Le samedi 4 mai, à Angers, le Mouvement Chouan a réalisé un petit happening pour dénoncer ce qu’il nomme le « laxisme judiciaire ». L’occasion pour nous de proposer une analyse des discours d’extrême droite qui critiquent la Justice et de montrer comment ils déforment fortement la réalité.

L’action du Mouvement Chouan pourrait passer inaperçue tant elle n’a pas l’ambition que pouvaient avoir par exemple les happenings des Identitaires. Pour autant, il nous semble important de s’y attarder car elle est peut-être le symptôme d’une tendance de fond à l’extrême droite française : le développement d’une critique réactionnaire de la Justice. Il ne faut donc pas seulement la considérer comme une tentative désespérée de ce groupuscule de faire parler de lui mais bien comme la partie émergée d’un mouvement d’idées tout à fait nocif pour ceux qui se réclament d’une vision alternative de la justice pénale (type justice transformatrice).

Sur la forme, l’action est convenue. Le Mouvement Chouan (qui a déjà un peu fait parler de lui par le passé) choisit le samedi matin pour son action devant le palais de Justice. Alors que le lieu est fermé au public, il y avait peu de chance que l’action provoque une quelconque gêne dans le fonctionnement du tribunal. Les nationalistes ont donc pu filmer leur petite mise en scène dans la quasi-indifférence des passants. Quelques policiers sont tout de même venus relever des identités. Ce qui vaudra par la suite à Jean-Eudes Gannat une convocation en commissariat. L’avenir nous dira peut-être s’il sera finalement poursuivi (ou non) pour cette action mais en attendant, c’est l’occasion pour lui d’appeler une énième fois sur les réseaux sociaux à lui faire un don. Un parallèle peut également être dressé avec d’autres actions ayant eues lieu à Angers et Laval ces dernières années, avec plus ou moins les mêmes militants présents : Angers en octobre 2022 (suite à la mort de Lola à Paris), Angers et Laval en novembre 2023 (suite à la mort de Thomas à Crépol). Cette fois-ci, c’est la mort de Matisse à Châteauroux qui leur donne l’occasion de se rendre visibles. A chaque fois, on retrouve le même schéma : l’instrumentalisation d’un fait divers est l’opportunité pour eux de faire entendre leurs obsessions xénophobes, sécuritaires, d’appeler à l’auto-défense ou la fin d’un prétendu laxisme judiciaire et cela en général contre la volonté des familles des victimes. Au delà de l’ouest de la France, d’autres groupes nationalistes se sont rassemblés également devant des tribunaux, comme à Aix-en-Provence le 1er mai (Tenesoun) ou à Tours le 10 mai (Des Tours Et Des Lys).

Le RED à Angers en octobre 2022, dénonçant (déjà) le "laxisme judiciaire".
Le RED à Angers en octobre 2022, dénonçant (déjà) le « laxisme judiciaire ».

Pour revenir à l’action du Mouvement Chouan, la question de qui se cache exactement derrière les masques reste posée. Jean-Eudes Gannat assume cependant avoir participé à l’action et des militants du Rassemblement des Étudiants de Droite ont été reconnus. On peut aussi remarquer la présence d’un autocollant Ouest Casual à l’extrémité du mégaphone ayant été utilisé lors de l’action.

Le Mouvement Chouan à Angers le 4 mai 2024.
Le Mouvement Chouan à Angers le 4 mai 2024.

Ouest Casual est un canal Telegram connu pour abriter des références récurrentes au nazisme ou à la violence d’extrême droite en général depuis une dizaine d’année maintenant. Il est aussi un espace où les groupes les plus radicaux peuvent revendiquer des actions violentes, en particulier des agressions envers leurs opposants politiques ou des minorités. La présence de ce symbole donne donc un indice sur le niveau de radicalité des militants prenant part à l’action.

Sur le fond, en revanche, il y a davantage à dire. Le communiqué publié par le Mouvement Chouan sur les réseaux sociaux est un condensé assez efficace des lieux communs qu’on retrouve à l’extrême droite radicale quand il s’agit de critiquer la Justice.

Le mythe du « laxisme judiciaire »

Bien que le rapport des individus à l’institution judiciaire puisse s’expliquer de manière multifactorielle, la subjectivité y occupe sans doute une place importante. Car à y regarder de près, les positions de tout un chacun sur le travail de la Justice offrent un panel d’opinions contradictoires et en partie déconnectées de la réalité matérielle. En premier lieu, la dénonciation d’un soi-disant laxisme judiciaire auquel souscriraient 70% des français selon une récente note du Cevipof. Or, cette opinion rentre en totale contradiction avec l’évolution des politiques pénales des dernières décennies. Concrètement, de plus en plus de personnes se trouvent sous main de justice et il n’y en a jamais eu autant d’incarcérées (77 500 actuellement, contre 20 000 en 1957). Ce décalage entre des postures et la réalité donne parfois lieu à des situations paradoxales. Ainsi, en mai 2021, un rassemblement devant l’Assemblée nationale à l’initiative de syndicats de police est l’occasion de discours offensifs envers la Justice. Un responsable du syndicat Alliance y déclare même que « le problème de la police… c’est la Justice ! » avant de laisser exulter la foule présente. Cette accusation oblige par la suite certains magistrats à essayer de rétablir les faits dans les médias et, avec une dose de cynisme, de prouver toute l’efficacité de la mécanique qu’ils servent. On l’aura compris, la Justice remplit bien son rôle de contraindre, punir et briser des vies. Et ici, seuls les syndicats de police font semblant de ne pas être au courant de cela.

Mais le mythe autour de ce supposé laxisme n’est pas à prendre à la légère quand on voit comment il peut fortement alimenter une critique réactionnaire de la Justice. Et cette critique trouve ensuite son application dans le champ politique. Concrètement, ce supposé laxisme est une des principales justifications à l’érosion de la confiance en la Justice d’un grand nombre de personnes. Et cette confiance (ou son absence) envers la Justice est aussi un marqueur politique fort en ce qui concerne le choix du vote en période d’élection. Les résultats d’un sondage publié en novembre 2023 (réalisé par CSA et à la demande de Cnews) sont même éloquents. Les réponses des sondés à la question de savoir s’ils font confiance à la Justice, se partage quasiment parfaitement sur l’axe gauche/droite. Plus ils votent à gauche, plus ils font confiance à la Justice (à l’exception des sympathisants de LFI cependant). Et plus ils votent à droite, moins ils font confiance à la Justice. Les sympathisants de Reconquête sont même jusqu’à 86% à assumer cette défiance.

En réalité, les positions des électeurs d’Eric Zemmour et de Marion Maréchal ne sont pas vraiment une surprise si on suit de près les discours de ces derniers. Nous l’avions déjà signalé à l’été 2023, il existe une proximité entre les positions d’Eric Zemmour et celles que défendent les pires syndicats de police. Mais on observe un phénomène similaire en ce qui concerne la critique la plus réactionnaire faite à la Justice. Celle-ci s’incarne notamment au travers du discours de l’Institut Pour la Justice, qui mérite qu’on s’attarde sur son cas. Cette structure, fondée en 2007, milite pour des mesures visant à rendre l’institution judiciaire plus dure et plus « efficace ». Dans sa ligne de mire, on retrouve évidemment le « laxisme judiciaire ». Face à cela, elle préconise par exemple la fin des remises de peine ou l’accélération de la construction de nouvelles prisons. La ligne est donc le retour à l’ordre, la valorisation de l’autorité et des mesures punitives. Un coup d’œil à ce que propose sa chaine Youtube donne d’ailleurs bien le ton : extraits de passages télé sur CNews, xénophobie, instrumentalisation de faits divers (dans le but d’exacerber le sentiment d’insécurité) et collaboration avec le syndicat de police Alliance.

Des vidéos que propose l’Institut pour la Justice sur Youtube.
Des vidéos que propose l’Institut pour la Justice sur Youtube.

Sans trop de surprise, on y trouve également des interviews d’Eric Zemmour ou Marine Le Pen par exemple. On l’aura compris : l’Institut Pour la Justice n’est pas de gauche. L’organisme a également sa propre revue : La revue française de criminologie et de droit pénal. Bien qu’elle ait une prétention scientifique, elle traduit aussi les intuitions de l’institut. Les titres de certains articles qu’on peut y trouver sont d’ailleurs prometteurs : « La société française doit assumer ses prisons« , « Instrumentalisation d’un mot sans fondement juridique : le féminicide« , « La légitime défense : le droit des droits« , « L’hystérie contre l’incarcération de masse« , « De la légitimité de la peine de mort« .

« Qui influence la Justice ? » : l’approche complotiste

A la lecture du communiqué, il est également frappant de voir à quel point il accorde un pouvoir extraordinaire à ceux qu’il nomme les « hauts magistrats ». Il réclame d’ailleurs l’établissement de procès publics pour ceux-ci. Or, ces magistrats, s’ils bénéficient à un niveau individuel d’un certain pouvoir c’est surtout grâce au contexte institutionnel dans lequel ils évoluent. Et leur faculté à envoyer ou non des personnes en prison s’explique davantage par les biais dont ils sont porteurs [1] que par un plan caché visant à faire venir un maximum d’étrangers en France ou laisser en liberté les personnes les plus dangereuses de notre société. De manière générale, le complotisme est rarement une bonne grille de lecture. Et en ce qui concerne les magistrats, il est clair que leur marge de manœuvre est limitée par le cadre dans lequel il travaille (lui-même influencé par les lois, les droits des prévenus, etc.) C’est entre autres ce qui faisait dire à Michel Foucault que c’est la Justice qui est au service de la police et non l’inverse. Mais on peut aussi se demander si cette approche complotiste ne réactive pas la vieille théorie des « juges rouges » ? Cette expression surgit à la suite de la création du Syndicat de la magistrature en 1968. Le fantasme du « juge rouge » devient ensuite une marotte transmise de génération en génération dans les milieux réactionnaires. Même si nous sommes dans un contexte différent des années 1970, on peut considérer que ce genre d’action réactive l’imaginaire qui existe autour des « juges rouges » prouvant que celui-ci est encore bien présent à l’extrême droite. Sur le Syndicat de la magistrature, il est intéressant d’observer de nouveau le pouvoir qui lui est conféré dans le communiqué. Syndicat minoritaire (autour de 30% lors des élections professionnelles), son pouvoir est évidemment limité au sein d’une institution quasiment entièrement dévouée à la reproduction de l’ordre social (et donc capitaliste). Le Mouvement Chouan demande au passage sa dissolution, ce qui n’est pas surprenant en soi mais un peu ironique : quand les mouvements nationalistes font les frais de possibles dissolutions (comme Academia Christiana ou l’Alvarium par exemple), ces nationalistes sont les premiers à dénoncer une censure ou une répression politique.

Sentiment d’insécurité et colère : vers des affects négatifs

Comme nous l’avons expliqué plus haut, la vision d’une Justice laxiste ne résiste pas aux chiffres puisque la période que nous traversons se caractérise justement par un tournant punitif [2]. Pour essayer de faire croire l’inverse, nos nationalistes citent donc quelques noms de victimes issus de faits divers : des histoires certes tristes mais qui ne permettent pas de généraliser. Reste alors l’émotion que suscite ces actualités. Entre effroi et sentiment d’injustice, le Mouvement Chouan espère peut-être capitaliser sur la manière dont une partie de la population se retrouve conditionnée dans un tel contexte. Il est donc important de redire que le nombre de meurtres en France ne connaît pas une augmentation notable sur le temps long. La croyance, en revanche, selon laquelle nous évoluerions dans une société décliniste et prête à basculer dans le chaos a malheureusement de beaux jours devant elle. Ce tropisme a été parfaitement identifié par des chercheurs comme Laurent Mucchielli [3]. De la même manière, quand le communiqué parle de « violeurs étrangers » à expulser, on retrouve ici une bonne vieille théorie raciste : des éléments exogènes viendraient souiller notre corps social, le privant ainsi de sa pureté. Mais la majorité des personnes déclarant avoir subi un viol précisent qu’elles connaissaient l’agresseur [4]. L’image du « violeur étranger » est donc ici, plus qu’une réalité, surtout une figure monstrueuse, bien pratique pour désigner un ennemi. Ce type de discours a été beaucoup diffusé ces dernières années, d’abord par des groupes fémonationalistes dont le plus important en France est sans doute Némésis. On en trouve malheureusement aujourd’hui des traces dans la plupart des tendances de la droite : d’un article du Figaro jusque sur les réseaux sociaux du Groupe Union Défense. Ces derniers proposant carrément de pendre les violeurs de leurs « sœurs ».

Le communiqué surfe aussi sur le développement des discours s’inquiétant d’un « ensauvagement de la société » ou d’une montée de l’insécurité. En cela, il montre que certains discours d’extrême droite peuvent être tout à fait raccord avec ceux du pouvoir. Cette superposition des discours participe, un peu paradoxalement, à affaiblir l’extrême droite radicale. En effet, si Gérald Darmanin reprend à son compte un pan de ce lexique, comment un groupuscule comme le Mouvement Chouan peut convaincre qu’il porte un contre-discours ? Cet état de fait ne doit pas pour autant nous rassurer puisqu’il est surtout le syndrome de la diffusion – et la normalisation – des idées de l’extrême droite.

« Bon sens  » et « jurys populaires » : pour une Justice brune

Enfin, il nous semble primordial de ne pas sous-estimer que le nazisme reste une référence importante pour l’extrême droite européenne. Bien que le communiqué du Mouvement Chouan ne fasse pas explicitement référence au 3ème Reich, il est intéressant de voir comment les propositions qu’il formule peuvent renvoyer à l’Histoire. Car s’il y a bien un régime politique qu’on ne peut pas taxer de « laxisme judiciaire », c’est bien le 3ème Reich. Loin d’avoir fait disparaître le droit, les nazis l’ont en quelque sorte radicalisé. La création de « tribunaux spéciaux » en 1933, puis de « tribunaux du peuple » en 1934, participent à cela. Le Mouvement Chouan, lui, appelle à la création de « jurys populaires », en reprenant à son compte cette idée que les tribunaux ont besoin d’une purge et d’une régénérescence. Les nazis ont donc jugé. De quelle manière ? Au mépris de droits humains fondamentaux, évidemment. C’est à cause de ce contexte exceptionnel qu’on considère qu’un bourreau comme Johann Reichhart, membre du NSDAP et au service des nazis, exécutera au cours de sa carrière 3165 personnes, en majorité au cours de la Seconde Guerre mondiale. On peut le considérer comme le bourreau le plus prolifique de l’histoire contemporaine. Il y a également des remarques à faire sur le « bon sens » dont se revendiquent les rédacteurs du communiqué. L’historien Johann Chapoutot explique ainsi comment la notion de « bon sens populaire » intervient dans le droit des nazis :

« Le bon sens populaire s’impose comme clause d’interprétation majeure. Un juge administratif, Robert Barth, consacre même, en 1940, sa thèse de droit au « bon sens populaire dans le droit pénal ». Ce « bon sens populaire » – ou « sentiment sain du droit dans le peuple », en traduction littérale – n’est ni une plaisanterie, ni une chimère. En stricte orthodoxie nazie, la race détermine l’esprit et, donc, les valeurs morales, les principes juridiques fondamentaux sont les expressions d’une biologie, d’une idiosyncrasie particulière : un brave illettré au jugement sain sera toujours meilleur juge que le ratiocineur chicanier, le dialecticien brillant qui, armé de son exégèse des codes et de sa connaissance de la jurisprudence, fera acquitter un escroc ou un meurtrier sur un vice de procédure. »

Parler de « bon sens » n’est donc pas juste une formule comme une autre et l’intuition qu’elle traduit renvoie à une approche spécifique du droit. De nouveau, la critique de la Justice faite par le Mouvement Chouan est située.

Conclusion

Et pourtant, une critique radicale de la Justice reste à faire. Mais cette critique n’a rien à voir avec celle du Mouvement Chouan. Selon nous, la seule forme de critique de la Justice qui ait un intérêt est anti-autoritaire. C’est pourquoi nous défendons une position abolitionniste : nous visons la fin des prisons, de la police et du système judiciaire tel qu’il existe [5]. Les nationalistes demandent son renforcement, son durcissement autoritaire, nous nous battons précisément pour l’inverse. Par conséquent, il nous parait essentiel de rappeler que la lutte anticarcérale ou la lutte anti-répression ne peuvent se faire sans la lutte contre l’extrême droite. Puisque ces différents ennemis se renforcent entre eux, à nous de faire front commun !

La Horde
https://lahorde.info/Le-Mouvement-Chouan-denonce-un-pretendu-laxisme-judiciaire-une-action-pas-si

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Notes

[1] Voir à ce sujet l’ouvrage Chroniques de l’injustice ordinaire d’Ana Pich

[2] Didier Fassin en dresse un état des lieux dans l’introduction de son ouvrage Punir, une passion contemporaine

[3] son ouvrage de référence à ce sujet est L’invention de la violence. Nous attirons cependant l’attention sur le fait que Laurent Mucchielli est devenu assez infréquentable depuis 2020 et l’épidémie de Covid-19

[4] en se basant sur les données recueillies par la permanence Viols Femmes Informations (https://fr.wikipedia.org/wiki/Viol_en_France)

[5] à ce sujet, nous recommandons l’ouvrage En attendant qu’on se libère de Mariame Kaba