Le matraquage répétitif et permanent de la propagande de cette réalité des choses marchandes, déforme nos perceptions et notre compréhension de la situation. Nous ne sommes pas informés, mais “mis en forme”.
“Nous percevons une réalité qui nous est perceptible dans la vision du monde qui nous est propre. Nos perceptions sont des choix, non des faits objectifs. Nous sélectionnons les faits qui sont en cohérence avec notre vision du moment, en nous enfermant dans une seule lecture limitante de la réalité et dans un seul langage pour l’appréhender et l’interpréter. La réalité n’est pas prédéterminée, nous la reconstruisons constamment.
Notre croyance en l’objectivité entrave la compréhension que nous avons de nous-mêmes et des autres. L’objectivité du monde n’est qu’apparente. Le lien de cause à effet n’est pas dans la réalité mais dans une explication de la réalité. C’est l’opération de distinction qui fait distinguer les choses. La réalité est une construction de l’esprit, elle est ce que nous en faisons. La question n’est plus de savoir ce qui est vrai mais de chercher ce qui est utile pour agir selon nos désirs.”
(Stratagèmes du changement*)

Le concept de cause, tel que le définit le scientisme réaliste, se fonde sur les présuppositions qu’ont peut expliquer n’importe quel phénomène en le réduisant à ses parties et qu’aucun autre élément n’entre en jeu. L’erreur commise par ce réductionnisme aveugle est de ne pas reconnaître avoir détruit le système des relations et interactions qui forme un tout en effectuant ces dissections et découpages arbitraires. Cette conception schizophrène d’un monde fragmenté ne mène jamais qu’à un obscurantisme sans devenir, un blocage des possibles.
Les éléments ou les individus sont liés les uns aux autres, c’est ainsi qu’ils sont liés à la totalité.

Ce réalisme qui considère qu’une cause génère son effet, en dehors de tout contexte et de toute interaction, est-il scientifique ? La science peut se décrire comme un mode de perception, d’organisation et d’attribution de sens aux observations, qui construit par là-même des théories subjectives dont la valeur n’est pas définitive.
Aucune science ne saura jamais proposer une explication de la réalité absolument vraie et inaltérable. Il n’y a pas une seule, mais de multiples réalités, selon le point de vue de l’observateur et des instruments qu’il utilise à des fins d’observation. Ainsi est réfuté tout modèle d’interprétation présupposant une explication de la nature et du comportement de l’Homme qui se veut absolument vraie et définitive, parce qu’un tel modèle tombe inévitablement dans le piège idéologique d’auto-référenciation, sorte de discours qui génère sa propre justification, construite sur ses hypothèses de départ.

Le système doit être étudié dans sa totalité car la totalité représente davantage que la simple somme de ses parties ; elle est autre et bien plus que le total. Toute tentative d’étudier les composantes de façon isolée détruirait la totalité et produirait des résultats qui altéreraient la compréhension du système ou de la société.
“Le comportement d’un mouvement social est la contrepartie externe de la danse des relations internes des éléments qui le composent. Le système social est un système en changement structural continuel. Ces changements se produisent dans les caractéristiques des relations locales, dans la circularité de la communication co-évolutive de ses éléments. De ces changements particuliers surgissent des changements d’efficacité des interactions en mouvement pouvant modifier radicalement le fonctionnement de l’ensemble”. *

Un mouvement de transformation sociale peut alors se comprendre comme une congruence remarquable d’une danse synchrone de coordinations d’actions, d’où émerge une évolution comportementale dans de nouveaux rapports relationnels, au cours de dérives individuelles et collectives sans plan préétabli. Les règles de la concurrence, la loi du plus fort, la hiérarchie, l’exploitation et la prédation feront place à l’entraide interactive, la coopération sociale, l’association fédérative, la commune à échelle humaine.

Les réseaux d’éléments autonomes sont à la base de comportements émergents non prévisibles, car ils sont non déductibles à partir de ses parties singulières. L’auto-organisation émergente de cet effet réseau, est précisément l’agrandissement de l’espace de possibilités d’une nouvelle globalité issue d’une histoire d’interactions entre des éléments différents et hétérogènes. Lorsque la richesse de ces interactions franchit un certain seuil, le mouvement global produit de façon discontinue de nouveaux comportements d’ensemble tout à fait imprévisibles à partir de la somme des apports de chaque individu ou groupe d’individus, et même inconcevables. Ces groupes de relations, en interaction temporaire avec d’autres groupes, peuvent développer dans de brèves périodes, des capacités et des propriétés nouvelles imprévisibles, parce que non-déductibles.

En s’autorisant à libérer nos positions des préjugés déterminés par les certitudes conventionnelles, et en développant nos capacités relationnelles par l’intelligence situationnelle du moment, nous devenons indéterminables et imprédictibles, donc incontrôlables, changeant continuellement nos règles de transformation selon nos relations dans l’action et nos points de vue qui en émergent. Abandonner nos logiques intransigeantes et autoritaires nous ouvre de nouveaux horizons plus libres, nous donnant de nouvelles possibilités propices au changement.
Faire surgir des doutes peut rompre la rigidité perceptivo-réactionnelle habituelle en entamant l’armure cognitive et la carapace comportementale. Faire naître un doute sur l’explication logique et rationnelle est particulièrement propre à débloquer des structures mentales rigides et fermées. Semer le doute concernant la logique d’un raisonnement, introduit un petit ver qui mobilise l’entropie du système, amorçant une réaction en chaîne qui est lente mais dont les effets n’en sont pas moins dévastateurs, et qui peut produire des changements dans le système tout entier.

Il s’agit d’abandonner l’état de foi du réalisme, pour adopter le doute et le scepticisme du chercheur. Il nous appartient de choisir de nous considérer comme des pions dans un jeu dont les règles seraient d’après nous une réalité qui s’impose d’elle-même, ou bien comme des joueurs qui ont compris que les règles ne sont réelles que dans la mesure où nous les avons acceptées et que nous pouvons tout aussi bien jouer avec elles, et ainsi les changer.
“Le possible est plus riche que le réel. (…) Le futur n’est plus donné. Il devient une construction”.
Ilya Prigogine, La fin des certitudes.

Il n’y a pas de véritables règles de changement que l’on pourrait appliquer et contrôler. Dans cette période dure et confuse d’exploitation sans limite, nombreux sont les charlatans qui bradent sur le marché du désespoir leur solutions miracles. Une rébellion, un mouvement de révolte, une insurrection peuvent émerger de l’incubation sociale par expérimentations de jeux sur les règles du jeu, déclenchée sans aucun respect des conventions. Il s’agit d’inventer l’amorce d’un changement sans limite, le susciter par agitations, provocations et rage de vivre, l’activer dans sa propagation pandémique, et la fièvre peut alors se répandre par plaisir…
“Tout devient possible à ceux que n’arrête pas l’invraisemblable.” *

* Stratagèmes du chagement, de l’illusion de l’invraisemblable à l’invention des possibles, par Lukas Stella aux Éditions Libertaires.