de travail normal est le résultat d’une lutte de plusieurs siècles entre le capitaliste et l’ouvrier.

État Social Actif

Quand les enseignes arborent de nouveaux noms, c’est qu’il y a du changement dans l’air. Ainsi, depuis quelques années maintenant, on ne dit plus Orbem, mais Actiris. Outre l’enseigne, le décorum a changé. Sur de grandes affiches, dans les salles d’attente, des gens très souriants, des gens « actifs ». Et le dispositif qui nous vise est dit « plan d’activation ». En politique urbaine, on dit « revitaliser » un quartier, et par là, on le suppose mort ou moribond. En politique économique et sociale, on dit « activer » et par là, on suppose que ce qu’il s’agit d’activer est « passif ».

Aujourd’hui, on « active » tout : les chômeurs, les allocations, les institutions, les régions, et on suppose par là que cet ensemble hétérogène est « passif ».

« Activer » : ça flaire bon le mot d’ordre, le programme. Et ce programme à un nom : l’Etat Social Actif.

Notre cri face à ce programme est :
Abandon de ce qui nous soumet aux programmes par lesquels s’exerce la domination sociale…
Abandon des programmes qui pensent à notre place…
Abandon des langages programmés… L’abandon de la partition n’est pas le renoncement à l’écriture mais s’offrir à une écriture liée à l’aléa. À l’aléa du parcours réel.

Qu’est-ce que ça veut dire d’être né dans une atmosphère où tout le monde vous fait sentir que si vous ne vous débrouillez pas extrêmement bien, vous serez de trop ?

C’était prévu ! Cinq ans de contrôle de la disponibilité des chômeurs

En 2oo4 s’élabora un nouveau type de contrôle parallèlement à la suppression du système de double pointage mensuel, une pratique soudain décrite par le gouvernement -à juste titre- comme humiliante pour les chômeurs. Présentée comme une mesure positive d’accompagnement des demandeurs d’emploi, le nouveau système recelait en lui une inutilité et une humiliation encore plus intenses, pesant en permanence sur les personnes qui les subissent. Si une utilité existe, elle est plutôt à rechercher du côté des volontés de la Fédération des Entreprises de Belgique (FEB).

Inlassablement depuis cinq ans, les chômeuses et les chômeurs s’interrogent sur la signification du mot ‘accompagnement’, dès lors qu’ils doivent se présenter dans les bureaux de l’Office National de l’Emploi (Onem) comme à un examen scolaire, pour y montrer des preuves de recherches d’emploi dans une société où ce dernier est de plus en plus rare. En effet, en quoi consiste l’aide aux personnes en difficulté lorsque celles-ci doivent signer un ‘contrat’ où elles s’engagent à réaliser telle ou telle action de recherche, alors qu’en parallèle l’Onem lui coupe les vivres durant la période de réalisation des actions exigées ?? Mais surtout, en bout de processus, qui se préoccupe de ce que deviennent les personnes qui ne répondent pas aux exigences et sont exclues définitivement du droit aux allocations de chômage ??

Motivations de l’instauration de ce contrôle.

L’Onem créa un nouveau segment dans son organisation, le ‘Service Dispo’, abréviation bureaucratique interne de ‘disponibilité sur le marché de l’emploi’ ; c’est bien cela qui est contrôlé et désiré : une présence maximale des chômeurs sur le marché du travail, pour y peser d’un poids optimal. Depuis des années la FEB réclamait une mise sous pression accrue du marché du travail, débouchant par exemple sur un allongement de l’âge de la retraite qui replaça les travailleurs âgés sur le marché. De fait, plus les individus sont nombreux pour peu de travail disponible, plus ils sont en concurrence. La même logique motive le contrôle des chômeurs, plaçant plus intensément chaque chômeur en concurrence avec tous les autres.

Au sein d’une procédure en plusieurs étapes et différents rendez-vous, le gouvernement força donc les chômeurs à prouver une recherche frénétique de travail. Sur l’entièreté du territoire de la Belgique, cette recherche poussée jusqu’à l’irrationnel représente un gigantesque tas de lettres de sollicitation d’emploi, de déplacements, de demandes de justification d’une postulation, d’inscriptions en formation, etc. L’image mentale est celle d’une fourmilière, aux centaines de milliers de membres courant dans tous les sens pour répondre aux attentes bureaucratiques de l’Onem. Cette idéologie concurrentielle réalise ici une formidable pression, à la baisse, sur les salaires et les conditions de travail de l’ensemble des travailleurs.

Une assurance digne de chômage est donc l’assurance de salaires dignes dans l’ensemble du monde du travail, dès lors, il serait bon d’éviter l’animosité entre travailleurs et chômeurs, une réalité bien pratique aux yeux de la FEB. La position des organisations syndicales sur ce contrôle discrédite totalement, s’il en était besoin, leur volonté de se présenter comme un contre-pouvoir crédible. Quelques sections locales protestèrent très timidement lors de la parution de la loi, mais le contrôle fut avalisé par les syndicats dès son entrée en vigueur. Par la suite, les organisations évitèrent durant des années de prendre position face au désastre en cours, s’échappant du débat en déclarant attendre une évaluation officielle du système. L’an dernier, en cœur avec le gouvernement, les syndicats signèrent cette évaluation, affirmant en substance qu’il s’agit d’un bon système.

Des contrôleurs qui ne disent pas leur nom.

Afin de réaliser ce contrôle du comportement de recherche d’emploi, le gouvernement créa une nouvelle catégorie de fonctionnaires au sein du Service Dispo : ces contrôleurs furent nommés ‘facilitateurs’, un mot inexistant dans la langue française. L’administration engagea ces travailleurs sur base d’un profil social, maintenant de cette manière dans leur formation le mythe d’un apport d’aide vers les chômeurs. Saisissant progressivement l’essence de leur rôle, ces fonctionnaires d’un genre nouveau réalisent depuis un turn-over sans doute record au sein de l’administration de l’emploi.

Certains parmi eux exposent ne pas vouloir travailler dans leur ville, de peur de rencontrer les gens sanctionnés par leurs soins, ils témoignent également de la tension palpable dans les bureaux de l’Onem, des vigiles sont engagés, l’aménagement des locaux se réfléchit en fonction des risques de violence… Le moment du contrôle, dans ce lieu clos, est un concentré des tensions sociales portant sur les droits les plus fondamentaux, tels que pouvoir manger et se loger. Parmi les contrôleurs, ceux détenant la plus grande longévité à leur poste doivent inévitablement s’être familiarisé avec les conséquences dramatiques de leurs actes quotidiens ; ou considérer ne pas avoir d’autre choix professionnel.

Conséquences sur la vie des chômeurs.

Les effets du processus sont nombreux et dramatiques, aux dimensions multiples. Les acteurs de la formation témoignent de la déstructuration de leur travail, des individus s’inscrivant avec pour seule motivation de fournir une preuve à l’Onem. Des travailleurs sociaux se déclarent enrôlés de force dans le processus de contrôle, obligés de signaler les absences aux formations ou encore de consacrer une part substantielle de leur temps à répondre avec leur public aux exigences de l’Onem.

Des personnes analphabètes se voient notifier des actions à réaliser, telles qu’un nombre de lettres à écrire pour les employeurs. Pire encore, cette tâche est inscrite sur un document qu’elles signent sans en comprendre le contenu.

Les rendez-vous étant fixés par période de seize mois, même les chômeurs qui répondirent avec succès aux exigences des contrôleurs sont rappelés pour une nouvelle évaluation de leur comportement. En seconde ou troisième procédure, ils constatent alors l’accentuation des exigences, couplée au fait que dans une conjoncture économique inchangée ou pire, le simple fait d’être encore au chômage seize mois plus tard est un motif de suspicion et d’aggravation des sanctions. Face au harcèlement et aux exigences toujours grandissantes, certaines personnes décrochent et disparaissent en cours de procédure, d’autres sont exclues au terme de celle-ci. Il s’agit au final d’une limitation de fait des allocations de chômage dans le temps, en écrémant progressivement par le bas, au sein des plus fragiles.

Après cinq ans d’application, les exclusions définitives du droit aux allocations de chômage se chiffrent à plus de huit mille. Que deviennent les êtres humains qui en (sur)vivaient ?? La fédération des CPAS wallons déclare que 38% des sanctionnés introduisent une demande d’aide sociale à leurs institutions, un transfert de la pauvreté intenable pour leurs budgets. On ne sait exactement ce que deviennent les autres 62%. Des témoignages rapportent l’accroissement de la solidarité familiale pour pallier à la suppression de la solidarité sociale, un mouvement précarisant davantage les familles pauvres. Certains exclus de l’Onem vont grossir l’armée des travailleurs au noir, accroissant de cette manière les économies des employeurs en charges sociales. D’autres témoignages encore exposent la montée en flèche de la prostitution occasionnelle, ou simplement régulière en guise de source principale de revenus. Au sein des chômeurs se trouvent des personnes dans une situation de désocialisation déjà avancée, parmi lesquelles certaines sont acculées par les dettes d’une existence au sein de la société de consommation. Dans ce parcours, soudain, le facilitateur envoie le coup fatal et rompt le dernier fil social, c’est ainsi que les associations d’aide aux sans-abri rapportent leurs rencontres avec les exclus de l’Onem parmi le peuple de nos rues.

Tout cela était prévisible en 2004, au moment de l’instauration du plan de contrôle des chômeurs, et se réalise sous nos yeux : une précarisation exponentielle de notre société.

Cinq ans plus tard, le contexte.

Nous traversons une nouvelle période de crise, en réalité structurelle avec des moments plus affirmés, dont les conséquences sociales sont lourdes. Des sommes gigantesques d’argent public, prétendument inexistant pour les politiques sociales, servirent récemment à renflouer les banques ou certaines entreprises, au bord de la faillite suite aux réactions en chaîne de manœuvres frauduleuses, ou simplement des actes de la routine capitaliste. Depuis les récentes révélations des conséquences de notre système économique, quasiment plus un jour ne s’écoule sans l’annonce de licenciements dans tous les coins du pays.

Dans seize mois ces travailleuses et ces travailleurs, jetés par les conséquences de cette crise, vont comme tous les chômeurs être convoqués à l’Onem. La machine est lancée et, pour l’instant, rien ni personne ne l’arrête. Licenciés en pleine crise financière, ces chômeuses et chômeurs frais encaisseront-ils aussi facilement sans réagir l’humiliation d’un contrôle de leur comportement de recherche d’emploi ? En attendant de le savoir, que prévoyons-nous ??

C’est ta vie qui est un échec, ce n’est pas du tout la société qui est en échec de te fournir un travail. C’est extrêmement dévalorisant.

Dans la ligne de mire

Nos vies sont donc illégales, à la disposition des killers : présentez, armes !, vous êtes le public cible. En face de vous, une artillerie d’une précision de plus en plus fine : des outils de fichage informatique permettant la traçabilité du comportement (RPE), des rappels à l’ordre sous forme de convocation. Le grand écart, devoir feindre en permanence, ne pas dire, surtout pas dire ce que nous faisons, ce dont nous sommes capables : double c.v., l’officiel et l’officieux.

Des bons et des méchants chômeurs. Ceux qui réellement cherchent et ceux qui réellement ne veulent pas trouver. Des accidentés de la vie et des profiteurs, des fraudeurs. Ceux dont ce n’est pas la faute et ceux qui l’ont bien cherché. Des masses enlisées qu’il faut activer, réactiver. Des chômeurs contre les travailleurs, des travailleurs futurs chômeurs, des chômeurs futurs travailleurs, d’anciens futurs chômeurs devenus travailleurs travaillant à faire travailler des chômeurs futurs travailleurs et bientôt futurs chômeurs, des collectifs de travailleurs démantelés devenus chômeurs isolés et formant collectifs de chômeurs. Tirez !

La concurrence n’est pas une loi naturelle : c’est un objet maléfique, un sort fabriqué et jeté du haut d’une tour par des sorciers en cols blancs. Une déclaration de guerre, le déclenchement de la guerre de tous contre tous. Ma petite entreprise contre toutes les autres. Au milieu, le marché et ses parts, comme autant d’os d’autant plus savoureux que d’autres y ont laissé leur salive. A chaque bulletin d’information, les chiffres de ceux qui aujourd’hui sont morts au combat, pour un projet de société qui n’a même plus la dignité d’honorer ses morts. L’oubli est le prix réclamé par ce jeu dégoûtant. Et notamment l’oubli qu’une bonne partie des luttes des salariés avait pour revendication la diminution du temps de travail, c’est à dire la conquête d’un temps qui ne soit pas subordonné à la production capitaliste.

Nous avons désespérément besoin d’autres histoires…

Une affaire de comportement

Le nouveau « plan d’accompagnement et de suivi du comportement » des chômeurs nous a poussé à réagir et à sortir de notre isolement. Nous nous sommes rassemblés pour élaborer un point de vue commun à ce propos, construire une réponse collective. Et l’une des choses que nous avons rencontrées autour de la table, c’est qu’il n’est pas nécessairement simple de dire nous : chômeurs / chômeuses. D’abord par le fait que nous avons envie d’être nommés autrement que par cette appellation forcée, qui nous enferme dans une catégorie administrative. Se positionner entre nos réalités singulières de chômeurs et la violence globale des contrôles auxquels nous sommes soumis n’est pas une chose simple : il y a les images négatives qui nous sont renvoyées (fainéant, profiteur…), la tentative de nous en faire porter la responsabilité, et le fait que le chômage remue chez chacun d’entre nous ses propres histoires de précarité, des angoisses personnelles, peut parfois devenir une posture qui immobilise, génère des solitudes.

Chômeurs, nous sommes captifs d’une définition qui ne nous correspond pas en même temps qu’on nous demande de devenir les validateurs de cet enfermement, en répondant à des purs critères de représentation. La disproportion entre nos activités concrètes et le simulacre de recherche d’emploi qu’on nous demande de singer devient de plus en plus violente ; alors qu’il n’y a pas de travail qui nous correspond et que nous sommes déjà occupés par nos travaux, nos emplois du temps. Le paradoxe est là : les autorités nous demandent de correspondre à une idée du chômeur (un chercheur actif de travail), tandis que nous avons des activités, des modes de vie et des types de production.

Or, dans cette façon de vouloir contrôler le comportement et de renvoyer chaque individu d’abord à lui-même, on peut déjà observer une machine singulière, des intentions manifestes : nous sommes gouvernés, orientés dans une direction qui cherche à nous modeler, fabriquer un nouveau type de subjectivité. Cette attention portée sur le sujet par le dispositif des entretiens fonctionne de manière active, avec une capacité de destruction sur le plan psychologique. C’est une double attaque : renforcer la pression sur chaque individu et en même temps faire passer quelque chose en douce, affirmer une norme qui détermine les comportements, conditionne chaque sujet. Tout en divisant les situations personnelles en autant de catégories administratives différentes, afin que l’inquiétude du chômeur reste une affaire privée, personnelle. C’est bien dans ce déni d’une affaire publique que s’inscrit la logique des législations en vigueur. Celle-ci se déploie comme un dispositif de fabrication d’individus isolés : « On croyait que le monde capitaliste allait faire qu’on serait tous semblables et pris dans les mêmes inquiétudes, mais non. Malgré la globalisation, il y a une activité de différenciation, arme extraordinaire de gouvernementalité afin qu’aucun humain ne puisse se reconnaître dans un autre ».

C’est un peu comme si le plan d’accompagnement fonctionnait de façon tout à fait synchrone avec l’air du temps, comme une entreprise de dévastation. Puisqu’il n’y a pas de travail, celui qui en trouve un le fait d’une certaine manière en concurrence, c’est-à-dire qu’il gagne sa place au détriment d’un autre. C’est bien de cela dont il s’agit, avec ce plan : créer les conditions d’un accompagnement favorisant une culture entrepreneuriale. Nous devons devenir des chômeurs compétitifs, des espèces de winners de la recherche d’emploi, qui accumulent joyeusement les preuves de notre activité bien gérée, clairement répertoriée. C’est-à-dire que les allocations de chômage restent un droit à la condition expresse d’être conforme au système et à sa discipline. Il s’agit donc ou bien de savoir se débrouiller seul, gérer son parcours comme une petite entreprise individualiste et compétitive, ou bien en définitive être mis à la porte du droit aux allocations.

En ces temps où s’annonce une augmentation considérable du nombre du chômeurs, l’ère du plein emploi semble si loin derrière qu’il y a une urgence fondamentale à considérer clairement la situation.

La culpabilité est une fonction de la subjectivité capitaliste (…), On finit par tomber automatiquement dans un espèce de trou, on commence à se demander, En fin de compte, qui suis-je ? serais-je une merde ? ??

Depuis la périphérie

Lorsque le regard lorgne vers le centre, il voit des personnes s’activer dans de grands immeubles à la recherche de ce qu’il s’agirait de faire pour d’autres. Par amour du prochain, par conviction ou par nécessité, par le hasard de la vie, ces gens se retrouvent là, à faire ce travail de tri. On les appelle comme ça les trieurs. Toute la journée ils classent, ils sélectionnent, ils définissent, orientent une masse d’information indifférenciée. Ils relaient aussi les décisions des uns, en convoquent d’autres. Les trieurs sont nombreux, et leurs rôles sont variés ; ils n’occupent pas tous les mêmes étages de leurs grands immeubles.

Ceux au plus près de la terre rencontrent quotidiennement quelques échantillons de cette masse indifférenciée. Toutes les demi-heures ils voient s’incarner devant leur bureau un Numéro d’Identification de la Sécurité Sociale sélectionné par l’ordinateur. Les 16 NISS d’une journée sont pour eux l’occasion de nourrir la grande base de données, de la diriger localement. Chaque NISS quelconque se verra donc appliquer une grille d’évaluation du comportement à laquelle il devra répondre dans les termes prévus par les bureaux du haut. Selon les options, le trieur de base optera donc au choix pour une seconde chance (devenir capable de répondre à ce qui est demandé), une exclusion ou une future convocation. Enfin tous les trois mois, cette masse d’information est mise en casse, en courbes et camemberts, puis dirigée vers d’autres grands immeubles.

Or pas plus que les NISS, les Trieurs n’existent. Ils sont un numéro de référence interchangeable. Entre eux, dans leurs codes, ils se nomment selon toutes les déclinaisons numériques possibles, les D29/560/72/K12. Dans ce monde de nulle part les NISS sont tenus par les Trieurs grâce au pouvoir si virtuel et si concret de l’argent. Sans monnaie plus de NISS et plus de Trieurs, c’est la condition de l’échange : de l’argent contre la soumission aux procédures de contrôle.

Ce regard posé vers le centre est un point de vue depuis la périphérie. Depuis là, nous regardons leurs manières de se présenter, de s’agiter. Nous sommes leur matière, leurs objet d’application… en deux mots nous sommes leurs NISS. Mais que se passe-t-il quand des NISS se mettent à se rassembler ? Que font-ils, alors, de leurs assignations administratives, de leurs définitions d’existence par la négation (sans emploi, sans contrat) ? Seraient-ils capables de devenir autre chose que des créatures définies, occupées à faire des formations, à correspondre aux demandes des trieurs et à chercher de l’emploi ?

La première tentative pour se démêler de ce genre d’histoire est de faire un pas de coté. Déjà de soi-même et de ce NISS qui habite en soi. De ce décalage peut s’opérer une envie de rencontrer d’autres décalés, et de proche en proche, se matérialiser autour d’un désir, d’un nous. Un nous balbutiant, pris dans cette assignation administrative de chômeur, un nous en réaction à la violence des trieurs, à la pauvreté des allocations, à toutes ces paroles professées sur le dos des chômeurs… Un nous qui se déplace, dans le désir d’affirmer d’autres formes de communauté de condition. On trouve là un paradoxe que tous les insultés, les parias, les assujettis connaissent bien : s’emparer collectivement de la disqualification (salles nègre, gai, ou chômeur) et la retourner contre ceux là même qui la professent et organisent sa possibilité. Faire exister ce nous, donc, en créant un décalage vis-à-vis des formes d’assignation administrative, de pouvoir et de discours. Autrement dit, la première tentative c’est déjà d’apprendre à se positionner dans cet écart, et de lui rendre son sens.

La seconde est d’apprendre à voir depuis la périphérie. Il s’agit, d’abord, de saisir ce nous par son envers, l’endroit étant le regard du centre. Une première évidence s’impose : à la question « que fais-tu ? », il est difficile de répondre en invoquant le NISS de l’unité : « je suis chômeuse ». Tactique, soit dit en passant, utile pour arrêter la discussion avec tous ceux et celles épris de l’autre versant de l’unité, celui du travail. La réponse, si réponse il doit y avoir, se conjugue au pluriel. « Je suis » ou plus exactement « je fais » ça et ça et ça et… Et au fur et à mesure des années le pluriel se fait plus consistant : tantôt j’ai été guerrier contre ma famille, l’institution, la bêtise ; tantôt je ne m’en souviens plus, j’ai passé mon temps à répéter des habitudes ; tantôt j’ai aimé ; tantôt je tentais d’apprendre à ne rien faire ; tantôt encore je ne comptais plus mes heures, j’étais débordé par mon travail. Dans une vie, dans une journée, un moment, le pluriel est de mise, toujours.

Alors, apprendre à voir depuis la périphérie, c’est devenir sensibleàcet envers dudécor,à toutes ces différences qui bruissent, s’agitent en-deçà, à coté de ce grand UN du centre. Le NISS disparaît comme forme d’assignationcollective au profit d’une multiplicité d’histoires, de récits et de conditions. L’usage du chômage se voit également multiple, pluralisé. A la forme vide et quelconque du NISS s’adjoignent des paysages nouveaux. Il devient l’occasion de nouvelles rencontres à la vie, où l’impératif productif cède la place à des rythmes à la fois plus lents et plus construits, à des occupations gratuites vis-à-vis de soi-même et des autres, à des formes d‘échange, de palabre entre amies, en famille où a travers des projets sociaux, culturel, des histoires de désirs, de choix… L’alternative infernale des grandes binarités exclusives entre travail et chômage – actif et inactif – est dissoute.

Les liens sociaux tissés dans le travail et la solitude, l’isolement, la perte de repères dûs au chômage font petit à petit place à un univers bigarré, coloré. On découvre alors toutes formes de pratiques, de relations qui recoupent et découpent ces fixités binaires. Le problème change aussi d’horizon : il ne s’agit plus de trouver un emploi, mais d’augmenter nos revenus et d’arriver à structurer matériellement nos activités dans le temps, les durées. Difficile tâche à réaliser dans un milieu si hostile, avec évidemment comme élan premier le désir de se dégager mentalement du poids moral de l’idée toute faite du travail, de cette culpabilité que l’on fait s’insinuer en nous (fainéants, profiteurs)… Pour se libérer de cette épée de Damoclés suspendue au-dessus de nos têtes : toutes les mesures de contrôle des chômeurs.

Adopter cette position, depuis ce nous chômeurs et chômeuses, cultiver ce point de vue de la périphérie nous ouvre alors à une manière d’habiter l’histoire et le présent. Il s’agit de refaire vivre une histoire tue, détruite lors de la grande confiscation des caisses de solidarités par son Étatisation et son passage dans l’anonymat (NISS). Retisser cette histoire c’est à la fois rendre mémoire à tout ceux et celles qui ont décidé de s’organiser pour se donner les moyens de faire grève, de se protéger des maladies. Mais c’est aussi à travers cette mutualisation des ressources et des forces une invitation à prolonger leur cri : on ne s’en sort jamais seul, on n’a besoin de cultiver du commun. Cette histoire est comme une leçon, un apprentissage : lorsque le commun se voit traduit dans des termes et des catégories générales s’opère sous nos yeux la destruction de ce qui a rendu possible une pensée et des formes de résistance pour ceux et celles qui l’ont fait exister. C’est cette destruction et cette oubli, au nom du progrès, qui a, non seulement, produit cet machine à triage sur une population quelconque (NISS) mais aussi ce retournement de situation où le chômeur devient le seul responsable (c’est-à-dire le coupable) de la guerre économique. Mais cette leçon, cent fois répétée, nous enseigne aussi le risque à ne pas cultiver et protéger nos propres inventions collectives et à ne pas penser les effets de nos propres réussites.

Aujourd’hui, pour nous, tisser ce lien, actualiser ce regard et cette position nous donne de la force pour résister à l’entreprise de culpabilisation et de psychologisation généralisée. Non, nous n’avons pas cherché à être chômeuses, c’est le seul endroit où l’on peut trouver de l’argent pour payer les loyers, la nourriture…et développer nos activités. Non, ce n’est pas notre faute si ce système fonctionne par destruction massive de postes d’emploi, de modes de vie et des ressources environnementales ; et oriente l’offre de travail vers le tout commercial et sécuritaire. Non, vous n’arriverez pas à nous faire croire que le problème est le chômage et singulièrement les chômeurs quand depuis prés de trente ans tout les békés du monde et les rentiers de la finance s’en foutent plein les poches. Non, on refuse de prendre sur nous et d’adhérer à votre violence, à celle que tous les jours les grands parleurs des ondes s’empressent de taire. La violence, simple, coutumière et brutale des logiques d’expropriation des savoir faire, d’extorsion de la plus value, des modes d’organisation et/ou d’évaluation du travail qui poussent les travailleurs à bosser plus pour moins d’argent ; l’abrutissement, la bêtise et le non sens pour une grande majorité de salariés d’effectuer des tâches répétitives ou de vendre des produits dont ils sont les premiers à n’en avoir rien à foutre, on la tait. Cette violence multiforme – avec tout se qu’elle comporte comme dépréciation de soi, de stress, d’épuisement physique, mental et évidemment de restructurations, de licenciements – produit pour une grande part le chômage. Et cette condition pour nombre de chômeurs est plus subie que détournée, contournée, ré-appropriée.

Mais quand cette condition devient l’expérience de nouveaux rapports à la vie, aux autres, au temps, à la création, à la réalisation d’activités autonomes, on commence à apprendre à voir différemment ce qui nous entoure. On politise une situation, et on apprend à se positionner. Un chemin s’ouvre alors, fragile, partiel et local, en marge, toujours à la limite du chaos qui n’est plus pris sous le signe d’un manque ou d’un déficit, mais comme l’occasion d’une recherche de forces et de capacités d’agir. .

Depuis quand le chômage est passé de la fête au deuil ?

11 vidéos, dont Superman qui vient faire valoir ses heures aux Assedic

http://www.choming-out.collectifs.net/

chomes@collectifs.net

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Nous sommes les media :

La coordination des intermittents et précaires est menacée d’expulsion par la ville de Paris. Pour plus d’informations, lire la pétition pour le relogement signable en ligne :

Nous avons besoin de lieux pour habiter le monde
http://soutien-cipidf.toile-libre.org/

Merci de signer et faites savoir !