« Celui qui est étranger et est fait différemment peut se présenter comme étant parfaitement critique, objectif, neutre, purement scientifique et, grâce à de tels subterfuges, imposer sa façon étrangère d’apprécier les choses. Son objectivité est soit un subterfuge politique, soit l’absence totale de rapport avec la réalité et avec tout ce qui est essentiel. »
Carl Schmitt, La notion de politique

L’expert est un étranger. Étranger à notre réalité, étranger à nos vies, étranger à nos luttes, c’est pourtant lui qui les commente, les décortique, les analyse. Omniprésent dans les colonnes de presse et sur les plateaux télés, il fabrique l’information main dans la main avec les journalistes. Il « explique », « clarifie », « analyse » et ce faisant, il construit le monde que les médias décrivent. Et peu importe que ce monde n’existe pas, l’important est que le public y croie, que la sensation du réel soit assez crédible pour que ses effets se produisent. Ainsi, un crash d’avion devient en moins d’une heure un attentat terroriste dans la bouche des géopolitologues, anciens chefs du renseignement et spécialistes de l’aéronautique qui défilent sur les plateaux des chaînes d’information en continu. Et si, au fil des heures, cette construction s’effrite, ce n’est finalement pas très grave. La peur s’est infusée, distillée, les spectateurs ont pu prendre conscience de la prégnance de la menace. Car la peur appelle le besoin de sécurité, source de la légitimation libérale du pouvoir. La politique, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi disait aussi Schmitt. En ça, l’information est politique en soi, il n’existe jamais de fait neutre. Toute actualité s’inscrit dans la nécessité de désigner les gentils et les méchants, le Bien et le Mal, le moral et l’immoral. Répondant à ce double impératif de désignation de l’ennemi et de distillation de la peur, il semble assez logique que la lutte contre la loi « travaille ! » n’ait accédé à la médiatisation que sous le prisme de sa « radicalité ».

Dans un grand moment d’unanimité médiatique, JT, chaînes d’infos en continu, quotidiens comme hebdomadaires, n’ont abordé la mobilisation que sous le prisme de la dénonciation de sa violence ; tentant même de siffler unilatéralement la fin de la récréation, des éditos rageurs de Ouest France « Violences à Rennes. Ça suffit ! », « Ouest France agressé, ça suffit ! » à Marianne qui titre « Ça suffit … débloquez ! ». Avec l’entrée dans la danse des syndicalistes et les blocages économiques qui s’en sont suivis, on a vu le retour du vocabulaire de l’état d’urgence, de la dénonciation des « prises d’otages » à celle du « terrorisme » de la CGT dans un contexte de forte criminalisation du mouvement social, de militarisation des centres villes et d’une violence policière qui se fait toujours plus forte. Et le choix de se branler longuement sur la « radicalité » et la « radicalisation » de toutes les personnes engagées dans la lutte n’est pas plus neutre. Dans le contexte de l’état d’urgence, elle permet de justifier par une superbe tautologie l’existence même de l’état d’exception au fondement du pouvoir. Clairement, ici, le qualificatif de terroriste peut désormais s’appliquer à quiconque s’engage physiquement dans la lutte, sans que cette catégorisation fourre-tout ne soit jamais questionnée. Et clairement, si elle est posée dans l’espace médiatique, les récents procès, les perquisitions dans les locaux syndicaux, les mises en accusation de syndicalistes, les interdictions de manifestations et de centre-ville, les incarcérations de militants montrent bien qu’elle légitime la répression politique et judiciaire, comme lors de la Cop21. Dans ce contexte sémantique, journaleux et experts déblatèrent comme toujours sur les « casseurs ». Les raisons qui jettent une foule multiple dans les rues, poussent des personnes hétérogènes à se tenir ensemble sous les assauts répétés de la police, à construire collectivement des formes d’action différentes, à créer de nouvelles formes de vie ne les intéressent pas. La rage qui peut unir des Kways noirs et des chasubles rouges est pudiquement voilée. Les journalistes sont bien conscients que la seule question qui intéresse le pouvoir est de savoir qui, individuellement et sociologiquement, se cache sous les foulards. Parce que savoir, c’est déjà contrôler. Si le travail de police passe avant tout par du fichage et de la surveillance, c’est bien parce que l’identification et le fichage des déviants est le premier moyen d’incorporer la norme dans les corps récalcitrants. Le travail d’étiquetage produit en parallèle par les médias vient compléter le dispositif. Et si l’investigation journalistique se contente de chercher à mettre des noms sur les visages anonymes qui se cachent sous les masques, c’est bien parce que l’information participe directement à l’exercice du pouvoir. En sélectionnant ce qui sera une information – une voiture brûlée lors d’une manifestation contre les violences policières – et ce qui ne le sera pas – un journaliste dans le coma après avoir reçu les éclats d’une grenade de désencerclement dans la tête – les médias dessinent les frontières de l’espace du dicible à un moment précis. Et ce mot qui ne veut rien dire, « casseurs », est une des plus belles illustrations de la circulation des catégorisations entre les champs médiatique, judiciaire et politique. Ce mot, nous ne l’entendons plus dans les manifestations, mais toujours dans la bouche de Ouest France, du préfet… et des sociologues qui choisissent de s’exprimer dans les médias. Ce mot ne qualifie rien, et en ne qualifiant rien, il permet de désigner l’ennemi à abattre pour le pouvoir. Ainsi, tout manifestant en possession d’un masque de plongée, toute manifestante refusant de dévoiler son visage aux regards inquisiteurs de la police peuvent être appréhendés comme des « casseurs », indépendamment de leurs actes. Car ce n’est pas tant ce que nous faisons qui pose problème, mais bien notre simple présence, notre détermination à occuper la rue, à être offensifs, inlassablement, ensemble. Parce que nous refusons d’agir en fonction de leurs regards auxquels nous ne cessons de nous soustraire, parce que nous imposons nos propres temporalités, nous ne les laissons pas nous définir. Alors, à défaut, le pouvoir nous criminalise en tentant de dépolitiser nos actes, justement parce qu’il ne saisit que trop bien le caractère profondément politique de nos révoltes.

C’est à ce moment de l’expertise que les sociologues font leur apparition. Contrairement à l’expert médiatique, expert parce que médiatisé, médiatisé parce qu’expert, et à l’expert de « terrain », bien souvent ancien flic du renseignement, le sociologue assoit toute sa légitimité sur ses titres académiques. Ses propos semblent plus fiables, marqués du sceau de l’objectivité et de la scientificité. Ils n’en sont que plus nuisibles. Se prétendant à la marge des espaces médiatique et politique, des universitaires interviennent pourtant dans les deux avec une assiduité suspecte. Les sociologues, ou les analystes des politiques publiques se découvrant une soudaine passion pour la sociologie des mouvements sociaux s’invitent dans la discussion, n’hésitant pas à répondre à la question fantasmagorique de Ouest France : « qui sont les casseurs ? ». Leur expertise consiste uniquement en une reprise des articles du torchon local, tant leur méconnaissance du sujet est grande. Se tenant en marge des manifestations, extérieurs aux luttes, adoptant la posture de surplomb qu’ils nomment « objectivité », ils sont étrangers à notre réalité et étrangers à nous-mêmes. Et quand leurs enquêtes les amènent à nous fréquenter de trop près, ils se tiennent hors de toute solidarité, hors de tous liens, refusant toute implication dans nos combats.

Et ce n’est pas un hasard si la seule chose que des sociologues nantais trouvent à dire, c’est « on est allé dans les manifs, ils n’ont pas l’air méchant », tant l’ignorance de la sociologie pour ce qui n’entre pas dans ses catégories de pensée est grande. Car il s’agit bien de catégories ici, et de l’impuissance des chercheurs à catégoriser ceux qui refusent d’entrer dans les petites cases du sociologisme. La création de catégories sociales bien homogènes est une des premières tâches du travail sociologique et est au fondement de la constitution de la discipline. Et peu importe si cette société bien ordonnée où chacun est bien rangé à sa place dans son groupe social, outre que sa description semble aussi chiante que la lecture de Durkheim, ne correspond plus à aucune réalité dans un monde où toutes les solidarités sont attaquées, où on individualise pour mieux séparer. Le sociologue est aussi là pour construire la réalité sociale en fonction de sa grille de lecture du monde. Là où nous pensons nos multitudes pour mieux les faire se rencontrer, là où nous expérimentons la vie, les sociologues pensent le semblable, l’uniforme, la norme, le morne. Difficile pour ceux dont le métier consiste à faire entrer chacun dans un groupe homogène de trouver le point commun entre l’étudiante qui dessine sur les murs sa joie de vivre la grève, le lascard qui exprime à coups de pavés sa haine de la police, la précaire saisie par l’ambiance festive de l’émeute qui décide de dissimuler son visage pour vivre pleinement l’instant et le manifestant qui vient hurler sa colère après s’être fait estropie.

Et ce n’est pas non plus un hasard si les sociologues ne comprennent rien à ce qu’il se passe, tant leur reprise des catégories médiatiques, policières et administratives les empêche de penser le réel, tant leur prétendue objectivité scientifique les empêche de sentir la vie qui traverse ces formes de révoltes. Qu’ils ne comprennent rien, au pire, on s’en fout, au mieux, on ne peut que s’en réjouir. Parce que nous sommes les ennemis désignés du moment et que le dévoilement de nos vies nous met tous en danger. Plus grave encore est ce besoin pathétique d’épancher leur incompétence dans les médias quand nos amis dorment en prison. Le fait que les sociologues préfèrent observer le monde sans jamais le vivre ne peut au mieux que nous inspirer de l’indifférence. Mais quand « la volonté de savoir » sans savoir, de connaître sans vivre, d’être là sans participer, participe à la consolidation, sous le double sceau de l’objectivité et de la neutralité axiologique, de figures dangereuses qu’il est nécessaire de réprimer, d’enfermer, alors le travail sociologique devient criminel. Quand on analyse sans comprendre, quand la science permet de s’affranchir de toute forme d’éthique, le travail sociologique devient opération de maintien de l’ordre. Quand les sociologues surexploitent des « terrains » sans s’attacher aux conséquences de leur présence, des populations deviennent objets d’étude pour l’ensemble de la société. Et c’est peut-être avec les musulmans, et surtout avec les femmes voilées, que le pire a été atteint. Avant que les « casseurs » ne deviennent le bouc-émissaire d’actualité, il ne se passait pas un jour sans que paraisse un article sur le voile, sur « qui » le porte, pourquoi, comment… Chacun voit très bien ce que la surexploitation sociologique et médiatique produit comme stigmates et comme dépossession de soi quand chaque passant croisé s’autorise à considérer autrui comme un objet sociologique, quand son corps est constamment soumis à l’analyse publique. Pourtant, d’autres sociologues, minoritaires dans les champs universitaire et médiatique, s’attachent à démont(r)er les mécanismes du pouvoir plutôt qu’à réifier les identités sociales, à comprendre comment fonctionne la stigmatisation plutôt que chercher à identifier qui sont les marginaux, et peuvent dès lors devenir nos complices dans les luttes au sein desquelles ils renoncent à toute posture scientifique. Quand ils luttent à nos côtés, ils renoncent à produire tout savoir sur nous pour n’être que des visages anonymes parmi les autres. La sociologie n’est qu’une technique du savoir parmi les autres, et comme toutes les techniques, elle n’est pas neutre. La considérer comme une fin en soi revient à se laisser asservir par elle. Et quand la prétendue objectivité scientifique en vient à glorifier les techniques policières allemandes et les arrestations par centaines, comme dans un article récent de La Vie des Idées, la prétendue neutralité axiologique devient une manière de réaffirmer la nécessité d’un maintien de l’ordre quand nous travaillons au désordre. La volonté d’identifier, de définir, de déterminer et d’enfermer dans des schèmes figés tous les marginaux de ce monde devient un travail de flics, dont nous payons trop lourdement les conséquences.

Que les étudiants, apprentis sociologues, comprennent que la volonté de savoir n’est jamais neutre, que la scientificité n’est pas une éthique. Qu’ils comprennent aussi que les enseignants qui nous soutiennent sont parmi nous et n’écrivent pas sur nous, si ce n’est pour nous défendre quand nous sommes mutilés, inculpés, incarcérés. Et que, quand les profs, si sympas soient-ils, posent des questions de flics sous prétexte de volonté de comprendre, la seule bonne réponse à apporter est, comme à un flic, « je n’ai rien à déclarer ».

Que les enseignants assument donc qu’à chacune de leurs saillies dans les tribunaux médiatiques de 20 Minutes ou du Figaro, ils légitiment le travail des juges, et la criminalisation de nos pratiques. Qu’ils assument que chacun de leurs crachats peut mettre en danger chacun d’entre nous quand ils tentent de participer à notre identification au nom de la Science. Qu’ils assument enfin que sous leur objectivité se cache la conservation de la norme dominante et leur effarement face à ce monde qui s’effondre.