Fin d’année 2007, (Lille )

Ce texte prend acte que ce qui a été vécu dans et autour de la contestation des trois derniers mois de 2007, dans les universités, les lycées, chez les cheminots et gaziers, ne peut se réduire à la défaite d’un mouvement social. Les syndicats avaient annoncé une rentrée sociale 2007 sur fond de mouvement social de masse, agitant fièrement le spectre de 1995, archétype du mouvement victorieux, soutenu par « l’opinion publique », et qui avait permis à la gauche de se remettre en selle. Au final, ils n’auront fait que « jouer » à 1995. Leur volonté de « convergence des luttes » ne fut qu’une mise en scène, alors même que le nombre de gréviste était plus important qu’en 1995. La CGT a bien fait croire à la jonction avec les fonctionnaires, la coordination étudiante à celle avec les cheminots, mais tout cela est resté sans réels effets. Il valait mieux pour les syndicats sauver un spectre qui leur est favorable, plutôt que risquer de laisser la réalité leur échapper en faveur de forces décidées à ne rien lâcher.

Le gouvernement, lui, a voulu en finir avec ce spectre. Commencer par le régime de retraite des cheminots était éminemment symbolique ; ce qui s’y jouait, c’était une exécution pour l’exemple : écraser ceux qui ont une capacité de blocage encore rattachée à l’histoire des grèves en France, pour en finir avec les grands mouvements sociaux. Les étudiants, quant à eux, auront été les cobayes d’un projet de loi1 qui vise à en finir avec l’exception faculté comme lieu de lutte. Le pouvoir a été cohérent : appelant à une France de la seule négociation, il a commencé par attaquer les possibilités même de la lutte. Ainsi, un mouvement de l’ampleur quantitative de 1995 ne pourra qu’aller qualitativement au-delà de 1995, sinon la justice y mettra fin. Et pourtant, il s’est passé cet automne, à l’intérieur même de cet état de fait, quelque chose qui a valu que beaucoup se jettent dans la lutte, s’enthousiasment, et entrevoient dans l’échec de ce mouvement en tant que mouvement la possibilité d’un dépassement, une chance à saisir dans les temps à venir. Vu de l’extérieur, cette idée peut paraître étrange. Ces thèses visent à montrer comment elle s’est imposée et pourquoi elle est si précieuse.

1. Les mouvements qui viennent d’avoir lieu ne constituèrent pas exactement « un mouvement social » – tels qu’on les connaît depuis quarante ans – sans être pour autant absolument autre chose. Ce qui s’y est passé durant ces quelques mois semble annonciateur d’une forme de contestation plus proche de l’idée d’agitation que de celle de mouvement, agitation continue plus locale, plus diffuse. Le rapport entre ces deux formes n’est en rien exclusif : envisager d’une part des mouvements sociaux, seulement obnubilés à ne pas perdre, et d’autre part des agitations locales, auxquelles le nombre fait défaut, sans leur articulation, c’est se condamner à ne jamais dépasser ces formes, à revivre leurs échecs passés.

2. Que le PS n’ait pas pu se positionner pour, voila qui condamnait nécessairement ces mouvements à manquer d’un horizon politique classique : faire retirer une loi, faire passer un gouvernement de gauche. Partant de là, ils devaient forcément soit être défaits, soit devenir autre chose. Il y a eu un peu des deux.

3. Le PS absent de ces mouvements, l’extrême gauche présente mais avec toute la retenue que nécessite l’élaboration de son nouveau parti, cela laissait en partie vides des espaces qu’ils avaient, dans les mouvements précédents, tant de facilité à saturer par leur seule omniprésence. Aussi, quand s’ouvre dans un terrain formaté – un mouvement dans le cas présent – des espaces contenant la possibilité d’interroger le caractère politique d’une situation, il n’y a qu’à penser la meilleure façon d’y apparaître.

4. En traitant dans les médias le mouvement étudiant de « politique », la ministre de l’enseignement supérieur insinuait qu’il faisait le jeu des partis d’extrême-gauche. C’est-à-dire que ceux-ci usaient d’un mouvement social pour s’opposer au gouvernement – ce que le PS avait par le passé le bon ton de ne pas faire aussi clairement. Quand on sait que la LCR appelle à la création d’un nouveau parti, et à entendre ses jeunes dire, en marge des AG, qu’ils y ont bien travaillé, l’analyse était aisée.

5. Mais en accusant ce mouvement d’être politique, Pécresse dénonçait aussi le risque que la force contenue dans l’anti-sarkozysme fuie hors du cadre politicien que tente d’organiser l’extrême-gauche. Finalement, elle reprochait à ce mouvement d’être « trop » politique, non seulement parce qu’il pouvait profiter à des concurrents sur l’échiquier politique, mais surtout parce qu’il permettait la naissance d’une force politique hors de cet échiquier

5.bis Hypothèse : le sarkozysme, c’est une sortie de l’échiquier politique, et qui tire sa puissance de cette particularité. Dans ce cas, ses partisans peuvent sentir le danger que pourrait représenter une autre force puisant sa puissance à cette même source.

6. Xavier Bertrand nous dit : « Dans la France de 2007 il vaut mieux négocier que d’aller dans un conflit ». Ce que nous ont prouvé ces deux mois d’agitation, c’est que pour ce qui se présente comme la base d’une refondation de la gauche, il vaudra mieux, dans la France de 2008, une défaite dans la négociation, qu’une victoire par le conflit. La LCR se gargarise aujourd’hui d’avoir pu mobiliser sans le PS, avouant par là même sa seule ambition dans ce mouvement : le faire perdre pour mieux recruter. Ainsi se retrouve-t-elle en accord avec l’UMP, et tous les partis politiques : pour eux, mieux vaut un mouvement social qu’un mouvement politique.

7. Le fait d’occuper ensemble (une université, une usine, …) permet une rupture véritable avec ce à quoi l’on s’oppose, parce que le quotidien arrête d’être renvoyé à un problème d’individu. Il devient partie intégrante d’une problématique commune. Les occupants cessent d’avoir d’autres activités que la lutte, parce que la lutte doit comprendre toutes les autres activités. Plus ces autres activités se jouent de manière collective, plus la mise en commun cesse d’être un but à atteindre et devient une réalité vécue.

7.bis Malgré le petit nombre d’occupants, qui rendait fragiles les occupations de fac, il y eut beaucoup de rencontres surprenantes, à la fois par ceux qu’elles mettaient en rapport et la simplicité avec laquelle elles se faisaient. Cette hétérogénéité explique en partie la détermination qui animait ces occupations.

8. La généralisation du vote au sein des A.G a mené à sa banalisation, et à la dilution de son impact : des assemblées votant en permanence sur tout et n’importe quoi. Le respect du vote, du principe démocratique, importait plus que le contenu des votes. Ce n’étaient plus des décisions qui étaient défendues mais leur légitimité démocratique. On a pu voir par exemple des anti-bloqueurs empêcher le déblocage de leurs facs parce que celui-ci n’avait pas été décidé par l’A.G.

8.bis Pour permettre qu’un mouvement soit un moment politique émancipateur, certains appellent à améliorer les A.G, rêvant d’une pureté démocratique, débarrassée des manipulations et des enjeux de pouvoir. D’autres invoquent des formes nouvelles qui viendraient remplacer les A.G. Les deux, en idéalistes, croient que la puissance dépend seulement de la forme : les uns pour dire qu’il n’y a pas assez de puissance parce qu’il n’y a pas assez de forme, les autres pour dire que la puissance est limitée parce que la forme n’est pas bonne. Constater l’impuissance de ces deux postures, sans faire l’apologie des A.G actuelles, implique simplement de dire que ces assemblées seront autre chose seulement au moment où se modifiera leur contenu.

9. Paradoxalement, le vote du blocage est devenu le moment central de ce mouvement. Il est venu remplacer dans ce rôle les manifestations, qui l’endossaient habituellement. La rue a été délaissée au profit des AG. Le vote du blocage, lui, seul vote à avoir encore une incidence réelle, devint un acte contestataire en soi. Un acte et plus un simple vote, plus une simple décision à concrétiser. Un acte, c’est à- dire la possibilité qu’on s’enthousiasme, qu’on se batte, qu’on soit abattus quand on perd. Dans l ’ AG, lieu où le conflit est systématiquement dénié, le conflit peut renaître.

9.bis Il y avait beaucoup de monde en AG, personne en manif’. Ceci amène à se poser la question de l’horizon des contestations à venir. Sans doute certains n’ont pas jugé opportun de porter le conflit dans la rue, tandis que d’autres ont refusé d’y aller sur le mode proposé (la manifestation). La passivité de cet espace de contestation (l’AG) contient donc une puissance politique neuve pouvant bousculer les rapports de force actuels.

10. Les forces de l’ordre ont évacué bon nombre d’universités, avec la plus grande facilité – virer les facs fut évident – le mouvement étudiant perdant ainsi le semblant de tolérance dont bénéficiaient certaines de ses pratiques. La police n’a pas eu une simple fonction répressive : dans ce mouvement, son rôle primordial n’aura pas été d’intervenir pour mettre fin au désordre, mais d’empêcher toute possibilité de faire exister la lutte, jusque dans ses formes traditionnelles, le blocage et l’occupation. Il apparaît dès lors d’autant plus vital de se poser la question de comment y faire face.

10.bis Les interventions des forces de l’ordre n’auront pas été la seule manifestation de la police dans les facs. L’organisation de référendums et le discours de défense de la liberté d’étudier furent sans doute des moyens de maintien de l’ordre plus efficaces encore.

10.ter Là où l’existence de la police vient faire obstacle à ce qui est vécu – comme à Villiers-le-Bel –, fatalement on s’affronte à elle.

11. Cette fois les médias n’ont pas seulement menti comme à leur habitude, ils ont dit la vérité sur leur partialité. Même dans la perspective de « donner une bonne image du mouvement », l’idée que la présence des médias, malgré tous leurs défauts, nous est fatalement nécessaire, n’est plus valide. Pour autant, à l’heure actuelle, il serait tout aussi absurde d’ignorer leur existence que de collaborer avec eux. Le seul type de rapport à entretenir avec les médias : leur imposer notre parole, ou perturber leur fonctionnement.

11.bis Il ne faut pas confondre le rôle de notre intervention auprès des médias et celui de nos propres moyens de diffusion. L’usage des outils médiatiques est seulement à retourner, quand cela est possible, à notre avantage. Donc, mettre en place dans le même temps, nos propres moyens de diffusion, ce n’est pas prétendre les remplacer, mais c’est trouver des outils de liaison.

12. Il y a dans un mouvement nécessité à tirer profit du caractère national de la situation : rencontrer les gens des autres villes, faire passer les informations locales, coordonner des actions, etc. La Coordination Nationale ne remplit pas cette tâche – il suffit d’y avoir été une seule fois pour le constater. Son principe de fonctionnement, la délégation, basée sur l’étrangeté préalable, voire la méfiance, entre les délégués et ceux qu’ils sont sensés « représenter », l’inscrit dans une tentative de direction bureaucratique des mouvements. Elle cherchera toujours à s’en cacher, pourtant sa prétention à la souveraineté suppose bien que le niveau national pourrait imposer ses décisions au niveau local.

13. Si le niveau du politique ne peut être que le niveau local, beaucoup, dans ce mouvement, ont senti le besoin de rencontrer les gens des autres villes sans aucune médiation, et certains ont commencé à le faire – ainsi ce texte put être écrit par des participants au mouvement de différentes villes. Il y a à penser le niveau national à l’exact inverse de ce que fait la coordination nationale. Il y a tout un monde entre élire un délégué pour l’envoyer dans l’instance nationale et faire confiance aux camarades qui se déplacent pour rencontrer les gens d’autres villes. La deuxième idée suppose des communautés de lutte réelles, à l’exemple de ce qu’ont été certaines formes d’organisation locale. Comprendre les problèmes qui se posent ailleurs et les réponses qui y sont trouvées, pouvoir planifier efficacement des actions coordonnées peut n’avoir rien à voir avec constituer une instance nationale.

14. Les lois, la répression et la fragilité de la gauche ont à elles trois réduit les possibilités de lutte dans leurs formes classiques de « mouvement social ». Une fois la « convergence des luttes » (abstraite et symbolique) mise à mal, s’ouvrait alors la perspective de rencontres réelles. Pas entre des cheminots, des étudiants et des gaziers mais entre des gens en lutte. Ce sont ces moments d’existence au sein de la lutte qui furent ici politiques. De cette indistinction entre lutte et existence ont découlé des rencontres au delà des identités sociales ; des liens se sont créés, qui à tout moment pourront ressurgir.

15. « On parle de la présence de la base dans les assemblées générales. Mais on est très peu nombreux.. Et lorsque qu’on n’est qu’un petit nombre, ça fait un peu groupuscule, et on n’a pas ce pouvoir qui permettrait de dire à telle ou telle fédération syndicale « regardez, on est mille, deux mille, on réclame autre chose » » : des gaziers en grève, à Rennes.

16. Penser cet « autre chose » fait courir le risque de sombrer dans l’avant-gardisme. Pourtant ne faire qu’attendre n’est pas satisfaisant quand tant semble à tenter. Il y a une manière, la bonne, pour réussir à tisser les liens qui matérialiseront ce qui est présent dans l’air. Nous savons que nous ne voulons ni d’une nouvelle Organisation, ni d’une position commune partagée individuellement. Il y a un paradoxe, quand on pense le rapport entre le national et le local, que l’on ne peut seulement vouloir résoudre en y mettant fin. Le national et le local sont deux plans séparés qui pourtant n’existent jamais l’un sans l’autre. C’est donc de la manière d’articuler ces deux plans que tomberont les limites propres à l’agitation et propres aux mouvements. En disant cela, on ne dit sans doute pas grand chose. Pourtant, c’est la question qui a perdu toutes les révolutions, soit parce qu’elles l’ont mal posée, soit parce qu’elles y ont mal répondu.

Certains diront qu’il n’y a rien de nouveau : ni dans ce qui est dit ici, ni même dans ces mouvements de l’automne 2007. Il y avait pourtant quelque chose qui, pris au sérieux, rend à nouveau vraisemblable la reprise de l’offensive. Pas la victoire d’un mouvement social, mais la réémergence de possibilités révolutionnaires.