Contrairement à ce que pensent beaucoup de gens, la capacité de croire en des mensonges et d’accepter aveuglément une fiction, aussi ridicule et fausse soit-elle, n’est pas l’apanage des imbéciles et des ignorants. Le célèbre essayiste Noam Chomsky vient de nous montrer que les intellectuels, individus souvent cultivés, intelligents et perspicaces, peuvent, eux aussi, devenir crédules et accepter des comportements et des actes politiques clairement démagogiques, autoritaires et fallacieux. En tout cas, s’ils n’y croient pas, ils simulent bien.

Bien sûr, il n’y a rien de nouveau dans le fait qu’un intellectuel de grande qualité tombe dans une telle contradiction. Déjà avec l’Union soviétique et la Chine maoïste nous avions assisté au phénomène irrationnel des « compagnons de route » … Ces intellectuels, dont beaucoup d’entre eux croyaient de bonne foi en l’instauration du « socialisme » et à la construction de « l’homme nouveau » dans ces pays, jusqu’à ce que les événements les forcent à comprendre la véritable nature de ces régimes.

Toutefois, même si de telles erreurs ne sont pas toujours motivées par la quête d’une récompense quelconque et semblent sincères, si elles ne sont que de simples fatalités anthropologiques, il est logique de se demander pourquoi de tels comportements existent et comment ils se manifestent. Et même s’il est plus facile de penser qu’il s’agit simplement d’un effet de la croyance, que nul être humain, même le plus rationnel, ne peut éviter en permanence, dans le cas de Chomsky il nous est impossible d’oublier qu’il a combattu les effets de la croyance dans le passé.

C’est pourquoi nous sommes obligés de nous demander : comment un homme apparemment capable de raisonner, d’analyser de façon critique ce qui se passe dans le monde d’aujourd’hui, peut-il se rendre au Venezuela afin de louer les vertus du « socialisme du XXIe siècle » sans se rendre compte de la mentalité militaire de son inventeur, le Comandante Chavez, ni du grotesque populisme de sa prétendue « révolution bolivarienne » ?

Comment Chomsky peut-il commettre la même erreur que celle commise au siècle passé par ces intellectuels célèbres qui ont fait l’éloge de Staline puis, plus tard, de Mao et de son « Petit Livre rouge » ? Ceux-ci ont cru qu’en Russie et en Chine se construisait le « véritable » communisme et celui-là croit aujourd’hui que le Venezuela serait en train de créer « un monde nouveau, un monde différent ».

Comment a-t-il pu oublier que tous ces intellectuels ont été forcés de battre leur coulpe pour cet aveuglement idéologique qui les empêchait de voir ce que dissimulait la rhétorique révolutionnaire stalinienne et maoïste ? Ce totalitarisme responsable de la mort de millions de personnes, par la faim ou la persécution, qui a inspiré Castro et lui a permis d’imposer une dictature cinquantenaire dont Chavez est un admirateur fervent.

Mais ce qui frappe, ces dernières années, chez Chomsky ce n’est pas seulement cette apparente amnésie historique, mais le fait qu’il soit sensible aux louanges d’un histrion militaire. ( « Je t’accueille très chaleureusement (…) il était temps que tu nous rendes visite et que le peuple vénézuélien te voie et t’entende directement ») et l’ait remercié pour ses « paroles aimables et généreuses ». Le bouffon Chomsky a aussi déclaré qu’il était « ému » de « voir comment au Venezuela se construit cet autre monde possible et de rencontrer l’un des hommes qui a inspiré cette situation ».

Le plus surprenant de cette conversion à la foi messianique, semblable à des conversions au catholicisme célèbres comme celles de Baudelaire, Péguy, ou Claudel, c’est que ce miracle se produise après l’effondrement du « socialisme réel » d’inspiration soviétique et l’introduction du capitalisme en Chine par le Parti communiste que Mao laissa au pouvoir.

Contrairement à ces jeunes intellectuels « idéalistes », qui ont tressé des louanges à Staline ou à Mao avant que se produisent ces événements historiques importants et significatifs, Chomsky a pu les observer tout au long de sa vie ; c’est pourquoi il est plus difficile de penser qu’il les ait aujourd’hui oubliés. Surtout que les échecs du messianisme révolutionnaire ont confirmé de manière indiscutable ses prophéties.

Il est vrai que nous assistons déjà depuis plusieurs années à l’instrumentalisation de Chomsky dans plusieurs directions. Et cela malgré le fait que sa position éthique, ses références idéologiques et ses actes politiques soient à l’exact opposé des positions de beaucoup de ceux qui prétendent aujourd’hui l’apprécier et le prennent comme maître à penser. Et il est facile de le constater à la simple lecture de ses livres. A moins que le Chomsky d’aujourd’hui ne soit plus le même qui écrivait : « Nous sommes dans une période d’expansion du corporatisme, de consolidation, de centralisation du pouvoir .
Certains supposent que cela est bon si ces mesures sont prises par un progressiste ou un marxiste-léniniste. Trois phénomènes importants ont les mêmes antécédents : le fascisme, le bolchevisme, et la tyrannie corporatiste. Tous trois ont en grande partie les mêmes racines hégéliennes ». (Chomsky, Class Warfare).

Nous pouvons aussi citer ce que, plus tard, il a écrit sur le pays issu du coup d’État bolchevique d’Octobre 1917. Pour Chomsky, ce coup d’Etat avait éliminé les structures socialistes émergentes en Russie : « Ce sont les mêmes communistes imbéciles, les imbéciles staliniens qui étaient au pouvoir il y a encore deux ans, qui supervisent aujourd’hui les banques » et sont « les gestionnaires enthousiastes de l’économie de marché ». Et de nous livrer une conclusion pessimiste : « Ceux qui tentent de s’associer à des organisations populaires et d’aider la population à s’organiser par elle-même, ceux qui appuient les mouvements populaires de cette manière, ne peuvent tout simplement pas survivre dans la période actuelle où le pouvoir atteint un tel degré de concentration. » (Chomsky, To understand power).

Comment Chomsky peut-il aujourd’hui commettre la même erreur faite autrefois par les « compagnons de route » pro-chinois, tout aussi aveugles politiquement que la génération qui les avait précédés, celle des vieux staliniens qui se sont livrés à une auto-critique tardive, alors qu’il a lui-même été le témoin critique d’un tel aveuglement ? Le pire, dans son cas, c’est que ces expériences ne lui ont servi à rien, bien qu’il les ait connues et dénoncées.

L’attitude actuelle de Chomsky nous incite aussi à nous poser des questions sur le « mystère » de l’étrange cohabitation entre l’intelligence la plus aiguë et la crédulité la plus obtuse dans l’esprit d’un même être humain. D’autant plus que, autrefois, il a été l’un de ceux qui ont le plus fortement critiqué la cécité de beaucoup de ses collègues intellectuels qui constituaient avec lui la crème de l’intelligentsia occidentale – Sartre et bien d’autres grands philosophes, historiens, sociologues, des journalistes ou universitaires de premier plan.

Il s’agit vraiment d’un « mystère » car la plupart des intellectuels ont dû admettre qu’ils s’étaient trompés et reconnaître que Chomsky avait eu raison de dénoncer l’aveuglement qui les avait amenés à commettre une aussi grave erreur d’appréciation dans le passé. Comment Chomsky a-t-il pu oublier tout cela ? Il est vrai que la cécité des anciens staliniens, mille fois avouée et analysée dans des articles, des interviews et des livres, n’a rien appris aux jeunes maoïstes occidentaux, puisque, vingt ans plus tard, ils ont reproduit le même type d’erreur. Et avec le même orgueil et la même fatuité que leurs prédécesseurs.

Mais il faut préciser que ces jeunes maoïstes adhéraient aveuglément à ce qui se présentait comme une révolution libératrice. Chomsky, lui, a suivi l’évolution inverse : il a commencé par la dénonciation, l’analyse objective, rationnelle, rigoureusement critique, puis finit aujourd’hui par l’aveuglement …

Il est vrai que sa lutte contre l’impérialisme américain l’a amené à une relative discrétion au sujet de l’autoritarisme croissant des sandinistes au cours de leur passage au pouvoir dans les années 1980 au Nicaragua, et à propos de la dictature de Fidel Castro depuis des décennies. Cela malgré le fait que, parmi les victimes de ce dernier, certaines ont beaucoup de points communs avec les militants anti-impérialistes pro-cubains du reste de l’Amérique latine.

Est-ce cette lutte opiniâtre contre l’impérialisme américain, le fait que (pour lui) le plus important soit de dénoncer les injustices qui règnent aux Etats-Unis et celles créées par ce pays à l’échelle mondiale, est-ce cela qui le conduit à prendre des positions aussi déconcertantes à propos de ce qui se passe sur le continent américain ? En effet, même si Chomsky se considère toujours comme « anarcho-libertaire », il est clair que, pour lui, les considérations idéologiques doivent passer au second plan et qu’il faut établir une sorte de gradation entre les injustices, selon le degré de danger planétaire des cibles contre lesquelles la critique est dirigée.

Le problème est que ce relativisme politique permet à beaucoup de marxistes-léninistes, de populistes et de politiciens, dont la seule préoccupation est de conquérir le pouvoir, l’exercer et le conserver, de s’appuyer uniquement sur ses arguments anti-impérialistes au lieu de se préoccuper d’aider la population à s’organiser elle-même. Et c’est un vrai problème parce que Chomsky ne dit rien pour les décourager de le faire. Au contraire, en conservant, avec tant de persévérance, cette discrétion immorale et en se laissant photographier à côté de Castro et Chavez il se fait le complice des bouffonneries et des dérives autoritaires, dictatoriales, de ces nouveaux oligarques – même si ses éloges sont discrets et de circonstance.

Malheureusement, ce maintien persistant d’une discrétion aussi manichéenne (parce qu’il considère moins dangereuse l’accession de ces populistes au pouvoir que les ravages commis par l’impérialisme américain dans le monde), cette attitude est non seulement inefficace pour prévenir de tels ravages (en effet, ces populistes continuent à faire des affaires avec les multinationales de l’empire), mais elle contribue aussi à démobiliser les gens et à rendre la tâche encore plus difficile à ceux qui luttent avec cohérence contre la domination mondiale du Capital et de l’Etat
.
Peut-être que, vu son âge, Chomsky ne peut pas le reconnaître , mais il est impossible de penser qu’il n’est pas conscient de la distance qui le sépare de tous ceux qui récupèrent ses arguments contre l’impérialisme américain et qui, en même temps, se montrent très réticents, par intérêt ou par convenance, à dénoncer les formes de domination imposées par ces régimes populistes pseudo-révolutionnaires.

Octavio Alberola

Cuba Libertaria, septembre 2009