EDITO:
LA LONGUE MARCHE DES SANS-PAPIERS
En moyenne 150 marcheurs migrants, dont 120 sans-papiers de France, partis le 2 juin de Bruxelles, siège de la Commission européenne, ont parcouru à pied les routes de l’Europe, touchant, dans l’ordre, la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, la France, l’Allemagne, la Suisse, l’Italie, et enfin de nouveau la France, pour faire connaître aux peuples des pays traversés, à leurs instances politiques, puis déposer au Parlement européen, un mois plus tard, à leur arrivée à Strasbourg le 2 juillet, la charte de leurs revendications communes, inscrite en slogan sur les 150 gilets fluos qu’ils n’ont jamais quittés tout au long : Liberté de circulation et d’installation pour tous les migrants.
Ce fut une longue et rude traversée, qui a souvent mis à l’épreuve la résistance physique et morale des marcheuses et marcheurs. C’est donc d’abord sur leur vécu collectif et personnel que nous avons tenté de fixer notre regard ; ensuite sur le bilan politique au sens large qu’on peut en retenir, et sur les perspectives possibles d’un mouvement réel européen de sans-papiers et migrants, lieu d’intelligence et d’action communes des collectifs des pays qui ont appelé à la marche et forment depuis la Coalition internationale des sans-papiers et migrant-e-s (CISPM), sur les perspectives de sa diffusion dans d’autres pays.
C’est sur cet aspect d’un mouvement réel que les forces et les réponses paraissent le plus floues, fragmentaires, plus ou moins convenues, au regard de la situation réelle d’un pouvoir politique de l’Europe-forteresse soucieux de tout, sauf des conditions des masses démunies: les moins susceptibles (par leur statut périphérique social, économique, légal) de fournir une légitimation «démocratique» au super-État européen produit du consensus de classe moyenne – à l’ordre du panoptique policier anti-irréguliers en progression constante de xénophobie ethnique et sociale.
En France, ceux qui avaient jugé excessif notre édito «L’État de non-droit» (n°7, 6 février 2012) doivent se déjuger: la guerre aux pauvres et aux Roms déclenchée par quelques maires socialistes d’arrondissements parisiens anticipait sur les choix du gouvernement socialiste national faisant plus et mieux que la droite. La mémoire historique est courte, hélas! On oublie que le socialisme est né au 19e siècle, comme mouvement social, contre «l’État des propriétaires»: il en est aujourd’hui le plus vaillant défenseur. On oublie que le socialisme n’a jamais abdiqué son nationalisme au bénéfice exclusif de la droite; que l’aile marchante des fascismes triomphants est venue souvent du socialisme national; que la France n’est pas restée indemne, dans les années trente et sous le vichysme.
«Nous voulons qu’ils [les eurodéputés] profitent de leur statut pour porter notre message et agir sur la législation en vigueur.» Formuler ainsi (comme cela a été fait pendant la marche) le cap de son action, on ne voit pas de différence avec la pratique du lobbyisme qui détermine désormais l’ensemble disparate (rares les exceptions) «syndicats»/«associations»: groupes de pression concurrents d’autres groupes. Lobbyisme, qui n’est que tentative auprès du pouvoir de tirer la couverture à soi, alors que celle-ci reste la même, voire se rétrécit. Abandon de l’idée d’autonomie réelle (création du fameux «rapport de force» dans la densité des rapports sociaux), et réel rejet de la lutte de classe et de masse. Sape des fondements mêmes de cette démocratie qu’on ne se prive pas d’invoquer à cor et à cri par ailleurs.
À défaut d’idées claires, la volonté paraît assez forte chez certains. Les migrants en situation irrégulière sont, pris globalement, «internationaux» par définition: par leur situation sociale et légale, qui se répand et se généralise de par le monde. Il y a là un élement d’espoir: de les voir, en tant que mouvement international, ne pas étouffer dans l’œuf comme tant d’autres.
Ce début peut paraître chétif, susciter bien des perplexités, là n’est pas la question. Sauront-ils trouver l’inventivité collective de luttes sociales nouvelles, bien nécessaire ? Ce départ les poussera-t-il assez loin ?