Un automne en queue de poisson

Il paraît hasardeux de vouloir donner aujourd’hui une interprétation trop rapide et définitive du mouvement de protestation de l’automne 2010 contre ladite réforme des retraites. Au-delà de l’aspect purement phénoménologique, que s’est-il réellement passé ? Comment expliquer que des millions de personnes soient, à intervalles rapprochés, descendues dans la rue avec une hargne toute nouvelle, pour accepter de rentrer dans le rang et mettre fin à leur protestation en l’espace de quelques jours ? Le seul vote de la loi au Parlement a-t-il obtenu cet effet et révélé un sentiment d’impuissance tel qu’il est apparu urgent d’attendre les élections présidentielles et législatives de 2012 ? Inversement, est-il permis de penser que malgré son rapide effilochement, ce mouvement a marqué une étape dans le renforcement de la conscience que la logique du Capital condamne de plus en plus de gens à une dégradation sans fin de leurs conditions de vie ?
On peut naturellement considérer que ce mouvement s’est une nouvelle fois largement aligné sur le calendrier imposé par les directions syndicales et qu’il s’agit là d’une faiblesse majeure et réitérative. Ce constat s’impose, mais il ne suffit pas. En effet, nous avons eu cette fois le sentiment que ces dernières, en manœuvrant pour encadrer une colère qu’elles ne pouvaient faire autrement que d’ « accompagner », pour éviter de se montrer trop visiblement sous leurs traits essentiels de spécialistes de l’apparence, se sont trouvées prises à leur propre jeu. Il est vrai que la journée de grève et de manifestations du 24 juin 2010, date peu alléchante à priori, avait pris une ampleur inattendue et montré une réelle détermination, d’où la nécessité pour les directions syndicales d’appeler à une, puis à plusieurs autres journées d’action dès le début du mois de septembre. Cette stratégie était destinée à user les manifestants, selon un scénario désormais éprouvé, puisque l’on savait bien qu’elle ne ferait pas plier le gouvernement.
Or la surprise est venue du fait qu’ils ont été de plus en plus nombreux dans la rue, que la colère n’a pas, ou pas immédiatement, pas facilement, fait place à la résignation, et qu’elle s’est accompagnée de grèves dans les transports, dans les raffineries, dans de nombreux autres secteurs publics et privés, dans les lycées et dans une moindre mesure dans les universités. Qui plus est, ces grèves ont été généralement lancées à la base, par des individus syndiqués ou non que n’avait pas découragés le double langage des centrales syndicales, qui d’un côté faisaient mine d’apporter leur soutien mais de l’autre, en n’appelant jamais à un durcissement et une extension du mouvement, laissaient entendre qu’elles s’y opposeraient même si nécessaire. Qui aurait pu encore espérer qu’elles agiraient autrement ? Que dans de nombreux endroits se soit développée une tendance à l’auto-organisation n’est pas fait pour surprendre, tant il est clairement apparu que la seule façon de lutter efficacement était pour les travailleurs de ne compter que sur leurs propres forces. Mais ce n’est que rarement que cette forme de lutte s’est accompagnée d’une critique radicale des syndicats, de leur rôle, de leur stratégie, et encore moins de l’idée que l’assemblée générale des travailleurs devait se constituer en seule instance légitime et représentative, sur les bases de la démocratie directe. Trop souvent en effet ces assemblées générales, là où elles ont existé, se sont plus souvent vécues comme des outils de mobilisation, éventuellement de discussion, pouvant s’accommoder des syndicats et de leurs permanents, voire collaborer avec eux, sans remettre en cause le rôle de négociateurs de tous ces techniciens en « ingénierie sociale ».
Force a été de constater que la « grève générale », dont les foyers locaux ou sectoriels de grève illimitée auraient éventuellement pu servir de facteur déclencheur, ne s’est pas produite. De nombreux participants au mouvement ont alors fait reposer leur stratégie sur les épaules des ouvriers des raffineries, pensant que ces derniers avaient la capacité de bloquer la vie économique du pays. Mais pouvaient-ils supporter ce poids ? Souhaitaient-ils d’ailleurs aller jusque-là ? Comment imaginer que quelques milliers d’ouvriers se lanceraient dans une aventure à laquelle avaient renoncé les millions de travailleurs qui par ailleurs manifestaient et montraient leur opposition au projet gouvernemental ? Ainsi, lorsque s’est dessinée la reprise du travail dans les raffineries, malgré l’existence d’une résistance encore réelle, il est devenu évident que le mouvement allait entamer un reflux inexorable, qu’il ne passerait pas les vacances de la Toussaint.

La contradiction entre la ténacité qui a conduit tout ce monde dans la rue et le fait que la grève générale n’ait pas pris est particulièrement flagrante. Elle n’est cependant pas tout à fait surprenante. Ce mouvement s’est produit après une période de quatre décennies de réaction, pendant lesquelles les classes dominantes ont entrepris de reconquérir le terrain qu’elles avaient perdu au gré des circonstances historiques et des luttes sociales. Cette reconquête s’est accompagnée d’une offensive idéologique qui a renforcé de manière considérable l’hégémonie culturelle des forces de la domination, hégémonie qui avait été sérieusement ébréchée par la vague contestataire ayant culminé à la fin des années soixante dans de nombreux pays du monde. Cette reprise en main idéologique est devenue très sensible en France au milieu des années soixante-dix. Elle a consisté à assimiler toute alternative au capitalisme au totalitarisme des pays dits communistes. Ainsi, toute rupture radicale avec le capitalisme ne pouvait se présenter que sous la forme des « révolutions » du passé, qui avaient débouché sur la terreur étatique. Bien entendu, la soupe ainsi servie évacuait toute analyse historique sérieuse, tout en refusant aux hommes la possibilité d’imaginer et de se forger un futur qui ne soit pas la répétition mécanique de ce passé. Décidément, le seul régime envisageable était bien celui qu’on connaissait déjà à l’Ouest, ladite « démocratie », totalement liée au destin du capitalisme libéral, cadeau des dieux fait aux hommes. Ainsi l’ « antitotalitarisme » des années soixante-dix, avec son cortège de nouveaux philosophes et d’ « intellectuels » qui venaient de quitter le bateau de la « contestation » parce qu’il n’était plus suffisamment porteur, s’est révélé n’être que cette entreprise de néantisation des espoirs de transformation du monde. Les années quatre-vingt avec le culte de l’argent roi, la déception qui avait suivi de peu l’arrivée de la gauche au pouvoir et l’effondrement des dictatures en Europe de l’Est allaient achever le travail du rouleau compresseur idéologique des classes dominantes et laisser les travailleurs dans le plus profond désarroi, favorisant ainsi l’extraordinaire recul social qui s’est dessiné depuis.

L’échec de la plupart des mouvements sociaux de la première décennie du vingt et unième siècle est donc essentiellement à chercher dans l’absence d’horizon alternatif au capitalisme. On ne se lance pas dans une grève générale si l’on n’a pas en point de mire sinon la transformation radicale immédiate de la société, du moins l’idée que cette transformation est possible. L’action que l’on va mener en se lançant dans une grève longue doit représenter une étape vers la réalisation de cet objectif. Aujourd’hui il n’existe pas, ou plus, ou pas encore, d’imaginaire social susceptible de porter un tel type de mouvement.
La notion d’hégémonie culturelle implique une domination idéologique telle que ceux qu’elle vise apporte leur consentement au type de société qu’on leur impose. Il ne s’agit pas d’un consentement spontané et joyeux, c’est un consentement faute de mieux. Il est proche de la résignation et ne conduit qu’à des luttes défensives face aux attaques menées au nom de la nécessité, sans qu’il ne soit bien sûr jamais dit que cette nécessité obéit aux règles d’un système de domination, à la logique du Capital. C’est ainsi qu’une nouvelle fois encore, le pouvoir est parvenu à ses fins, en faisant voter sa loi malgré une opposition forte qu’il peut se permettre de mépriser, parce qu’elle ne dispose d’aucune véritable perspective.

Alors pourquoi peut-on émettre l’idée que ce nouvel échec sur le terrain n’est sans doute pas à mettre sur le même plan que ceux qui ont précédé ? Peut-être parce que cette hargne que tout le monde a pu constater, et qui ne s’est pas évanouie avec le reflux de la fin du mois d’octobre, montre que le pouvoir n’est pas parvenu à convaincre. En repoussant l’âge du départ à la retraite des travailleurs, il a montré qu’il n’y avait plus de limites à sa politique, que les attaques contre les conditions de vie n’aurait jamais de cesse et qu’il était sûr désormais que tous les secteurs de la vie sociale qui apparaissaient encore comme protégés allaient être atteints, que la misère était certaine pour de plus en plus de gens, qu’elle était déjà là. Car plus peut-être que toutes les dernières régressions sociales en date, celle qui a touché la durée du temps passé au travail au cours d’une vie a conduit à un questionnement existentiel. Que signifie, pour un être humain, le fait de passer plus de quarante ans de sa vie dans un milieu où les pratiques de plus en plus agressives du « management » moderne infantilisent et humilient, sans même qu’il ait l’espoir de voir ses conditions de survie s’améliorer, bien au contraire ? En bref, par son intransigeance, le pouvoir a montré que la discussion n’était plus à l’ordre du jour, que le capitalisme n’avait plus rien à offrir, même plus, comme l’ont prouvé dans les semaines qui ont suivi les perturbations dues à la neige, un début d’efficacité dans des situations qui n’auraient pas fait la une des médias il y a encore quelques décennies. Et cela commence à se savoir, et pas seulement en France, ainsi que l’illustrent les manifestations et grèves récentes dans d’autres pays, notamment en Europe. Le deuil du réformisme, dans l’acception que ce terme avait pris au vingtième siècle, c’est-à dire la possibilité de réformer le capitalisme, voire d’en faire un système qui assure le progrès social de tous, comme avaient pu le laisser croire les fameuses trente années qui avaient suivi la Seconde Guerre mondiale, se produit dans la douleur. L’espoir même qu’il existe encore une possibilité d’agir sur les effets les plus néfastes du système dominant sans le remettre lui-même en cause dans sa globalité tend lui-même à s’évaporer.
C’est donc avant tout comme un effondrement du crédit accordé aux classes dominantes qu’il faut interpréter le mouvement de protestation de l’automne 2010. Cette défiance concerne les partis de droite comme de gauche, qui jouent chacun leur rôle dans la fabrique du consentement, même si par ailleurs les derniers venaient à l’emporter aux élections de 2012, en vertu d’un mouvement de balancier désormais bien connu (1). Mais elle ne suffira pas pour faire franchir de nouvelles étapes, tant que l’hégémonie culturelle des classes dominantes ne sera pas à nouveau battue en brèche. Aujourd’hui, l’inefficacité montrée par l’argumentation dominante lors du dernier mouvement offre peut-être l’occasion d’un début de reconquête du terrain idéologique, dans les pays où se sont développés des mouvements de protestation. Cette reconquête passe par le développement d’un dialogue public qui, à vrai dire, a déjà commencé hors des médias dominants, mais qui est resté limité à certains milieux, sans jamais entrer en osmose avec la lutte sur le terrain. Depuis une dizaine d’années en effet, la floraison de maisons d’édition publiant des ouvrages d’analyse critique du monde existant, et ce qui est assez nouveau, de plus en plus de traductions, l’apparition de nouvelles revues, le tournage de documentaires dénonçant les effets désastreux du capitalisme ultra-libéral sur la planète et sur ceux qui l’habitent tant bien que mal, sont des signes qui montrent que nombreux sont ceux à s’être lancés dans une nouvelle recherche au vu du constat de l’impasse politique qui s’est dessinée dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix… Faire ce constat ne revient pas à faire preuve d’un optimisme démesuré, loin de là. Le handicap par rapport aux années soixante est très lourd, car la longue période de purge néo-libérale a fait descendre le niveau de politisation au plus bas. N’oublions pas non plus que les mouvements des années soixante, même s’ils ont effrayé les classes dominantes et les ont contraintes à réagir, se sont soldés par des échecs. Entre-temps, le monde est devenu de plus en plus complexe et il serait parfaitement illusoire de penser qu’il pourrait être transformé autrement qu’au bout un long processus à la fois critique et pratique, qui marquerait la fin de la séparation entre ceux qui émettent des idées et ceux qui résistent concrètement. Ce processus doit être mené par des individus parfaitement conscients des objectifs qu’il faudrait atteindre, à savoir une société dans laquelle ils prendraient leur destin en main et où toute forme de domination politique et de violence serait bannie.
Une société douce à l’homme, aux antipodes de celle dans laquelle nous survivons, de plus en plus mal.

1 Voir à ce sujet notre article « Les élections, expression achevée du nihilisme européen », paru dans le numéro 8 de Négatif.

Extrait de Négatif 14, bulletin irrégulier de critique sociale
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