Réflexions scélérates_Gino Vatteroni

 

Sommaire :

Prologue méthodologique  : un récit basé surdes corrélations fallacieuses

La diabolisation du dissensus politique

Le renversement sémantique du concept de terrorisme

En dehors de l’État le néant

Terroriser et réprimer

La repentance et l’abjure  : l’inquisition moderne

Du contrôle social à la manipulation de la réalité

Innovation technologique, synchronisation environnementale et subordination humaine

Épilogue

 

Prologue méthodologique  :un récit basé sur des corrélations fallacieuses

Avec l’arrivée des ordinateurs et depuis l’implantation du «  phénomène big data  », s’est progressivement développée une technique de recherche et d’enquête qui, peu à peu, a relégué au second plan le concept de théorie et de méthodologie scientifique. Avec l’émergence des big data, nombreux sont ceux qui ont essayé de parler de end of the theory, en affirmant l’objectivité de la donnée en soi et alimentant cette rhétorique suivant laquelle correlation is enough, c’est-à-dire «  la corrélation est suffisante  ».

Un des auteurs qui s’est le plus exposé dans ce sens est sans doute Chris Anderson, physicien et journaliste scientifique qui, dans un article publié en 2018 dans Wired, intitulé The End of Theory  : The Data Deluge Makes the Scientific Method Obsolete  (La fin de la theorie  : le déluge de données rend la méthode scientifique obsolète), a défendu que la disponibilité d’énormes quantités de données, combinée à des techniques statistico-mathématiques spécifiques, est en mesure de supplanter tout autre instrument analytique en rendant, de fait, la méthode scientifique obsolète. À la base des convictions de Anderson, glissant dangereusement d’un positivisme scientifique déjà dépassé vers un fidéisme technologique inconditionnel, qui a pris le nom de datisme, il y a l’idée que la notion de corrélation remplace celle de causalité, permettant à la science de progresser sans qu’il ne lui soit nécessaire de se confronter à des modèles cohérents, à des théories unifiantes ou à des expositions logiques.

En termes d’approche, la proposition à la base de la méthode scientifique prévoit historiquement la construction d’un modèle théorique, qui n’est rien de plus qu’une hypothèse (ou une série d’hypothèses) à vérifier. Le modèle est ensuite testé à travers une série d’expériences qui, en fonction de leur issue, corroborent ou invalident les hypothèses de départ, déterminant ainsi la cohérence du modèle même, aussi bien prise isolément que sur le plan de la cohérence avec les évidences empiriques qui émergent dans le monde réel. Le modèle théorique qui émerge dans sa formulation (plus ou moins) définitif au terme du processus de validation est, de fait, un système (complexe) que les chercheurs imaginent pour interpréter les rapports existants entre tous les éléments qui le composent  : en d’autres mots, c’est une simplification que les scientifiques proposent comme schéma de référence pour analyser les comportements des variables sous observation et produire des statements, des considérations, qui en déterminent l’impact sur le système.

Depuis Descartes, la science a travaillé pendant des siècles en suivant cette ligne directrice. S’il est vrai en effet que le débat sur la représentation de la réalité sous forme de données a été nourri par le mythe «  leibniziano-cartésien  » de la description mathématique des processus, ce débat a toujours été filtré par l’idée que la donnée est «  chargée de théorie  », c’est-à-dire l’expression tangible d’un phénomène, qu’il faut toutefois encadrer par les mécanismes de la logique déductive. C’est pour cette raison que le scientifique est habitué au fait que la notion de corrélation n’implique pas automatiquement celle de causalité, et il sait qu’il ne faut pas tirer de conclusions exclusivement sur la base d’une corrélation, car il est nécessaire de comprendre les dynamiques qui relient entre elles deux données.

À l’inverse, pour Anderson et pour les partisans du datisme, la donnée communiquerait déjà en soi une série de contenus, et leur corrélation serait donc suffisante pour donner vie à des modèles déterminés que la méthode scientifique obsolète n’est pas en mesure d’identifier. Mais, s’il est vrai d’un côté que les données sont capables de communiquer une série de contenus, d’un autre côté ces données sont cependant fortement influencées par la lecture que l’on en fait et – contextuellement – par le récit que l’on construit autour. De plus, privées d’un lien logique et de causalité précis et déterminés, ces corrélations de données finissent par créer un modèle substantiellement incohérent et non fiable. En effet, si l’on part de la définition la plus académique de la corrélation, à savoir la relation entre deux variables statistiques de sorte qu’à chaque valeur de la première variable correspond avec une certaine régularité et avec une approximation plus ou moins grande une valeur de la deuxième, il est assez simple d’imaginer les raisons pour lesquelles la corrélation à elle seule ne s’avère pas être une explication suffisamment solide pour éclaircir la nature de la relation qui relie deux phénomènes. De cette manière, ce qui au fond est fondamental, c’est le récit que l’on construit autour de telles simples corrélations de données, des corrélations substantiellement privées de liens logiques et causales cohérents et valides. Mais ce récit, tout en étant en apparence rationnel, se révèle intrinsèquement non fiable et absurde précisément parce qu’il est construit sur de telles corrélations simples et incohérentes.

Ceux qui s’y connaissent un peu en mathématique savent qu’existe la prétendue Théorie de Ramsey, que l’on doit au mathématicien, logicien, statisticien et économiste britannique Frank Plumpton Ramsey, qui concerne en substance la combinatoire finie, la manière suivant laquelle on peut distribuer les ensembles d’objets et les différentes questions associées à de telles distributions, qui comportent certains théorèmes démontrant clairement comment n’importe quelle corrélation de données peut être trouvée si une série de données suffisamment nombreuses est présente. C’est-à-dire qu’il existe des corrélations, prenant le nom de corrélations fallacieuses, dues uniquement au nombre de données et non pas à leur qualité, à la nature des données elles-mêmes. Un exemple classique de cela c’est la corrélation linéaire, dont le coefficient est égal à 0,993, entre deux variables comme la consommation de margarine aux États-Unis et le nombre de divorce dans le Maine de 2000 à 2009 (pour cet exemple et de nombreux autres semblables on peut consulter le site spurious correlations, créé par Tyler Vigen, à l’époque étudiant en droit de l’Université de Harvard, et aujourd’hui consultant auprès du Boston Consulting group).

On pourrait dire la même chose en ce qui concerne les deux variables prises en considérations par les enquêteurs dans le procès en cours, comme les écrits publiés sur Bezmotivny au sujet d’une critique radicale du système techno-industriel, et les attaques contre les structures technologiques ayant eu lieu en Italie entre  2021 et  2023.

S’il existait un lien de causalité effectif et avéré entre chaque variables mentionnées ci-dessus, il suffirait donc de diminuer la consommation de margarine aux États-Unis pour que diminue en même temps le nombre de divorces dans le Maine, tout comme il suffirait d’empêcher la publication du journal en question afin d’éliminer totalement les attaques contre les structures technologiques en Italie. Et la confirmation du manque absolu de lien de causalité dans ces corrélations demeure précisément dans le fait incontestable qu’au cours de ces derniers mois, c’est-à-dire depuis que Bezmotivny a cessé de paraître, de tels attentats n’ont pas disparu et encore moins diminué. Un peu de bon sens suffit donc pour se rendre compte que ces corrélations rentrent dans la catégorie des corrélations fallacieuses.

En se basant sur ce type de corrélations, on peut même en arriver à examiner et à donner du crédit au fait qu’une donnée, un phénomène, qui devrait représenter une cause, a lieu ultérieurement à la donnée, au phénomène, qui devrait en être l’effet. Par exemple, dans sa demande de mesures préventives adressée au juge des libertés et de la détention en date du 3  mars 2023, le procureur met en lien un incendie contre une antenne-relais Vodafone et d’une antenne de Rai Way «  ayant eu lieu à Gènes le 2  février 2021  » avec un article apparu dans le numéro  1, année 1, de Bezmotivny du 15  février 2021, duquel se seraient inspirés les auteurs de l’incendie pour rédiger leur revendication. Une action aurait donc été accomplie à l’instigation d’un écrit apparu après les faits  ! Puissance des corrélations fallacieuses! Dans le paragraphe suivant, on comprend bien comment le récit est ensuite opportunément construit sur de telles corrélations sans le moindre lien logique. Afin de remédier à l’incohérence incontestable qu’une cause puisse suivre un effet, ce paragraphe débute par la formule «  Il est bien possible que  », introduisant ainsi une véritable conjecture sans la moindre validité car elle n’est pas démontrée, dans le but de rendre apparemment plausible et cohérent le récit basé sur une corrélation factuelle à laquelle manque l’hypothétique lien de causalité.

Toutes les corrélations établies entre les différents articles publiés dans divers numéros de Bezmotivny et les nombreuses actions ayant eu lieu à différents endroits d’Italie sont insensées, voire ridicule. Établies uniquement grâce au partage de mots spécifiques ou de slogans particuliers, par ailleurs assez communément utilisés dans le contexte d’opposition au système politico-économique, présents aussi bien dans les revendications des actions accomplies que dans les articles pris en considération. Une telle technique reflète pleinement la subordination fidéiste, si ce n’est malicieusement intéressée, des capacités logico-déductives humaines aux capacités automatiques des calculs de la soi-disant intelligence artificielle. Une machine opportunément programmée pondra en effet des centaines de corrélations entre deux catégories de données basées sur des mots ou des phrases spécifiques, sans que cela ne comporte aucun lien de causalité entre deux types d’éléments pris en considération. Seul le récit qui suivra, construit par les chercheurs autour de telles corrélations, se préoccupera de créer un lien de causalité apparent, en l’adaptant aux éléments.

En conclusion, dans le cas ici considéré, la quantité démesurée de données utilisée a pour principal objectif – à travers une liste répétitive et appuyée – de troubler et de détourner l’attention de l’absence totale de logique, de causalité et de démontrabilité relative des innombrables corrélations fallacieuses extrapolées à partir des données mêmes.

 

La diabolisation du dissensus politique

Le but principal du procès actuel est sans aucun doute la diabolisation de l’anarchisme. Et un tel objectif s’insère bien à l’intérieur de cette veine de marginalisation et de condamnation du dissensus politique mis en œuvre par n’importe quel ordre établi quelle que soit l’époque historique. En Italie, en particulier, cette diabolisation a des racines si profondes qu’elles remontent jusqu’au temps de l’unification, se propageant et se ramifiant avec continuité jusqu’à aujourd’hui, abstraction faite des différents agencements institutionnels pris par le pouvoir politique.

Une diabolisation du dissensus déclinée, d’une fois à l’autre, avec des comportements plus ou moins tolérants ou prononcés, principalement basés sur la plus ou moins grande proximité aussi bien spatiale que temporelle des idées et des conduites hétérodoxes choisies par les individus.

Parmi les innombrables exemples historiques pouvant être pris en considération, le cas de Giuseppe Mazzini est emblématique. Élevé au rang de père de la Patrie Italienne, aux côtés de figures comme Garibaldi, Cavour et Vittorio Emanuele II, au lendemain de sa mort, et toujours plus à partir des deux dernières décennies du 19e siècle, il fut en réalité toujours considéré et traité au cours de sa vie comme un dangereux terroriste par la monarchie de Savoie. En effet, Mazzini mourut à Pise le 10  mars 1872, sous le faux nom de Georgio Brown, car contraint à une longue cavale par les nombreuses condamnations (parmi lesquelles l’une prévoyait la peine de mort) dont l’affligeaient les différents tribunaux de ce même ordre monarchique qui par la suite se comportera, de nombreuses années après de tels événements, comme l’héritier idéal et politique de la pensée du génois, allant jusqu’à le commémorer solennellement, en septembre  1922, avec une série de timbres, à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort.

En ce qui concerne l’anarchisme, l’attitude assumée vis-à-vis de lui par les différentes institutions politiques italiennes a toujours été une attitude de condamnation et de réprobation, justement parce que l’anarchisme a toujours représenté et exprimé, de tout temps et en tout lieu, ces instances de changement radical tant abhorré par n’importe quel ordre établi. Et pour réprimer et écraser toute idée de changement radical, il n’y a rien de mieux que la diabolisation de ceux qui sont les porteurs de telles idées, refusant de reconnaître la moindre valeur politique et sociale, et par conséquent moral, à la pensée et aux actions d’un tel individu ou groupe de personne. En fin de compte, il s’agit de l’indispensable construction de l’ennemi, qu’il soit intérieur ou extérieur, à jeter en pâture à l’opinion publique dans l’objectif de consolider ou d’élargir le consensus vis-à-vis du pouvoir établi.

Comment ne pas rappeler que le Code pénal de l’état monarchiste italien qualifiait de malfaiteurs tous ceux qui attentaient à l’administration de la justice, ou à la foi publique, ou à la sûreté publique, ou à la bonne coutume et à l’ordre des familles, ou contre la personne ou la propriété, donc niant intrinsèquement aux actes et aux actions inhérentes aux instances de changement toute valeur politique et sociale. Avec le Code pénal sarde de 1859 (avec l’art. 426), qui sera intégralement repris par le Code pénal du nouvel état Unifié, et par la suite par le Code pénal Zanardelli (avec l’art. 248), introduit en 1890, toute action nuisant au changement du statu quo était ainsi explicitement assimilée à un acte de délinquance privé de connotations politiques et morales. Une telle assimilation a été maintenue inchangée jusqu’en 1930, quand sera mis en place le code fasciste qui dans l’art. 416 réglementera l’association de malfaiteurs, qui reprendra intégralement l’esprit et la structure des lois précédentes.

Esprit et structure qui sont également maintenus dans le Code pénal actuel, en parfaite continuité avec les systèmes institutionnels passés, selon lequel toute pensée ou action porteuses d’instances de changement politique et social sont réduites et assimilées à la délinquance, tout en faisant constamment et intrinsèquement l’éloge du concept opposé d’invariance et de permanence.

Il est d’ailleurs logique que pour continuer à se perpétuer, un pouvoir constitué entrave et opprime la moindre possibilité de changement. Autrefois on appelait cela la raison d’État, que l’on dissimule aujourd’hui hypocritement sous les vestiges du meilleur – sinon l’unique – monde possible. Une sorte de fin de l’histoire empruntée à la proposition historiographique provocatrice, développée en 1992 par le politologue états-unien Francis Fukuyama, d’après qui on aurait désormais atteint, suite à la chute du mur de Berlin, un point d’évolution humaine et sociale au-delà duquel il ne serait plus possible d’aller.

Voilà que, dans un tel contexte, le fait de considérer et de juger criminelle et délictueuse toute idée de changement radical du système politique, économique et social actuel semble donc presque quelque chose d’inéluctable.

Ce sont les idées de changement qui font peur à l’État, et qui doivent donc être combattues et réprimées avec fermeté. L’anarchisme étant inéluctablement voué au changement et au renversement de toute société fondée sur l’oppression et l’inégalité, il devient donc l’ennemi naturel de toute institution établie. Et tout est légitime contre un tel ennemi, y compris passer sur ces valeurs morales et civiques fondamentales qui sont prônées publiquement et codifiées dans les documents constitutionnels des États, mais qui en fin de compte restent perpétuellement lettre morte.

Dans l’affaire actuellement en examen, la liberté de pensée et de presse tant vantée et défendue par les prétendus cercles étatiques démocratiques – codifiée dans la constitution italienne par l’article 21 à travers l’incipit suivant  : Tous ont le droit de manifester librement leur pensée par la parole, l’écrit et tout autre moyen de diffusion. La presse ne peut pas être sujette aux autorisations et à la censure – est superbement ignorée en faveur de la bien plus importante raison d’État. Par ailleurs, l’ordre démocratique peut aussi se permettre légalement de l’ignorer car l’article constitutionnel précédemment cité est de fait anesthésié par les diverses normes pénales et administratives qui prévoient, par exemple, que la publication de n’importe quel journal ou périodique doit être soumis à l’enregistrement auprès d’un tribunal, que pour un tel enregistrement n’importe quel journal ou périodique doit être pourvu d’un directeur responsable, qu’un tel directeur responsable doit nécessairement être inscrit à l’ordre des publicistes ou des journalistes professionnels, que pour pouvoir être inscrit à un tel ordre on doit nécessairement avoir exercé des collaborations journalistiques non occasionnelles et régulièrement rétribuées en faveur de quotidiens, de périodiques ou de différentes chaînes de radiotélévision et de sites en ligne au cours des deux années précédents la présentation de la demande. Et ils ont le courage d’appeler cet écheveau de limitations liberté de la presse  !

D’ailleurs, quand on met en discussion la raison d’être d’une entité qui fonde son existence sur la force coercitive, cette dernière doit nécessairement se manifester et se déployer pleinement en défense de la conservation et de l’invariance de l’entité même. Mais pour se déployer pleinement et sans le moindre scrupule, la force coercitive de l’État démocratique a besoin d’argumentations au moins partiellement plausibles et partageables par l’opinion publique. Ces argumentations se basent souvent sur le renversement sémantique de termes et de concepts spécifiques, afin que la charge négative résultant du renversement de ces éléments retombe entièrement sur l’individu ou le groupe à réprimer. C’est le cas, par exemple, du concept représenté par le terme terrorisme.

 

Le renversement sémantique du concept de terrorisme

L’élaboration du concept de terrorisme s’est progressivement développée, surtout au cours des cinquante dernières années, sous des formes toujours plus évanescentes, toujours plus fumeuses, toujours plus éloignées de la signification objective de ce mot.

Le terme est forgé à partir de l’expérience du Régime de la Terreur, s’étant instauré dans la France de 1793, à coups de têtes guillotinées suivant les décisions du Comité de salut public, organe du gouvernement jacobin alors en charge. Les néologismes français terrorisme et terroriser, créés à partir du latin terror, commencent à circuler en Europe avec pour signification précise – dont témoignent encore les dictionnaires – l’ «  action du pouvoir politique d’inspirer la terreur auprès des citoyens, à travers la contrainte et l’usage illégitime, indiscriminé et imprévisible de la force  ». Son origine trahit donc clairement le fait de se référer à une méthode de gouvernement, adoptée par un régime politique constitué, destinée à la répression du dissensus. Il est donc inhérent à l’État même.

Les années passant, un retournement sémantique a lieu avec le colonialisme européen. Les puissances européennes se servirent du stigmate lié à l’utilisation du terme terrorisme contre les populations asiatiques et africaines qui essayaient de se rebeller contre les politiques coloniales d’extermination et de prédation des ressources. Dans certains cas l’accusation de terrorisme ouvrit la voie à de véritables génocides, comme ce qui arriva en Namibie pour la population Herero trucidée par l’armée allemande. Le Général Lothar von Trotha, responsable du génocide, commis entre  1904 et  1907, écrivit  : «  Je considère que la nation des Héréros comme telle doit être annihilée ou, si ce n’est tactiquement pas faisable, expulsée hors du territoire par tous les moyens possibles. […] L’exercice de la violence fracassera le terrorisme et, même avec effroi, cela fut et demeure ma politique. Je détruis les tribus africaines par une coulée de sang et d’argent. Ce n’est qu’une fois ce nettoyage accompli que quelque chose de nouveau pourra émerger, qui restera  ».

Un sort analogue tomba sur les Mau Mau du Kenya, massacrés par les Anglais au cours des années cinquante du siècle dernier. Sous prétexte de la lutte contre le terrorisme, il devint possible dans ce cas aussi de légitimer des méthodes terroristes comme les camps de concentration et l’usage systématique de l’électrochoc.

Par ailleurs, le colonialisme italien en a fait tout autant en matière de camps de concentration, viols de masse et gaz neurotoxiques en Afrique comme dans les Balkans. À ce propos, nous pouvons signaler en passant le procès du Tribunal Spécial pour la défense de l’État qui s’est tenu en 1940 contre 60 Slovènes. Ceux-ci étaient accusés d’un délit associatif avec finalité terroriste en tant que participants «  à des associations visant à commettre des attentats contre l’intégrité et l’unité de l’État  ».

Les années passant, donc, les différents États européens réalisèrent un retournement sémantique progressif du concept de terrorisme, qui de méthode de gouvernement utilisé contre les gouvernés s’est transformé en méthode de lutte adoptée par les gouvernés eux-mêmes contre les institutions et ses fonctionnaires. On trouve un exemple emblématique dans la définition adoptée par la Convention pour la prévention et la répression du terrorisme, élaborée à Genève en 1937, selon laquelle sont terroristes «  les faits criminels dirigés contre un État et dont les fins ou la nature visent à provoquer la terreur auprès de certaines personnalités, groupes de personnes ou dans le public ».

Entre la terreur généralisée de la population, sous-jacente à la notion primordiale de terrorisme, et la frayeur de certaines personnalités il y a évidemment un abîme, pourtant d’après cette définition la terreur de certaines personnalités et celle du public sont considérées comme équivalentes. Le terrorisme est d’ailleurs défini comme un crime dirigé contre un État et non contre la population. Quelles sont ensuite les personnalités protégées par la Convention apparaît clairement dans le n.1 de l’article 2  : les chefs d’État et leurs conjoints, ainsi que les fonctionnaires publics.

Malgré cela, la conception originaire du terme terrorisme parvenait néanmoins à conserver parfois une certaine persistance, sans doute en raison de la succession de certains événements et processus historiques, comme le phénomène de la décolonisation s’étant déroulé en Afrique au cours des années soixante du XXe  siècle, si bien que dans une résolution de l’Assemblée Générale de l’ONU du 18  décembre 1972 il était réaffirmé solennellement «  la légitimité des mouvements de libération nationale  », condamnant «  les actes de terrorisme étatique, accomplis par les régimes coloniaux, racistes et étrangers  ». Et le Comité spécial pour le terrorisme international, constitué avec la résolution susmentionnée, affirmait ensuite que «  le terrorisme individuel est l’effet de celui étatique, constituant une réponse violente de la population civile à la politique d’oppression étatique  ».

Dans les pays d’Europe Occidentale, et en Italie en particulier, c’est au cours des années soixante-dix et  quatre-vingt que s’accomplira le retournement sémantique définitif et décisif du concept de terrorisme, dans l’objectif de contrer, de la part de l’ordre étatique, l’insurgence politique et sociale interne s’étant développée à cette même période. À partir de cette date, sera qualifié de terroriste toujours et uniquement ceux qui mènent une activité visant à un changement radical de l’ordre établi, c’est-à-dire qui tend à la subversion de l’État.

Par la suite, c’est la résolution du Parlement européen du 30  janvier 1997 qui adoptera officiellement une définition du terrorisme en phase avec ce retournement sémantique. Ces représentants des gouvernements occidentaux, se sentant au fond autorisés par l’effondrement de l’Union Soviétique à théoriser la fin des idéologies non capitalistes et par conséquent l’épuisement de la possibilité et légitimité d’une quelconque perspective révolutionnaire de changement, affirmaient dans cette résolution que «  tout acte commis par des individus ou des groupes recourant à la violence ou menaçant d’utiliser la violence contre un pays, ses institutions, sa population en général ou des individus concrets, qui, motivé par des aspirations séparatistes, par des conceptions idéologiques extrémistes ou par le fanatisme religieux, ou inspiré par des mobiles irrationnels et subjectifs vise à soumettre les pouvoirs publics, certains individus ou groupes de la société, ou, d’une façon générale, la population, à un climat de terreur  ». En dernière analyse, dans cette résolution, grâce à un mélange intentionnel d’éléments originaires et actuels de la notion de terrorisme, la tranquillité préservée est uniquement celle des pouvoirs publics.

En outre, compte tenu du caractère indéterminé des actes concrets considérés comme terroristes, c’est le motif idéologique qui devient fondamental. Ce n’est pas un hasard si la liste des motivations terroristes suit un ordre croissant de psychologisation  : aspirations séparatistes, conceptions idéologiques extrémistes, fanatisme religieux, mobiles irrationnels et subjectifs.

Dans un crescendo exponentiel, au lendemain de l’attentat des Tours Jumelles de New York, le 11  septembre 2001, l’Union Européenne a ressenti l’exigence d’élaborer une discipline sur le terrorisme imposant des obligations supplémentaires aux États membres. C’est ainsi que fut adoptée la décision-cadre 2002/475/GAI (Conseil Justice et Affaires Internes de l’U.E.) suivant laquelle sont terroristes ces actes intentionnels «  […]définis comme infractions par le droit national, qui, par leur nature ou leur contexte, peuvent porter gravement atteinte à un pays ou à une organisation internationale lorsque l’auteur les commet dans le but de gravement intimider une population ou contraindre indûment des pouvoirs publics ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ou gravement déstabiliser ou détruire les structures fondamentales politiques, constitutionnelles, économiques ou sociales d’un pays ou une organisation internationale  ». Cette décision-cadre sera incluse, et même aggravée dans sa portée répressive, dans le Code pénal italien avec l’introduction, en 2005, aux lendemains des attentats dans le métro de Londres, de l’art. 270 sexies. Cette définition s’oriente, elle aussi, vers la préservation essentielle des pouvoirs publics. Cependant, ceux-ci sont pour la première fois préservés non seulement d’un potentiel renversement révolutionnaire, mais carrément de potentielles influences et controverses temporaires sur des questions spécifiques. En dernières analyses, un litige syndical, une grève, pourrait aussi être considéré comme un acte terroriste contre l’ordre établi.

On peut conclure ce bref examen historique en affirmant que le droit international, dévaluant progressivement l’élément de la terreur, a aujourd’hui deux poids et deux mesures pour le terrorisme non étatique et pour celui étatique. Dans le premier cas, on peut même être considérés comme des terroristes abstraction faite de l’élément de terreur, car ce qui est mis en avant c’est la finalité de déstabilisation du système politique étatique ou d’opposition à une décision particulière. Dans le second cas, la terreur semée manu militari dans la population, par exemple grâce à un bombardement aérien d’une ville, ne suffit pas pour qualifier un État comme terroriste, car il faut démontrer qu’un tel état de terreur est le motif principal de l’action militaire, et non pas un simple effet collatéral d’une telle action, bien que prévu et voulu. En effet, selon les Protocoles Additionnels de 1977 aux Conventions de Genève du 12  août 1949 relatifs à la protection des victimes des conflits armés internationaux ou non, ne sont interdits que «  les actes ou menaces de violence dont le but principal est de répandre la terreur parmi la population civile  ».

En dépit de l’origine du terme, encore aujourd’hui pétrifié dans la racine même du mot (terror-isme), selon les sources juridiques internationales et nationales ce concept a aujourd’hui peu à voir avec l’imposition de la terreur sur la population. Dans sa version juridique le terrorisme semble plutôt concerner la terreur que les États ont des populations et des individus.

 

En dehors de l’état le néant

Le retournement sémantique du concept de terrorisme a donc aussi provoqué le renversement concomitant du terme indiscriminé. En effet, si au départ il s’agissait de l’État qui terrorisait la population entière d’un territoire à travers des actes violents indiscriminés en vue d’une fin politique ou idéologique, désormais ces actes sont accolés à une partie, plus ou moins grande, de la population elle-même à l’égard de l’État. Ainsi, l’État prend la place de la population, si bien que les actes violents indiscriminés s’avéreront être ceux dirigés contre les appareils institutionnels. Derrière un tel retournement ressort l’idée que la société est un tout organique et monolithique, et celle-ci coïncide nécessairement avec l’État. Cela va bien au-delà du caractère absolu du pouvoir étatique par rapport au corps social, arrivant jusqu’à l’absorption et l’assimilation du corps social dans l’État.

Sur la base de cette idée, l’État devient le principe d’intelligibilité de ce qui est, mais aussi de ce qui doit être. L’État devient fondamentalement l’idée régulatrice de cette forme de pensée, de réflexion, de calcul et d’intervention qui prend le nom de politique  : la politique comme mathesis, comme forme rationnelle de l’art de gouvernement. La raison de gouvernement, la ratio de contrôle et de gestion de la réalité, donc, place l’État comme principe de lecture de la réalité même, comme objectif et comme impératif. L’État est la res cogitans cartésienne qui crée et modèle la réalité, la res extensa.

Pour édifier et rendre évidente la rationalité et la nécessité de l’État, on lui crée un mythe fondateur, on lui invente une tradition. C’est le droit naturel qui le lui fournira, au cours du 17e siècle, dans le même arc de temps où se développait et s’imposait dans les sciences une philosophie mécaniciste. Cela se réalisera en particulier à travers les réflexions de Thomas Hobbes, qui théorisera un état de nature dans lequel on détermine un état de guerre permanent (bellum ominium contra omnes), dans lequel les hommes, tels des loups, sont les uns pour les autres une menace constante (homo homini lupus). Pour échapper à une telle condition d’insécurité permanente, les êtres humains, à travers la raison, la ratio, se décidèrent à souscrire à un pacte à la fois d’union et de soumission, avec lequel ils cédèrent leurs droits naturels (le droit de tous sur tout) à un souverain qui avec sa force et son pouvoir maintiendrait et garantirait la paix et la sécurité. C’est donc à travers ce pacte que se constitue l’État, dont le pouvoir est absolu, parce que le contrat social est un acte unilatéral et irréversible qui ne soumet le souverain à aucune forme d’obligation et que les sujets ne peuvent pas défaire. L’État devient la source du droit et de la morale, son pouvoir est indivisible et intègre aussi l’autorité religieuse. L’État est donc le meilleur des mondes possibles, c’est même le seul monde possible, c’est la ratio unique et absolue de la civilisation, sans lui les êtres humains vivraient dans l’insécurité constante, dans une situation de guerre permanente.

Peu importe qu’une telle théorisation n’ait rien de réel, relativement à l’hypothétique condition de l’état de nature, et qu’un tel mythe fondateur n’ait jamais été vérifié, nulle part et à aucune époque. Son importance tient dans le fait qu’il a eu – et qu’il détient encore – la force de modifier et de modeler la réalité elle-même, imprimant et transmettant des valeurs et des coutumes fonctionnelles à des concepts asymétriques comme l’obéissance et la dépendance, sur lesquels l’État base sa raison d’être.

De cette manière, un régicide, ou une quelconque action contre des personnalités ou des structures institutionnelles, ne visera plus à terroriser uniquement les souverains et les classes dominantes, comme cela serait dans les intentions de ceux qui souhaitent un changement radical de l’ordre social, mais pourra être considéré comme un acte terroriste indiscriminé, car les souverains et les classes dominantes représentent et coïncident avec la société toute entière. À ce stade, comme nous l’avons déjà vu, même un litige sur une question spécifique, visant à exprimer un désaccord envers des actes particuliers concernant la sphère économique, politique, sociale et environnementale, par exemple un différend syndical ou l’opposition à un projet d’infrastructure, pourront être considérés comme des actes terroristes, car tendant à modifier un ordre établi intrinsèquement non modifiable.

D’un autre côté, la conséquence logique de l’idée de la nécessité et immutabilité de l’ordre étatique, le pilonnage d’un territoire densément peuplé réalisé par un État (toute référence au génocide qui a lieu actuellement dans la bande de Gaza n’est absolument pas un hasard), ne sera pas considéré comme un acte terroriste indiscriminé, mais plutôt comme une action de guerre légitime et ciblée. Une action chirurgicale, un terme qui est à la mode depuis quelques décennies, utilisé pour désigner les bombardements aériens sur les villes, une terminologie et un concept qui tendent à dissimuler et à reléguer au second plan les prétendus effets collatéraux, à savoir les massacres de civils prévus et voulus, sans lesquels il ne serait pas possible d’atteindre l’objectif réel et principal souhaité  : abattre le moral de la population, c’est-à-dire, une fois encore, semer la terreur.

 

Terroriser et réprimer

Malgré tous les retournements sémantiques décrits, la forme archétypale de terrorisme reste en définitive celle étatique, le terrorisme par excellence. En somme, le terrorisme est essentiellement une pratique de gouvernement. Et cela est principalement dû au fait – comme le démontre efficacement le politologue allemand Ekkehart Krippendorff dans l’ouvrage L’État et la guerre – que l’État, surtout à partir de celui s’étant formé à l’ère moderne (XVIIe  siècle) et dans ses déclinaisons ultérieures comme l’État de droit, l’État constitutionnel etc. est intrinsèquement lié à la guerre, c’est essentiellement un État militaire, et les guerres que celui-ci a mené en permanence n’ont rien de secondaire, mais constitue son essence véritable. L’appareil militaire et coercitif, instrument de guerre aussi bien externe qu’interne, est la quintessence de l’État. Sans un tel appareil, l’État perdrait sa raison d’être.

Ce n’est pas un hasard si en 1919, le sociologue Max Weber, dans son essai La politique comme vocation, a décrit l’État comme le détenteur du monopole de la violence [légitime]. Et cette violence peut et doit être exercée aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur du territoire placé sous son contrôle, donc aussi – et j’ajouterais surtout – contre ses propres gouvernés, que ceux-ci soient définis comme des citoyens, des sujets, des esclaves, des prisonniers etc.

C’est donc grâce à l’usage de la violence, et avec la concomitante et constante menace d’un tel usage, que les appareils étatiques contrôlent et gouvernent de vastes territoires et des millions d’individus. Et pour garantir sa sécurité, l’État a besoin de discipliner ses citoyens suivant son bon vouloir, et d’effectuer et organiser ce processus d’une manière toujours plus capillaire. Une telle œuvre de discipline ne peut à son tour être réalisée qu’à travers l’instrument naturel de tout État, la violence ou sa menace, pour atteindre ce consensus général acritique essentiel à tout ordre établi.

Surveiller et punir, comme dirait Michel Foucault, actuellement décliné sous une forme plus appropriée et effective  : terroriser et réprimer.

Du point de vue politique, l’enquête en cours est sans aucun doute une action terroriste. Elle frappe certains individus pour en attaquer de nombreux autres, dans l’espoir que le soi-disant effet collatéral s’avère être la peur et la résignation. C’est une action de guerre contre un ennemi déclaré  : l’anarchisme.

On fait amplement référence aux logiques des enquêtes et des procès pour terrorisme des années soixante-dix et quatre-vingt. Ou à ceux plus récents qui ont frappé, et continuent de frapper, le dissensus politique et social pas seulement anarchiste.

À ce propos, on peut consulter le contenu du rapport final des enquêtes préliminaires que le Parquet de Piacenza a notifié à 8 syndicalistes de SI Cobas et USB dans la maxi-enquête des gardes mobiles de Piacenza initiée en décembre  2018, dans laquelle les enquêtés sont accusés à différents titres d’association de malfaiteurs à finalité de violence privée, de résistance à un officier public, de manifestation non autorisée, d’interruption de service public, de sabotage et d’extorsion. Pour le Parquet, ces syndicalistes de base auraient «  mené de nombreux conflits dans le but d’améliorer les conditions de travail des manutentionnaires, jusqu’à devenir majoritaires dans plusieurs magasins  » du district de Piacenza, le plus important d’Italie pour la logistique ces dix dernières années, avec les hubs de sociétés comme TNT-Fedex, Leroy Merlin, Traconf, GLS, XPO et d’autres. À partir de ce moment, les deux syndicats auraient commencé un «  conflit permanent à l’intérieur des entrepôts  » prenant «  comme prétexte la moindre et banale problématique de travail résoluble grâce aux relations industrielles normales  ». Ils auraient provoqué «  des affrontements avec la direction, avec la coopérative qui sous-traitait la main-d’œuvre  » de manière à alimenter «  son pouvoir  » et à sortir «  victorieux  » pour obtenir «  l’affiliation à l’association de plus de travailleurs, s’assurant les revenus des adhésions et des règlements à l’amiable  ». En pratique, on criminalise ceux qui exercent ce qui ne devrait être qu’une activité syndicale classique et normale.

Les analogies de l’enquête actuelle avec les enquêtes mentionnées ci-dessus et les procès de différente nature politique sont très nombreuses. À partir du fait que le jugement de responsabilité et les indices sont calibrés non pas sur la base de la gravité objective des faits et des preuves relatives à l’appui de l’accusation, mais sur la base du niveau d’hostilité exprimé par les inculpés. Ce qui est affirmé par la DDAA du Parquet de Gênes dans la requête d’application des mesures préventives en prison du 3  mars 2023 démontre clairement que l’appréciation est faite selon la personnalité des enquêtés. Dans cette requête, en effet, on s’arrête sur la «  dangerosité de la personnalité  » des enquêtés liée à des connotations strictement idéologiques, comme l’évidente adhésion à l’idéal anarchiste, parfois accompagnées de faits supposés ou des considérations qui sortent – ou du moins devraient sortir – de tout type d’hypothèses de délit, comme, en ce qui me concerne, le fait d’avoir «  démontré héberger avec une facilité extrême et sans remplir les obligations légales relatives aux locations, des amis et des «  compagnons  » dans son habitation, y compris pour de longues périodes  » (survolant à dessein entre autres la contradiction intrinsèque et la diversité existant entre le concept d’héberger et celui de louer), ou le fait supposé et non vérifié d’avoir amené un téléphone à un enquêté dans la prétendue Opération Sibilla, ouverte par le Parquet de Perugia en novembre  2021, un acte «  visant vraisemblablement à fournir un usage, non associable et/ou interceptable  », se gardant bien de mentionner le fait que ce suspect était uniquement soumis à la mesure d’obligation de résidence, et qu’il pouvait donc librement communiquer, y compris par téléphone, avec d’autres personnes.

Il est emblématique que le même G.I.P. De Gênes, en approuvant servilement les argumentations et les requêtes du parquet sur la nécessité de mesures préventives vis-à-vis des enquêtés, tout en les remodelant avec les assignations à résidence pour certains et les obligations de résidence pour d’autres, n’hésite pas dans son ordonnance du 31  juillet 2023 à souligner «  la réactivité [des enquêtés] envers toute imposition provenant de l’État, identifié comme l’ennemi principal, d’un côté, et l’adhésion convaincue à la pratique anarchiste, jusqu’à en faire une raison essentielle de vie, de l’autre  ».

A fortiori, cela surprend que même le juge de première instance du Tribunal de Massa, pour justifier la décision d’empêcher à un des enquêtés de comparaître en personne à l’audience, en prévoyant une liaison vidéo depuis une prison malgré le fait que l’accusé ne soit pas soumis à la détention provisoire, allègue des raisons de sécurité à cause d’une invitation tout ce qu’il y a de plus normal diffusée sur la toile invitant à «  être présent à l’audience en solidarité avec les inculpés  », lesquels ne sont qu’un «  groupe de personnes, qui sur la base de l’acte d’accusation, poursuit une finalité éversive à réaliser entre autres par l’action violente  », ignorant incroyablement, entre autres, que dans le procès actuel contre les quatre inculpés il n’est pas reproché de délit associatif, pas plus que de délit spécifique lié à une action violente. Encore une fois c’est la personnalité, la manière d’être des inculpés – et des personnes solidaires – qui est traitée et appréciée négativement, ce qui fait que se crée et se solidifie un préjugé, grâce auquel on peut ensuite tranquillement faire abstraction dans les déclarations de tout élément factuel objectif, approuvant et se laissant guider par la culture du soupçon. Et qu’une telle attitude mentale soit faite justement par le même juge de première instance en dit long sur la prétendue impartialité et équidistance qui devrait théoriquement les distinguer.

L’hostilité envers l’autorité constituée et, dans le cas spécifique, l’adhésion à l’idéal anarchiste, est ainsi considérée essentiellement comme un délit. Par conséquent les écrits exprimant une telle hostilité et adhésion, et le journal ou la revue ou le site dans lesquels ils sont publiés, sont catalogués comme des délits. La répression actuelle mise en œuvre avec des instruments si larges et forcés envers le journal anarchiste Bezmotivny est aussi indubitablement un terrain d’expérimentation et dans le même temps une mise en garde pour des écrits et des journaux futurs, une sorte de contre-révolution étatique préventive. Ces instruments utilisés par la DDAA du Parquet de Gênes s’accompagnent aussi de la constitution d’une partie civile par le barreau de l’État concernant de présumés et prétendus dommages moraux qui auraient été subis par le président de la République. À l’arrogance du pouvoir s’ajoute le ridicule  !

Le milieu politique et social que l’on est parvenu à créer au cours des dernières décennies conduit directement à un état policier  : aucun dissensus n’est toléré et tolérable, sinon celui simplement formel, celui qui se limite aux lamentations et aux plaintes, qui rentre donc dans le jeu démocratique, mais s’avère inefficace et privé de tout type de conséquence sur le plan pratique. On fait ainsi un large usage des délits d’opinions. Le contrôle social et celui sur les opinions, sur les manifestations de la pensée, est toujours plus étendu, aussi et surtout grâce à la soi-disant Toile et à l’utilisation de l’Intelligence artificielle et des procédés automatiques  : on pense, par exemple, à l’utilisation des mots-clés pour pouvoir identifier quels sont les intérêts d’une personne précise, ou l’utilisation algorithmique d’autres catégories de termes pour créer des corrélations élémentaires en les faisant passer pour des éléments de preuve causale, comme déjà écrit dans le prologue.

Tout cela peut bien s’insérer dans ce phénomène qui a parfois été défini comme une anticipation progressive du seuil de répression. En pratique, on passe de la répression post-délit à celle de la simple expression d’hostilité et de dissensus. Voilà peut-être ce qu’est précisément cet ordre démocratique, réputé comme le meilleur sinon le seul monde possible dans lequel vivre, dont la subversion doit être punie avec des peines très élevées.

 

La repentance et l’abjure  : l’inquisition moderne

Les instruments utilisés dans les enquêtes actuelles, brièvement et sommairement illustrés dans certains de ses aspects spécifiques dans les paragraphes précédents, mettent en évidence des parallélismes alarmants entre la méthode inquisitoriale moderne (barbarisée par la suite à coups de lois et de décrets spéciaux, qui se sont succédés surtout à partir des années soixante-dix et quatre-vingt) et les anciennes chasses aux sorcières ou aux hérétiques. Les méthodes d’enquêtes et d’interrogatoire de la magistrature chargée de l’enquête, la prison préventive utilisée comme instrument de pression physique et psychologique sur l’inculpé, l’inversion totale de la charge de la preuve, le repentisme comme pierre angulaire des instructions et du débat, le principe selon lequel ou bien on est délateurs ou bien on est sympathisants (fautores)  : tout cela est fort semblable à ce qui avait lieu dans les procès de l’Inquisition espagnole ou de celle romaine (le Saint-Office).

Par ailleurs, à propos de continuité, ce n’est pas un hasard si le système inquisitorial du système juridique fasciste – fils de celui monarchiste de la fin du 19e siècle, s’étant consolidé pendant la prétendue crise de fin de siècle – a vivement survécu à l’intérieur de l’actuel système juridique démocratique et républicain, absolument pas effleuré par la réforme du code de procédure pénal entrée en vigueur en 1989, réforme substantiellement anesthésiée par les urgences perpétuelles, véritables ou présumées, lesquelles ont toujours efficacement rempli la principale fonction de contre-réforme préventive. Rien d’étrange donc à ce que la prétendue méthode inquisitoriale continue à régner en maître dans les enquêtes et dans les salles de tribunal de l’Italie démocratique, d’autant plus dans les affaires concernant le dissensus politique et social.

Mais sur quoi se baserait une telle méthode inquisitoriale  ? Pour ne pas sembler trop partial, donnons donc la parole à un fidèle serviteur de l’État, cette bonne âme qu’est l’ancien procureur de la république de Florence et procureur national anti-mafia, le nommé Pier Luigi Vigna  : «  […] coupable ou non, l’inculpé sait des choses importantes et si sa mémoire transparaissait, l’affaire serait infailliblement résolue. Il faut que l’analyste pénètre dans sa tête, par toutes les fentes possibles. Cette sémiotique n’admet pas l’insignifiant  : les nuances somatiques ou phonétiques finissent dans le procès-verbal  ; «  respondit, flectens caput et submissa voce  », «  je ne sais rien  », annote le transcripteur. D’une telle approche découle le recours aux «  paroles forcées  », celles extorquées grâce à la torture – considérée comme un moyen classique pour la découverte de la vérité, placée à l’intérieur de l’accusé – et qui, ajoutée à l’arsenal pénal avec Ulpiano, y resta cinq cents ans. Et d’un autre côté, théorise-t-on, en résistant aux tourments l’inculpé innocent purge les indices  ».

Sur ce point, pour une brève et nécessaire description à travers des exemples concrets du développement et de l’application au cours des siècles du système inquisitorial, en retrouvant la matrice dans ce modèle catholique qui au cours du XVI et du XVII siècle d’abord fit de la culture du soupçon un véritable soutien juridique, une caractéristique «  étendue, ensuite, par le pouvoir politique laïc, qui se l’est approprié, à toutes les formes de «  déviance  » politique qui s’opposent à la ligne «  totalisante  » (orthodoxe) imposée par ceux qui sont à la tête des institutions, je me permets de renvoyer à un de mes articles paru justement dans le numéro du 21  novembre 2022 de Bezmotivny, qui s’inspire de l’ouvrage Histoire de l’intolérance en Europe du juriste Italo Mereu.

En substance, Mereu affirme qu’aussi bien dans les procès de l’Inquisition catholique du passé, que dans ceux contemporains de la magistrature démocratique italienne, au lieu de reprocher des faits précis, on reproche à l’inculpé ses idées, ses désirs les plus intimes, sa personnalité même. Les faits externes n’ont pas de valeur, sinon en ce qu’ils indiquent la croyance de celui qui les a commis (la fin ultime, le cas terroriste). L’interrogé est damné, peu importe ce qu’il dit ou ne dit pas, quelque soit le comportement qu’il choisit d’assumer. Et l’origine de la praesumptio culpae remonte justement aux procès pour sorcellerie.

L’objectif final d’une telle méthode inquisitoriale est d’arriver à la repentance et à l’abjuration de la part de l’inculpé. L’inculpé est poussé et contraint à faire un examen de conscience et à confesser publiquement sa faute, reniant ses idées. Italo Mereu observe  : «  La confession, dans ce sens, est une découverte de la méthode inquisitoriale  ; et c’est l’adaptation juridique du sacrement homonyme sur lequel elle est calquée… Avec cette différence  : alors que dans la confession, c’est le pénitent qui sait et qui spontanément se présente et se confesse face aux sacerdotes… ici au contraire c’est l’inquisiteur qui sait, ou dit qu’il sait (ou prétend qu’il connaît)  ». Si l’inculpé ne confesse et ne renie pas sa pensée, il y a l’incarcération préventive et les tourments (qualifiés par euphémismes d’examen rigoureux  : ce qui est en action ici c’est le même tartufisme que dans des expressions comme garde à vue). Commence donc ici l’exténuant chemin qui vise à faire plier l’inculpé aussi bien physiquement que moralement  : les renvois indéfinis, la prolongation de la phase de l’instruction au détriment de celle des audiences, la prison ou d’autres types de mesures comme la torture psychologique etc. Même ceux qui n’ont pas fauté doivent abjurer pour pouvoir être laissés en paix, ils doivent abjurer le fait d’avoir engendré des soupçons chez leurs prochains et chez les enquêteurs, s’exposer à la risée des médias et réaffirmer leur volonté de rentrer dans le giron de l’Église (ou de l’État démocratique).

En plus de l’abiuratio, existe aussi la purgatio  : il ne s’agit pas d’une condamnation, mais d’une non-absolution, qui comporte une forme de pénitence pour le non-absout, néanmoins coupable de quelque chose. Il existe un parallèle évident avec l’insuffisance de preuve du vieux code de procédure pénal, qui de fait continue à subsister dans celui actuel  : l’absence de preuve ne dissipe pas le soupçon. C’est l’apogée de la praesumptio culpae.

Sous certains aspects, il s’agit aussi de l’élévation du principe justicialiste in dubio pro republica (basé sur la présomption de culpabilité au nom de la raison d’État) par rapport à celui garantiste in dubio per reo, déjà partagé par les juristes totalitaires et par les fascistes des années trente et  quarante du XIXe  siècle et encore dominant dans de nombreux procès contemporains, surtout dans ceux qui concernent le dissensus politique.

En conclusion, quand, à propos des magistrats qui en Italie gèrent l’urgence infinie, on parle de nouvelle inquisition, on ne cherche pas à utiliser une allégorie  : malheureusement nous sommes en dehors du domaine des figures rhétoriques, mais bien profondément dans la domination du littéralement. Les similitudes et les continuités sont en effet évidentes.

 

Du contrôle social à la manipulation de la réalité

De telles procédures inquisitoriales sont elles aussi utiles à l’imposition d’une vision unilatéralement étatico-centriste de la société, selon laquelle la vie des êtres humains doit nécessairement se dérouler et se développer suivant des préceptes normatifs politiques et économiques déterminés et non modifiables.

C’est une vision dont on peut faire remonter les origines à la charnière des XVIe et XVIIe  siècle, quand le pouvoir politique et social, fondé depuis des temps immémoriaux quasi uniquement avec l’objectif de prélever des surplus dans les territoires et des communautés qu’il gouvernait, se trouva face à la nécessité d’organiser la production, à cause de l’expansion progressive et incessante des territoires et des communautés à gouverner, et du développement commercial concomitant et particulier qui s’est instauré à l’intérieur de ceux-ci et entre eux. L’insuffisance toujours plus évidente de contrôle à travers l’espace comme instrument principal d’ordre social, conduisit à un élargissement nécessaire de ce contrôle aux temps et aux corps qui régissaient et habitaient cet espace même, désormais toujours plus vaste et complexe.

C’est l’époque, et le triomphe, du prétendu État Absolu, dont le concept et le mythe fondateur furent décrits, comme nous l’avons déjà mentionné, par Thomas Hobbes dans l’ouvrage Le Léviathan, publié en Angleterre en 1651. Les sujets – ou citoyens – devaient obéissance absolue à l’État, lequel avait le droit et la nécessité, pour sa survie, de contraindre leurs comportements dans des schémas réguliers et prévisibles. Dans cette optique, ce n’est donc absolument pas un hasard si à la même période la chasse aux sorcières et à l’hérétique a atteint son point le plus haut.

Les principes et les concepts qui sous-tendent l’État Absolu se sont transmis au fil des siècles en restant essentiellement intacts, et ils ont imprégné la vie de la société humaine jusqu’à aujourd’hui, s’adaptant constamment aux modifications environnementales, techniques, politiques et sociales produites par l’activité des humains.

Pour ne donner qu’un exemple, que l’on pense à l’actuelle importance et fortune dont bénéficie le principe de transparence, qui tire justement ses origines de l’esprit de cette époque, représentant une véritable clé de voûte du pouvoir qui consiste dans la surveillance totale et permanente de l’action humaine. Le Panopticon de Jeremy Bentham – une prison idéale dont le projet était de permettre à un unique surveillant d’observer (opticon) tous (pan) les sujets d’une institution carcérale sans permettre à ces derniers de comprendre s’ils étaient à un moment précis observé ou non – peut être considéré comme une extraordinaire incarnation de ce principe, une expression extrême de ce que fut – et continue encore à être – une préoccupation générale de l’époque. L’idée de Panopticon identifiait le pouvoir avec l’observation, la soumission avec la visibilité, le principe universel de l’organisation sociale avec des applications infinies.

Ce qui à cette époque commença à être défini comme les classes dangereuses et les quartiers sombres des villes devait donc avoir un rapport avec la peur obsessive de l’obscurité, de l’invisibilité, de l’opacité, de la part du pouvoir constitué. Voilà donc le désir brutal de pénétrer le brouillard qui enveloppait les nouvelles villes bondées d’alors, de disposer la population dans un espace si organisé que tout ce qu’elle ferait serait immédiatement visible, et si clairement visible que les individus seraient conscients du fait qu’ils sont exposés au regard public, de sorte qu’ils s’abstiendraient d’accomplir des actes qu’ils ne voudraient pas faire en étant vus. Ce qui avait été une spontanéité totale dans une communauté de village ou dans un bourg, devait maintenant être l’objet d’effort conscient et de surveillance administrative dans une ville bondée.

L’impulsion du nouveau pouvoir, que le Panopticon mit dramatiquement en évidence, venait de la crainte qui conduisait à une attitude de méfiance universelle  : on ne peut pas laisser les gens sans surveillance  ; la libre errance de personnes privées de liens est un danger en soi  ; les gens doivent être fixés à un endroit afin que leur temps puisse être assujetti à des schémas rassurants car répétitifs. Tout cela à cause de la désagrégation et la destruction opérée à l’époque par le pouvoir même des différentes communautés locales, structurées autour de liens coutumiers et environnementaux directs, à l’intérieur desquels les individus jouissaient d’une autonomie – certes limitée – (surtout en ce qui concerne les temps et les rythmes de travail) vis-à-vis de l’autorité constituée.

Cette désagrégation et cette destruction des communautés locales étaient fille, en plus de l’extension commerciale progressive et incessante à l’époque, aussi et surtout d’une conception de la société qui s’affirmait toujours plus parmi les classes dominantes, conception elle aussi présente et décrite dans l’ouvrage de Hobbes, synthétisée dans l’expression déjà évoquée de homo homini lupus. Selon cette conception la société n’était rien d’autre qu’un agglomérat d’individus visant uniquement à satisfaire leurs désirs insatiables. En même temps, ces désirs insatiables étaient considérés comme un puissant stimulant au développement économique, car ils nécessitaient une expansion illimitée des forces productives nécessaires pour les satisfaire. Plus de petits groupes ni de communautés structurées à travers des liens spécifiques et des solidarités locales donc, mais à la place des individus sans aucun type de relation entre eux et agissant chacun sur la base de leur profit personnel. Des atomes mus par des motivations égoïstes et irrationnelles – au sens principal de privé de tout rapport ou relation avec quelque chose d’autre.

La tâche du gouvernement, de l’État, sera donc de contrôler et de gérer les individus, la population de son territoire, de manière optimale et rationnelle, afin que les vices privés (désirs insatiables) servent de stimulants au progrès économique et donc à la puissance de la société qui doit en dernière analyse coïncider et s’identifier avec l’État. L’unique relation possible et durable sera donc celle entre l’individu et l’État.

Pour gouverner et contrôler rigoureusement les individus, dans le but de consolider ses conditions d’existence et augmenter et étendre sa puissance, l’État commence à se doter d’instruments, de méthodes et de modèles quantitatifs qui simplifient et réduisent la réalité dans l’intention de la rendre lisible et transparente à son regard. Des instruments, des méthodes et des modèles qui en même temps permettent à l’État d’avoir des conséquences profondes sur la réalité même, en la manipulant et en la modifiant.

Dans son travail de simplification de la réalité, l’État a eu recours – et a recours – à divers moyens et modèles quantitatifs comportant une sorte de rétrécissement du champ visuel. Le grand avantage de cette vision réduite est qu’elle met au point de manière plus nette certains aspects d’une réalité autrement trop complexe et ingérable. À son tour, cette simplification rend le phénomène au centre du champ visuel plus lisible et donc plus susceptible de mesures et de calculs minutieux. En combinant différentes observations marquées par le même type de regard, il est possible d’acquérir une vision globale, agrégée et synoptique d’une réalité sélective, capable de renforcer davantage la connaissance schématique, le contrôle et la manipulation.

Parmi les différents moyens utilisés par les États dans leur lutte contre les particularismes, la multiplicité, la variété, les autonomies – car c’est de ça qu’il s’agissait quand on invoquait et que l’on prétendait à une lisibilité supérieure et à une uniformité des territoires et des populations – il y avait (et il y a encore à un degré inférieur) la statistique, les recensements, les cartographies cadastrales et non, la création et l’adoption d’un patronyme fixe et bien précis, l’imposition d’une langue standard officielle, l’homogénéisation des poids et des mesures, la rationalisation des villes et des établissements ruraux, l’optimisation de la production agricole d’abord et de celle artisanale et industrielle ensuite.

Au départ, de telles interventions étatiques visaient principalement à trois intérêts matériels principaux et pressants des gouvernants  : la recette fiscale, la levée militaire et la sécurité publique. Et de tels intérêts matériels faisaient naturellement partie intégrante d’une volonté de contrôle et de manipulation étatique d’une réalité politique, sociale et territoriale qui par sa diversité et complexité reflétait une large variété d’intérêts strictement locaux, en opposition à ceux étatiques. Ces pratiques locales ne pouvaient pas être englobées dans une grille administrative sans être d’abord transformées ou réduites à une sorte de sténographie plus agile, plus simple, bien qu’en partie fictive. À son tour, cette sténographie, bien qu’inadaptée, ne se limitait pas à tenter de décrire la réalité. Au contraire, grâce au plus grand pouvoir que l’État acquérait grâce aux registres, aux tribunaux et, en dernière instance, à la coercition, ces fictions transformaient de fait la réalité qu’ils prétendaient observer, bien que d’une manière insuffisamment exhaustive pour la faire coïncider exactement avec sa grille administrative. Il s’agissait – et il s’agit – d’adapter et de plier la réalité matérielle et sociale à sa volonté de puissance et aux exigences de contrôle qui en découlent.

Uniformité et universalité  : c’étaient (et ce sont encore) les mots d’ordre de toute entité étatique qui visait (et qui vise) à imposer et à étendre son pouvoir sur des territoires et les populations, détruisant et homogénéisant les diversités et les variétés locales et individuelles.

Tout cela s’accompagnait d’un principe qui caractérisait une idée de progrès s’étant progressivement affirmée au cours des derniers siècles, et qui est encore aujourd’hui essentiellement et activement opérative, répondant à ce projet, enraciné dans la religion judéo-chrétienne, selon laquelle l’homme doit agir pour s’affirmer comme souverain de la nature. Un principe emblématiquement central de cette méthode recherchée et proposée par Descartes dans la première moitié du 17e siècle comme guide pour l’orientation de l’homme dans le monde. Une méthode – unique et simple – qui devait conduire à une philosophie pas uniquement purement spéculative, mais aussi pratique, selon laquelle l’homme pourrait justement se rendre «  comme maîtres et possesseurs de la nature  ».

Cette idée de progrès, d’un processus historique nécessaire au fil duquel l’humanité est appelée à évoluer en étendant incessamment des bases productives et en transformant le monde afin de satisfaire ses désirs et de soumettre la nature, a dominé la société occidentale du 17e siècle des Lumières – avec une accélération décisive suite à la première révolution industrielle et à l’affirmation du mode de production capitaliste – jusqu’à la seconde moitié du XXe  siècle. À partir de cette dernière période, cette idée de progrès est entrée en crise avec la menace des prétendues limites du développement et de la crise énergétique, avec l’augmentation exponentielle de la population et de la dégradation environnementale, avec l’intensification de la compétition internationale et la radicalisation du processus d’atomisation sociale, qui ont mené à une impossibilité de facto d’une utilisation émancipatrice de l’abondance marchande.

 

Innovation technologique, synchronisation environnementale et subordination humaine

L’idée de progrès moderne a donc été remplacée au cours des dernières décennies par une logique de l’urgence et de la crise permanente, qui tend littéralement à détacher l’organisation de la société du monde matériel et des dynamiques humaines défectueuses, attribuant tous les problèmes à ces dernières, et faisant reposer sur l’innovation incessante toute solution possible. Il s’agit toujours du contrôle et de la gestion optimale des individus et des populations de la part des pouvoirs constitués, réalisée désormais d’une manière nouvelle et actualisée, toujours plus profonde, envahissante et capillaire. Une manière qui souhaite et qui comporte une transformation radicale de l’être humain lui-même.

La marche en avant technologique, souhaitée et même rendue nécessaire par une telle logique de l’urgence, est donc devenue vertigineuse et le long de cette marche a lieu une véritable guerre contre tout ce qui est encore doté d’une autonomie existentielle, intellectuelle et même biologico-reproductive. En fin de compte, ce n’est qu’une refonte technologiquement mise à jour de cette lutte menée par l’État contre tout lien autonome des êtres humains, qu’il s’agisse d’individus, de petits groupes ou de communautés. Une lutte contre l’autodétermination des individus et des populations qui annonce un affaiblissement progressif de ces qualités humaines dont on a toujours considéré que d’elles dépendait un vivre-ensemble décent, à savoir l’indépendance de jugement, l’autodiscipline, la capacité de liens affectifs durables, et l’introduction, à leur place, de ces caractéristiques d’adaptabilité à la crise et à l’innovation (aujourd’hui emblématiquement qualifiée de résilience) d’apathie et d’absence de continuité (grâce à la perte de la mémoire, l’absence d’idéaux de références, la peur et la perception d’un éternel présent), qui mettent en place un monde dans lequel chacun peut trouver normal de confier chacune de ses fonctions, de celles relationnelles à celles mentales jusqu’à celles biologiques, d’abord aux spécialistes du système techno-économique, puis éventuellement à des tuteurs artificiels. Objectif  : créer une dépendance absolue des êtres humains au système politique et économique en vigueur.

Pour atteindre plus rapidement cet objectif, une opération d’infantilisation des êtres humains est nécessaire, afin de lui rendre impossible toute possibilité de changement et toute pensée qui y est associée, instillant l’idée que le monde dans lequel nous vivons n’est pas seulement le meilleur des mondes possibles, mais plutôt que c’est le seul et l’unique monde possible. Toute tentative de modifier radicalement ce monde, de changer la direction du chemin entrepris par l’humanité, aboutirait à une catastrophe, et la seule alternative à la catastrophe serait donc de poursuivre sur cette voie préétablie, se soumettant à l’impératif d’une innovation technologique incessante. Une innovation qui sera généralement perçue non seulement comme nécessaire, mais surtout avantageuse, porteuse d’une motivation bénéfique, qui fera donc passer toutes critiques potentielles ou tout refus pour un acte moralement répréhensible – si ce n’est criminel – sur le plan politique et social.

De ce point de vue les Big Data et l’Intelligence artificielle (IA) ne sont pas autre chose que les derniers et les plus récents instruments de contrôle et de gestion des individus entre les mains du pouvoir établi. En particulier, la récente diffusion et application à une large échelle de l’IA peuvent être examinées comme une sorte de projet et de tentative de donner des solutions aussi bien techniques que politiques pour la conservation de l’ordre industriel actuel. Un ordre devenu si complexe et destructeur qu’il exige un degré de contrôle et de gestion largement supérieur aux ordres précédents, En général, l’arrivée et l’affirmation au cours des dernières décennies des Big Data et de l’IA a induit chez les êtres humains les caractéristiques décrites ci-dessus, qui les prédisposent à une véritable dépendance totale vis-à-vis des dispositifs technologiques et de ceux qui les produisent et les gèrent. Ajoutons à cela le fait fondamental, mais passé sous silence et jamais suffisamment débattu, qu’une telle arrivée et affirmation ont été rendues possible et favorisée par l’entrée en crise de la méthode scientifique ayant eu lieu à partir de la seconde moitié du siècle dernier, dont la concrétisation la plus accomplie a eu lieu au cours des deux dernières décennies.

Dans les années quarante et cinquante du XXe  siècle, au lendemain de la conclusion de la Seconde Guerre mondiale, la cybernétique naissante – dont l’étymologie renvoie au terme grec gouverner, piloter – avait comme objectif de chercher à modéliser et implémenter grâce à des dispositifs mécaniques et électroniques les mécanismes physiques avec lesquels le cerveau élabore l’information, établissant une analogie fonctionnelle des mécanismes de communication et d’autorégulation (au moyen du feedback) chez les êtres humains et dans la machine, avec pour principal objectif de gérer efficacement les affaires humaines et de réguler les déficiences que la société industrielle avait créées. Ce rêve des cybernéticiens de traduire les fonctionnalités cérébrales dans un processus de calcul logique échoua globalement en l’espace d’une décennie.Mais, favorisé par le développement rapide et exponentiel des ordinateurs, emblème de l’industrialisation de la science s’étant désormais imposée à cette période, le projet initial de la cybernétique a pu à un certain moment être reformulé, non pas à travers la construction de modèles de la condition humaine, mais plutôt à travers une simulation de celle-ci grâce à des dispositifs de nature assez diverse – comme les réseaux de neurones – qui ont pour objectif d’imiter le fonctionnement du cerveau sans chercher à être un modèle au sens scientifique du terme, sans donc aucune ambition ni tentative d’expliquer comment fonctionne le raisonnement humain, mais avec pour seul désir de simuler ses effets possibles, ses opérations possibles. On est ainsi passé d’une manière d’opérer sur les choses à une manière d’agir sur la réalité que l’on peut totalement définir post-scientifique. En effet, il ne s’agit plus de la modélisation abstraite de phénomènes naturels ou sociaux, de leur compréhension à l’intérieur du modèle même et de la retraduction d’une telle compréhension dans la réalité grâce à d’opportunes règles de correspondance, ce qui est le parcours classique déployé par la méthode scientifique, mais il s’agit de quelque chose d’autre, il s’agit d’opérer directement sur la réalité en la simulant grâce à la manipulation de très grande quantité de données, sous des formes que dans la majorité des cas on n’est pas en capacité de comprendre complètement. Si d’un côté tout cela implique la nécessité d’une grande capacité de calcul, de l’autre cela ne requiert aucun type de compréhension.

Cette opérativité consacre le passage définitif de la machine comprise comme une représentation et implémentation simplifiée de processus complexes de la réalité phénoménale, à la machine entendue comme modèle normatif, à savoir un exemple auquel s’adapter et duquel dépendre sans le comprendre jusqu’au bout, faisant en sorte que c’est en quelque sorte la réalité qui doit se modeler aux modalités de fonctionnement de la machine même. D’une manière extrêmement synthétique, on est passé du modèle abstrait dérivé de l’observation de la réalité pour sa compréhension, à la réalité dérivée et dépendant d’un modèle abstrait qui l’imite sans la comprendre.

Dans un certain sens, on peut aussi affirmer que l’on est progressivement passé d’un programme cognitiviste à un programme comportementaliste. Le comportementalisme peut être considéré sur le plan de la psychologie comme un équivalent de la cybernétique. Il s’agit d’un courant de la psychologie moderne qui, au même moment où la cybernétique se développait, en a reformulé radicalement l’objet d’étude  : non plus la conscience, mais le comportement observable, où le terme observable doit être compris non pas dans un sens phénoménologique général, mais dans le sens spécifique des sciences expérimentales, c’est-à-dire celui où on imagine que le principe de séparabilité est applicable. C’est-à-dire qu’elle se base sur l’idée que le comportement explicite de l’individu est l’unique unité d’analyse scientifiquement étudiable de la psychologie, pour établir le protocole de base de sa méthodologie expérimentale avec le modèle stimulus (le milieu) et réponse (le comportement). L’esprit est considéré comme une boîte noire dont le fonctionnement interne est inconnaissable et, sous certains aspects, insignifiant  : l’important est d’arriver à une compréhension empirique des relations entre certains types de stimulus (du milieu) et certains types de réponses (comportementales). On privilégie ensuite des détails abstraits comme le mécanisme du conditionnement, en vertu duquel l’association répétée entre une stimulation et une réponse qui ne lui est pas directement liée, fera en sorte que, après une période de temps, cette stimulation sera suivie de la réponse conditionnée. Le conditionnement devient donc le thème central des recherches des comportementalistes, plusieurs espèces s’en distinguant, parmi lesquelles le conditionnement opérant de Burrhus Skinner, selon lequel la réponse ne suit pas le stimulus critique mais le précède, en vertu d’un renforcement, c’est-à-dire d’une gratification obtenue à la suite de détails comportementaux adaptés.

Le comportementalisme s’avère essentiellement être une idéologie scientifique qui fait de l’homme un être malléable à souhait, prédisposé à se faire l’instrument de démagogues et de tyrans, un être qui a perdu sa liberté et sa dignité, un être entièrement gérable par le léviathan numérique. Il est en effet impressionnant d’observer avec quelle précision les principes du comportementalisme ont été appliqués aux expériences numériques du XXIe  siècle. Parmi ceux-ci, un problème loin d’être secondaire tient dans le fait que l’aspect décisionnel propre à l’IA est quelque chose qui advient d’une manière impénétrable, c’est-à-dire que la manière selon laquelle un réseau de neurones profond (à plusieurs niveaux) opère (par exemple comment il reconnaît un objet, ou comment il sélectionne des corrélations sur un ensemble de données sur la base desquelles il prend ensuite des décisions sur le comportement d’un utilisateur précis) est quelque chose qui nous est totalement opaque, autant qu’il l’est aux spécialistes et programmateurs eux-mêmes.

Ces courants de la psychologie moderne, avec leurs retombées applicatives, ont donc contribué de manière substantielle à déterminer le type d’être humain capable d’être géré par la physique sociale (combinaison de sociologie comportementaliste et de big data recueillies par des dispositifs portatifs, répartis et diffusés sous différentes formes, qui se propose de saisir et de guider la réalité sociale sans médiations, adhérant pour ainsi dire à la surface des comportements comme un costume smart en mesure de les produire et de les anticiper) et à l’utilisation massive de l’IA de nouvelle génération. La révolution numérique est non seulement compatible avec, mais elle a besoin d’un être humain non seulement atomisé mais aussi réduit à être un exécuteur de comportements toujours plus standardisés et pour cette raison gérables sous forme algorithmique.

Pareillement à d’autres transformations technologiques du passé, la transformation numérique détermine elle aussi une expérimentation qui implique directement, en la modifiant, la nature d’animal politique (au sens de relationnel) de l’homme, mais elle le fait d’une manière beaucoup plus profonde, envahissante et exponentielle par rapport à celles du passé, à cause de la capacité et de la puissance de calcul surhumaine qui lui est propre. Et en effet, la source principale d’incertitude qui peut rendre inefficace un système de contrôle et de prévision basé sur de grandes quantités de données est précisément l’élément humain, surtout dans ses activités sociales et dans la dimension de l’action, c’est-à-dire dans le fait de prendre l’initiative dans des directions inattendues, dans le fait d’entrer en relation directe avec d’autres humains, dans la création du nouveau, dans la capacité de produire des événements et des histoires capables d’illuminer de sens l’expérience.

Il est donc indispensable, pour l’ordre constitué et ses instruments technologiques de contrôle, de créer un milieu le moins imprévisible possible, un milieu stable et non modifiable. En effet, pour le dire avec les mots du mathématicien et philosophe Stefano Isola «  les algorithmes complexes fonctionnent bien dans des situations où les variables sont bien définies, contrôlables, et surtout stables dans le temps. Il n’y a que dans ces circonstances que l’élaboration de grandes quantités de données, nécessairement référées au passé, peut être efficace pour reconnaître ou prédire des choses et des événements du futur. Donc, la voie pour rendre efficaces des prestations pour le moment non fiables de l’IA à cause de l’instabilité du milieu, est de pousser à des formes diffuses d’adaptation  : rendre le milieu dans lequel elle opère toujours plus stable, et tous les processus qui y adviennent, parmi lesquels le comportement humain, toujours plus prévisibles  ».

Donc, si la poésie de la cybernétique d’abord et celle de l’IA ensuite est celle de mettre du bon ordre dans le monde en gouvernant l’incertitude, la prose est au contraire renversée  : pour pouvoir fonctionner de manière adéquate, l’IA a besoin d’un monde ordonné et synchronisé. Ainsi s’accomplit le renversement entre utilité de la technique et utilité pour la technique, c’est-à-dire la technicisation de la vie. En synthèse, c’est une sorte de réponse osée et arrogante à la crise du projet de mathématisation des sciences sociales. À partir du moment où les modèles mathématiques ne parviennent pas à capturer raisonnablement une réalité phénoménique dans laquelle interviennent les facultés de jugement et d’action humaine, ce que désormais seul le scientisme le plus rustre ne semble pas reconnaître, et où, en particulier, le programme d’imitation artificielle de l’esprit n’a pas eu de succès, alors on fait volte-face et on cherche par tous les moyens à rendre la réalité elle-même adhérente aux algorithmes et à leurs modèles et schémas mathématiques.

Par ailleurs, dans un milieu si stable et synchronisé il est évident que le futur se retrouvera comprimé sur le présent  : l’IA occulte ce qui pourrait advenir pour ne montrer que ce qui est déjà donné, même si cela doit encore arriver. À l’opposé de la vulgate publicitaire qui accompagne chaque nouveau dispositif intelligent, chaque innovation, ponctuellement présentée comme porteuse de nouvelles potentialités pour l’expérience humaine, nous assistons à l’anéantissement systématique de la potentialité et de la possibilité que puisse s’ouvrir à l’avenir quelque chose de différent de ce que nous avons déjà maintenant. C’est la sublimation, sous forme de nécessité et d’inéluctabilité technoscientifique, de l’ordre constitué  : l’unique futur possible est celui présent  !

À l’analyse automatique de la réalité – une réalité comme nous l’avons dit ordonnée et stable, opportunément transformée en data, c’est-à-dire réduite à un conglomérat de données prêtes à être transformées en informations dotées de nouvelles formes de valeur, pas seulement économique – les algorithmes font correspondre des protocoles d’intervention adaptés et validés de facto. Si, comme on l’entend et comme cela arrive toujours plus, c’est l’IA qui décidera comment et quand les individus pourront profiter de services, accéder à l’argent numérique, acquérir certains produits, se déplacer d’un lieu à un autre, etc., il n’y aura aucun appel possible face à de telles décisions  : non seulement parce qu’elles seront émises par des entités artificielles qui, en dématérialisant le concept de responsabilité dans le système social, en font un principe de auctoritas et de gouvernance post-politique, mais parce qu’elles seront toujours plus basées sur des algorithmes prédictifs qui anticipent les faits.

Selon des enquêtes récentes, de nombreuses assurances commencent à utiliser la reconnaissance faciale comme instrument prédictif pour décider si et suivant quelle modalité couvrir leurs clients sur la base de leur propension à avoir des accidents (cela ressemble presque à une reformulation smart des conceptions lombrosiennes du 19ème siècle). La police pourra arrêter des personnes avant qu’elles n’aient commis un hypothétique crime sur la seule base des anticipations algorithmiques, évidemment non contestables (en Italie, on a appelé Jupiter le nouveau système de police prédictive, basé sur l’IA, auquel travaille le Département de Sécurité Public du Ministère de l’Intérieur en 2020).

Aujourd’hui prolifèrent déjà des algorithmes qui prétendent évaluer les compétences transversales (soft kills) d’un candidat pour prédire sa capacité à évoluer dans un certain cadre de travail (à travers l’analyse des données biométriques comme les mouvements faciaux ou le ton de la voix, obtenus directement de leur téléphone, ou bien en téléchargeant depuis internet les informations sur la personne, ses habitudes, etc.) ou bien pour estimer la probabilité qu’une personne en attente de jugement commette un crime entre-temps, ou sa prédisposition à vouloir se soustraire à la loi. En Chine et dans de nombreux tribunaux aux États-Unis on utilise déjà des machines en charge de remplacer les juges dans les affaires mineures ou considérées comme ordinaires (comme l’algorithme Compas, qui se base sur 137 caractéristiques d’un inculpé et sur son casier judiciaire pour prévoir de manière impénétrable – qu’on pense à ce que nous avons dit à propos de l’insignifiance et de l’impossibilité de connaître ce qui se passe dans la boîte noire, c’est-à-dire dans le réseau de neurones, du côté du comportementalisme – si celui-ci commettra un délit ou un crime au cours des deux années à venir), et en Italie on prépare le terrain pour ce type de juridiction (par exemple avec la loi récente qui prévoit que les enregistrements sonores et vidéos sont des formes de documentations ordinaires des actes  : le matériel audio et vidéo pourra bientôt être analysé par l’IA pour mesurer le degré de véridicité d’une déposition à partir des micro-mouvements faciaux et du ton de la voix).

Toutes ces prédictions et décisions se réalisent concrètement à travers des mécanismes dans lesquels les données sont corrélées abstraction faite des nœuds causaux que l’on peut identifier. Par conséquent, si un type qui demande un prêt bancaire s’est trouvé par hasard à boire la même marque de bière qu’un autre type qui auparavant s’est vu refuser un prêt qu’il avait demandé, lui aussi pourrait se voir refuser le prêt. Le type de significativité des corrélations identifiées pour prendre des décisions sur un certain individu, est quelque chose qui pourrait n’avoir rien à voir avec l’objet même de la décision. C’est ainsi que s’instaure un type de prise de décision semblable à celle adoptée dans les procès pour sorcellerie  : tu es coupable car tu es soupçonné et fais l’objet d’une enquête.

 

Epilogue

Une sorte d’irrationalité profonde est en train de pénétrer l’ensemble du corps social, une irrationalité véritablement alarmante et épouvantable, car elle instaure et inaugure des discriminations qui sont constitutives de ce système décisionnel technologique. Des discriminations qui ne sont pas seulement dues au fait que les données sont conditionnées par ceux qui les ont produites, mais aussi par le fait qu’un tel système décisionnel impose des barrières et des catégories, à l’intérieur desquelles mettre les individus, qui peuvent être totalement arbitraires, et face auxquelles aucun appel n’est possible. S’instaurent alors des formes de totalitarisme larvé extrêmement insidieuses. Et à cet égard on peut bien parler de régression civile complète.

Dans l’enquête réalisée par la police politique de La Spezia et par la DDAA du Parquet de Gênes, comme nous avons déjà pu le soulever, les enquêteurs ont fait un large usage des corrélations fallacieuses – typique produit, privé de tout nœud causal, de la manière d’opérer automatique et algorithmique dont nous avons parlé, ouvertement post-scientifique – et de véritables données et thèses comportementales pour soutenir la validité des accusations qu’ils nous ont reprochées dans le procès en cours.

Pour conclure ces brèves réflexions, il faut néanmoins admettre que d’un certain point de vue la procédure pénale en cours a au moins le mérite de distinguer avec une lucidité nouvelle et supplémentaire ce qui est naturellement et authentiquement porteur de liberté, d’autonomie et de projectualité créative de ce qui est, en puissance et en acte, un succédané artificiel, bien que produit par des êtres humains, porteur d’oppression, de violence et d’aridité.

L’anarchisme et nos écrits scélérats représentent le premier facteur, l’État et le Ministère public le second.

Marina di Carrara, 27 mars 2024
Gino Vatteroni