Cette nuit, j’ai fait un cauchemar. C’était le 24 décembre. Nous fêtions Noël avec toute la famille. C’était au tour d’oncle Christian de déballer son cadeau.

– Oncle Christian : Oh, merci chérie, un ordinateur portable !
– Tatie Danielle : Oui, mais pas n’importe lequel, regarde bien…
– Oncle Christian : Un HP NX6125, biometr… Je ne comprends pas, ça veut dire quoi ?
– Tatie Danielle : Bi-o-mé-trique chéri ! C’est un ordinateur biométrique !
– Oncle Gérard : Eh, Christian, ça veut dire qu’il est bio !
[Rires]
– Tatie Danielle : Ah, sacré Gérard… Cet ordi est biométrique grâce à son capteur d’empreintes digitales. Finis les mots de passe oubliés et les risques de vols !
– Oncle Gérard : Eh, Christian, à moins qu’on te coupe le doigt !
[Rires]
– Geneviève (c’est moi) : Mais attendez, c’est grave ce truc !
– Tatie Danielle : Oh, Geneviève, ça suffit, hein. Tu ne vas pas gâcher la fête avec ta politique. Déjà que tu as refusé le foie gras que Mamie a préparé spécialement pour Noël.
– Moi : Je suis végétarienne, il faudra t’y habituer ! Et pour les oies, tu réalises combien elles…
– Oncle Gérard : Eh, Geneviève, végétarienne, ça veut dire que tu ne manges que des graines ! Comme les oiseaux !
[Rires]
– Tante Yvonne : Oh, Geneviève, je t’en supplie, ne deviens pas extrémiste ! C’est pratique ce détecteur d’empreintes !
– Tatie Danielle : De toute façon tu es toujours à critiquer, tu vois le mal partout.
– Moi : Mais il y a des raisons pour cela ! Ecoutez, la biométrie c’est…
– Pépé Michel : C’est Noël, c’est la fête. Gérard, reprends de ce bon vin !
– Oncle Gérard : Eh, Christian, vivement un capteur d’empreintes digitales sur les femmes, hein !
– Tante Yvonne : oh, Gérard, tu exagères !
[Rires]

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Réveil en sueur. J’ai la tête sur le clavier de mon ordinateur. Je me suis endormie devant le site internet de la multinationale HP ! Sur mon écran, la pub du nouveau nx6125 biométrique. Vite, je parcours d’autres sites de firmes informatiques pour vérifier. Aucun doute : 2006 sera l’année où la biométrie sera déployée dans une large gamme d’applications électroniques et informatiques pour le grand public.

En prévision de Noël, je rédige aussitôt une lettre ouverte pour oncle Gérard, oncle Christian, Tatie Danielle et tante Yvonne.

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Chères taties, chers oncles,

A Noël, vous recevrez peut-être en cadeau un ordinateur biométrique.

Cette nouveauté peut paraître innocente. Après tout, la biométrie est un gadget pratique et rassurant : plus besoin de mot de passe, finies les craintes de vols. Pour vous, l’intérêt de la biométrie va de soi. Mais pour moi, c’est un outil inacceptable. Pourquoi ?

Je ne peux pas expliquer ma position en quelques phrases. Comme toute idée qui ne va pas de soi, ma réflexion nécessite d’être développée pour être comprise. Je vais cependant essayer d’être concise.

Pour juger si une technologie est acceptable ou non, il me semble qu’il faut étudier ce qu’elle permet de pire.

Chers oncles et tantes, connaissez-vous la « guerre anti-subversive » ?

La « guerre anti-subversive », appelée également « guerre révolutionnaire », est une doctrine militaire élaborée -entre autres- par l’armée française après la défaite en Indochine [1]. Cette doctrine tente d’apporter des solutions aux problématiques suivantes : comment conserver le Pouvoir quand l’adversaire n’est pas une armée « extérieure » mais un ennemi « intérieur » au pays (groupes révolutionnaires, mouvements d’indépendance nationale, émeutes populaires) ? Comment contrôler un pays quand une majorité de la population est hostile au régime en place ?

La guerre anti-subversive définit avec précision la stratégie à suivre. Ses principaux axes sont :

1 Le quadrillage : contrôler les faits et gestes de toute la population par la mise en place d’une identification précise des personnes et des lieux (exemples : cartes d’identités, barrages policiers, découpage et cloisonnement des zones urbaines,…).

2 Le renseignement : collecter par tous les moyens -y compris la torture- un maximum d’informations sur la population, encourager la délation et la collaboration des administrations, etc.

3 Une structure centrale : rassembler tous les renseignements récoltés pour les mettre en relation. Pour davantage de stabilité, cette structure centrale sera éventuellement parallèle aux institutions officielles.

4 La guerre psychologique : partant du constat que la peur est un outil efficace pour contrôler la population et l’inciter à ne pas rejoindre des mouvements subversifs, il s’agit d’instaurer et d’entretenir la peur par des actions de propagande, voire des mises en scène terroristes. La population doit ressentir un sentiment d’insécurité permanent, elle doit prendre conscience que les ennemis sont au sein de la cité, éparpillés mais omniprésents.

5 L’état d’exception : justifier l’état d’urgence permanent par une menace intérieure permanente. Des règles spéciales sont votées puis progressivement maintenues. Elles permettent notamment d’habituer la population à une présence militaire constante dans les lieux publics. D’une manière générale, la multiplication des points d’indistinction entre le civil et le militaire sera recherchée.

La guerre anti-subversive a été expérimentée en Algérie puis « exportée » dans de nombreux pays du Sud : Amérique latine, Grèce, Vietnam, pays d’Afrique francophone, etc.[2] Elle a récemment été accusée d’être l’une des sources du génocide rwandais[3]. Notons que les États-Unis -comme les autres puissances mondiales- ont également développé des doctrines similaires.[4]

Cette courte présentation permet de comprendre l’apport de la biométrie à la guerre anti-subversive.

Imaginez une société où une identification biométrique est nécessaire pour se rendre dans une administration, à la banque, pour prendre les transports en commun, pour payer dans un magasin. Comment peut-on mieux quadriller une population et se renseigner sur ses comportements ? Vu sous l’angle militaire, la biométrie est l’outil idéal de la guerre anti-subversive. Imaginez la biométrie aux mains d’un régime tortionnaire, injuste, tel que la Grèce sous le régime des colonels, le Chili sous Pinochet, la France sous Pétain, le Tchad sous Idriss Déby ou le Gabon sous Omar Bongo. Imaginez la Résistance française dans un tel contexte. Comment désobéir à un régime capable de contrôler vos moindres faits et gestes ?

Cette perspective peut sembler bien lointaine. Observons la situation en France :

1 Le quadrillage : instaurée par Pétain, la carte d’identité a notamment permi de différencier les juifs des non juifs. Le projet INES (présenté au printemps 2005) vise à lui ajouter des éléments biométriques[5]. Le passeport biométrique sans contact est prévu pour octobre 2006. Pour observer les comportements des Français, nous avons déjà la carte bleue, internet, les téléphones portables, la vidéo-surveillance et autres dispositifs électroniques.

2 Le renseignement : DGSE, RG, SCTIP, DST… Inutile de détailler les nombreux acteurs du renseignement français.

3 Une structure centrale : la mise en commun de tous les fichiers informatiques administratifs est en cours.

4 La guerre psychologique : l’insécurité et le terrorisme sont le fer de lance des médias français.

5 L’état d’exception : Vigipirate est en place depuis 1995. La présence militaire dans les lieux publics est désormais banalisée. Un état d’urgence de 3 mois a été instauré en novembre 2005 suite aux émeutes des banlieues. Le gouvernement vient de voter une nouvelle loi anti-terroriste.

Tout se passe comme si l’actuel gouvernement français, comme celui des États-Unis, mettait peu à peu les nouvelles technologies au service de l’application de la doctrine anti-subversive.

Bien que cette lettre soit trop simpliste et mérite des approfondissements, j’espère que vous comprendrez désormais davantage ma position. La biométrie est un outil bien trop dangereux pour être mis dans les mains de l’État ou de quelconque Pouvoir centralisé. Il constitue un instrument de contrôle social tellement efficace qu’une fois déployé, il peut faciliter le développement d’un régime totalitaire, contre lesquel la résistance sera extrêmement difficile.

Pour toutes ces raisons, il est fondamental de soutenir et de participer à tout acte de désobéissance civile contre la biométrie. En ce sens, l’action antibiométrique réalisée dans le lycée de Chevreuse est exemplaire.[6]

Votre nièce, Geneviève

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BIBLIO/FILMOGRAPHIE

Livres critiques sur la guerre anti-subversive :
– Escadrons de la mort, l’école française, Marie-Monique Robin, la découverte, 2004
– L’inavouable, la France au Rwanda, Patrick de Saint Exupéry, les arènes, 2004

Livres militaires sur la guerre anti-subversive :
– De Saint-Cyr à l’Action Psychologique, Colonel Lacheroy, Lavauzelle, 2003
– La guerre Psychologique, François Géré, Editions Economica, 1997
– Subversion, Insurgency and Peacekeeping, Frank Kitson, Faber and Faber, 1991
– Guerre, subversion, révolution, Colonel Trinquier, Robert Laffont,1968.
– La Guerre moderne, Colonel Trinquier, La Table ronde, 1961.
– « Parade et riposte à la guerre subversive », Ecole Supérieure de Guerre, 12 janvier 1959.

Article sur la biométrie
Au doigt et à l’oeil, quand vidéosurveillance et biométrie resserrent les petites mailles du filet, http://nantes.indymedia.org/IMG/pdf/Videosurveillance-4.pdf

Documentaire vidéo :
– Escadrons de la mort, l’école française, Marie-Monique Robin (60′, 2004)

Film :
– La bataille d’Alger, Gillo Pontecorvo (1h56, 1965)

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NOTES

[1] Guerre, subversion, révolution, Colonel Trinquier, Robert Laffont,1968 ; La Guerre moderne, Colonel Trinquier, La Table ronde, 1961 ; De Saint-Cyr à l’Action Psychologique, Colonel Lacheroy, Lavauzelle, 2003.

[2] Escadrons de la mort, l’école française, Marie-Monique Robin, la découverte, 2004

[3] On trouve dans les instructions, les justifications militaires, l’organisation du génocide au Rwanda bon nombre d’éléments qui sont directement issus de la doctrine des « inventeurs » de la « guerre révolutionnaire », les colonels Français Trinquier et Lacheroy. cf. L’inavouable, la France au Rwanda, Patrick de Saint Exupéry, les arènes, 2004. Voici également un extrait de la déposition de l’historien Gabriel Pérès à la Commission d’Enquête Citoyenne au sujet du rapport entre le génocide rwandais et la guerre anti-subversive : « Dès qu’un élément étranger apparaît, immédiatement on sait où il est, on le situe, parce qu’il y a une structure sur place qui va prévenir la structure du renseignement de la présence de ce corps étranger. […] Le colonel Trinquier [théoricien de la guerre anti-subversive] explique très clairement comment il faut organiser les populations d’un point de vue administratif, la gestion territoriale par zones, secteurs, sous-secteurs, en mettant au point un recensement qui commence par la famille, avec la désignation d’un responsable, un chef de famille. Ce chef de famille va être intégré dans un bureau, un petit état-major, au niveau du sous-secteur qui représente un pâté de maison de 10 mètres… Puis ce pâté de maison s’intègre dans un ensemble un peu plus grand, puis c’est une région administrative plus grande encore, avec un responsable qui chapeaute l’ensemble. […] Trinquier crée ce qu’il appelle un « numéro minéralogique » pour chaque individu. Il suffit alors que chaque individu soit contrôlé dans son secteur. Il y a une structure qui s’occupe de prendre celui qui n’a pas le bon numéro au bon endroit, et de l’emmener au service des renseignements où il est interrogé… C’est le système de contrôle des populations dans la Casbah d’Alger. Et ça correspond à la carte d’identité rwandaise. […] Un de ces instruments de guerre psychologique, c’est la terreur de masse qui est répertoriée comme moyen. […] On cible par profession, par zone géographique, par représentant, on cible et on crée un choc, en règle générale par la disparition, par des corps mutilés retrouvés, par des manipulations complexes, un choc dans la population, qui est tétanisée. Parce que […] la peur fait fuir, la peur paralyse et maintient en place ; et comme le dit Lacheroy, lorsque l’on tient un récipient, on peut verser ce que l’on veut dedans. C’est la métaphore de l’homme récipient : lorsqu’il est saisi par la peur, on le tient bien dans le cadre d’une hiérarchie parallèle, on induit de la terreur dedans, la personne se vide et on peut verser le message qu’on veut à l’intérieur. La Radio des Mille collines ressemble beaucoup à cela.  » cf. L’horreur qui nous prend au visage. L’Etat français et le génocide au Rwanda, rapport de la Commission d’Enquête Citoyenne, édition Karthala, 2005

[4] Subversion, Insurgency and Peacekeeping, Frank Kitson, Faber and Faber, 1991

[5] http://www.ines.sgdg.org/

[6] Pour avoir protesté contre la biométrie dans un lycée de la Vallée de Chevreuse (destruction d’un dispositif d’accès à la cantine par reconnaissance de la main), trois personnes comparaissent le 16 décembre prochain devant le tribunal d’Evry (cf http://paris.indymedia.org/article.php3?id_article=47078).