Récits et analyses du camp No Border – Aux frontières du réel

Calais, sa plage, ses frites, ses migrants, ses keuf-e-s et ses militant-e-s. Ah tiens, pourquoi on est là déjà?

On est là parce que tout d’abord la condition des sans-pap’ ça nous interpelle, c’est une lutte dans laquelle on s’implique et à travers laquelle on se pose des questions. On se dit que c’est l’occasion de se remettre au goût du jour sur le plan juridique.
On est là parce que pour une fois c’est nous qui créons l’évènement et c’est pas un rendez-vous que nous donnent les autorités comme pour un contre-sommet. En plus c’est à Calais, ville assez caractéristique en ce qui concerne la situation des sans-pap’ actuellement.
On est là parce qu’à priori on est sensé-e y retrouver des camarades, des gen-te-s assez proches de nous politiquement, tant dans nos formes de lutte que dans nos formes de vie au quotidien. En profiter aussi pour échanger sur d’autres thèmes.
On est là parce qu’on a envie de créer des liens dans la durée avec les migrants*, avec la population locale, avec des gen-te-s d’autres villes et d’autres pays.

Après réflexion, on s’est bien rendu compte qu’on y était allé avec des espoirs pas très réalistes et qu’on s’était un peu voilé la face. La suite du texte expose nos différentes critiques par rapport au camp, et pourquoi on n’a pas réussi à s’y sentir à l’aise, mais avant on veut parler de nos looses sur certains points et en quoi on a aussi contribué à créer ces situations.
D’abord, Calais, c’était un peu « the place to be », c’est une des raisons pour lesquelles on y est allé-e, et du coup on était pas mal dans une logique de consommation de la lutte (discussion-manif-plage-frites).
On a « un peu » zappé le fait que c’est pas en quatre jours qu’on peut créer des liens sur la durée ni apporter une aide concrète aux migrants : leur principal but est de passer en Angleterre, ce à quoi on ne pouvait contribuer. De même, dans nos têtes, le camp No Border, c’était du 23 au 29, et on s’est pas donné-e la possibilité de s’investir plus en amont pour préparer ni de rester sur place après pour gérer les suites.
Et une fois sur le camp, quand on a constaté que certains fonctionnements ne nous allaient pas, on est resté-e entre nous à rifougner• plutôt que d’essayer de porter collectivement des questionnements, hormis à la legal team pour contrer des mécanismes de chefferie.

Alors ok on n’est peut-être pas dans le « top 5 des militant-e-s de la mort qui tue », mais ça ne nous empêche pas d’avoir des critiques (dé)constructives à faire.

Le rapport aux migrants :
On nous avait menti, c’était un camp humanitaire! Humanitaire dans toute sa splendeur : les gentil-le-s ptit-e-s blanc-he-s qui débarquent pour faire leur B.A. de l’année. Sur un terrain, donné par la préf’ et déjà occupé par des migrants (les a-t-on concertés?). On arrive avec nos modes de fonctionnement occidentaux, nos langues, nos valeurs et on cherche pas à s’adapter à ce qui existe déjà.
On a senti que certaines problématiques n’ont pas été résolues à l’avance :
La question des rapports inter-culturels : on fonctionne pas de la même manière mais c’est eux qui se sont adaptés à nous et pas l’inverse -eh oui blanc-he-s, riches, politisé-e-s, ça suffit pour imposer nos façons de vivre aux autres, n’est-ce pas ?!
La question des genres : parce qu’à Calais, la population des migrants n’est constituée que de gars, ce qui n’était pas notre cas et on ne s’est jamais demandé-e ce que ça peut entraîner (d’où les problèmes de harcèlements qui auraient pu être prévenus si on s’était souvenu-e que des gars hétéro, quels qu’ils soient, sans meufs pendant longtemps, n’ont pas de retenue…).
D’ailleurs, globalement, aucune attention collective n’était consacrée à cette question des genres, et le virilisme et l’hétéronormalité s’imposaient dans le camp…
Des questions techniques : on n’a pas arrêté de dire que ce serait bien que les migrants participent aux discussions mais il n’y avait pas toujours de traducteur-rice-s et pour la manif personne ne savait dire ce qu’ils risquaient s’ils se faisaient embarquer…Enfin ne s’est posée que tardivement la question de ce qu’on laissait derrière (par exemple à quel point les migrants qui ont passé du temps sur le camp risquaient de se faire emmerder par les flics??).
Et dans les discussions, beaucoup d’infos, un peu de recherche de solutions, mais aucune remise en cause personnelle ni collective: qu’en est-il de notre racisme intégré???
En dehors de ces problématiques non résolues, il existait nombre de comportements pourris qui n’ont pas été remis en questions voire qui ont été félicités. On ne peut s’empêcher de vous parler de cette douce maman qui se vantait de « promener SON afghan sans honte au supermarché » (http://www.dailymotion.com/relevance/search/calais+no++…_news, 5’51 »). Mais bon on ne s’est pas trop étonné-e de l’apathie des gen-te-s face à son discours vu le climat misérabilisto-paternalisto-colonialiste (http://calaisnoborder.eu.org/sites/default/files/nobord…t.pdf surtout les portraits page 5) qui régnait: parler des migrants à la troisième personne alors qu’ils sont présents, attendre d’eux un certain comportement et un certain discours (qu’ils aient l’air miséreux tout en ayant le sourire, qu’ils soient reconnaissants, bref qu’ils soient bien braves quoi…), avoir une attitude bienveillante et protectrice, en somme, infantilisante (bon c’était pas le cas de tout le monde mais quand même). D’ailleurs, le paternalisme ne s’appliquait pas qu’aux migrants, mais également aux enfants du quartier…
Finalement, on a l’impression que pour la majorité des gen-te-s présent-e-s c’était un voyage exotique où la « jungaï »** (en farsi ) devenait vraiment une jungle…

Et puis comme tout ça ne suffisait pas, il a fallu qu’il y ait 3500 keuf-e-s…

3500 keuf-e-s ça veut dire impossibilité d’agir, pression psychologique, démotivation, conformation, blasage, etc.
Voilà les prémisses d’une société de contrôle où on tend à nous faire intérioriser l’omniprésence policière et la répression sans limite, où le délit d’intention est roi.
Face à ça il n’y a eu aucune réponse collective qui aurait pu nous permettre de rééquilibrer le rapport de force voire d’obtenir certaines choses (éviter une fouille individuelle quand on est plusieurs centaines et qu’on va à une manif déposée!). Au lieu de ça, l’énergie s’est divisée entre les « oï-oï » et les crédules, entre des réactions viriles parfois inconsidérées et une soumission plus ou moins intégrée…(« mais vous nous aviez promis, vous n’avez pas de parole!! » adressé à des keuf-e-s // « de toute façon, on n’a rien à se reprocher! »).
La stratégie du pouvoir a fonctionné, ce qui nous fait dire qu’il va falloir s’habituer à agir dans des contextes comme celui-ci, trouver de nouvelles formes de luttes, si on ne veut pas tout arrêter demain, ou faire des manifs comme celle du samedi où c’est le pouvoir qui a décidé de tout et où nous n’étions que des mouton-ne-s guidé-e-s par des syndicalistes vendu-e-s.
Comment peuvent-illes dirent d’une manif silencieuse et parquée, entre un port (des porcs), une zone industrielle et un cimetière, que c’était une victoire??? Leur conclusion victorieuse était qu’il n’y avait pas de casseureuses. Et qu’advient-il du thème de la manif et de tous les migrants qui n’ont pas pu y participer? Durant toute la durée du camp, l’image médiatique des « casseureuses » aura d’ailleurs prédominé, supplantant toutes les analyses et réflexions sur les objectifs et moyens de lutte, les revendications, etc…
L’obéissance n’est pas une victoire.
Ou alors c’est celle des keuf-e-s qui en ont profité pour bien se foutre de notre gueule.
Au passage on voulait rappeler pourquoi certaines personnes se masquent. A tou-te-s celleux qui croient que les gen-te-s qui se masquent n’assument pas leur engagement, on voudrait dire que c’est qu’illes n’ont pas envie que leurs moindres faits et gestes soient enregistrés, c’est que pour des raisons politiques illes refusent le fichage et illes s’en protègent (http://squat.net/contre-attaque/textes/mask.pdf). De même, celleux qui craignent les « casseureuses » et les « débordements de violence » acceptent un peu vite la violence policée et quotidienne mise en place par l’Etat et autres institutions « légitimes et démocratiques »…

Mais heureusement nous avons « gagné la bataille de l’image », puisque les médias – très, trop présents – ont pu continuer à véhiculer clichés et beaux discours.

Quant à nous, nous sortons globalement déçu-e-s et frustré-e-s de cette expérience, et nous espérons que ces quelques pistes d’analyse permettront à l’avenir de porter plus attention à certaines questions et fonctionnements dans des contextes collectifs tels qu’un camp No Border.

Big-up à tou-te-s les participant-e-s et aux monos du camp!!!

Des snowborder-euse-s

* Si nous parlons de « migrants » c’est que les sans pap’ vivant à Calais y sont de manière provisoire afin de passer en Angleterre, c’était le terme employé pendant le No Border. Et si on ne féminise pas, c’est qu’il n’y avait aucune femme sur le camp.

** Mot utilisé par les migrants Afghans pour désigner l’endroit où ils vivent.

• Rifougner : v. (néologisme) fait de marmonner tout en se moquant et critiquant.