« El cominciò liberamente a dire:
« Tan m’abellis vostre cortes deman,
qu’ieu no me puesc ni voill a vos cobrire.
Ieu sui Arnaut, que plor e vau cantan;
consiros vei la passada folor,
e vei jausen lo joi qu’esper, denan.
Ara vos prec, per aquella valor
que vos guida al som de l’escalina,
sovenha vos a temps de ma dolor! »
.
Poi s’ascose nel foco che li affina. »

Extrait de Dante Alighieri, (Divina) Commedia, Purgatoire, 139-148 du chant XXVI.

 
Arnaut Daniel, dont l’oeuvre reste à ce jour internationalement connue, de même que celle de Marcabru évoquée dans mon article du 5 mars, n’écrivait pas dans une langue que l’Etat français reconnaisse actuellement. Ce fut pourtant la langue européenne la plus importante d’une partie du Moyen-Age. Que lui est-il arrivé ? Tout simplement, que l’Etat français a progressivement organisé, au fil des siècles, sa marginalisation et sa quasi-extinction.

Aussi, lorsque Nicolas Sarkozy déclare:

« Mais le patrimoine linguistique de la France, ce n’est pas seulement le Français, c’est aussi l’extraordinaire richesse de ses langues régionales. Il suffit de se souvenir de l’œuvre immense de Mistral pour prendre conscience de l’appauvrissement que constituerait la disparition de toutes ces langues très anciennes qui ont concouru à la formation de la langue française et qui continuent à vivre en partie en elle.

Je souhaite que leur enseignement soit correctement pris en charge par l’éducation nationale.

Je souhaite que l’on soutienne leur pratique et leur diffusion. Mais je ne veux pas de cette logique de confrontation avec le Français que cherchent à faire prévaloir certains indépendantistes qui veulent en finir avec l’unité française que nous avons mis si longtemps à construire et qui reste le bien le plus précieux mais aussi le plus fragile que nous ayons à léguer à nos enfants.

Si je suis élu, je ne serai pas favorable à la charte européenne des langues régionales, non pas parce que je conteste les langues régionales, qu’au contraire je veux soutenir et développer, mais parce que je ne veux pas que demain un juge européen ayant une expérience historique du problème des minorités différente de la nôtre puisse décider qu’une langue régionale doit être considérée comme langue de la République au même titre que le Français. »

(fin de citation)

cette déclaration peut surprendre à plusieurs titres. D’abord, l’actuel Ministre de l’Intérieur n’est pas un nouveau venu dans la politique dite « de gouvernement », mais il oublie d’expliquer pour quelle raison ce qu’il promet pour après son élection éventuelle n’a pas été fait bien avant. Ensuite, c’est une très maigre consolation, pour des langues que l’Etat français a sciemment condamnées à la disparition, que d’avoir laissé des traces dans l’actuelle langue officielle qui est, historiquement, la langue d’oïl. Celle de la grande majorité des seigneurs féodaux qui, suivant l’appel du pape Innocent III, ont mené à terme la Croisade albigeoise. Quant à l’indépendantisme, qui l’a encouragé, si ce n’est une politique de marginalisation culturelle, linguïstique, administrative, économique… ? On n’entend pas parler d’indépendantisme dans un pays comme la Suisse. Certes, depuis une trentaine d’années il est question de « régionalisation ». Mais pour cela, il a fallu que l’hypercentralisation de la France se traduise par de véritables contre-performances économiques par rapport, notamment, à un voisin comme l’Allemagne tout aussi capitaliste mais qui avait perdu la guerre et n’avait plus de lobby colonial propre.

De même, si Nicolas Sarkozy s’était borné à déclarer que personne d’autre que les Français ne doit être juge de la politique intérieure de la France, une telle déclaration aurait eu un sens, que l’on puisse ou non être d’accord avec son contenu. Même si en réalité les langues « régionales » font partie d’un patrimoine culturel européen. Mais son procès d’intention à l’égard de ce que peut penser un « juge européen » relève d’un autre registre et risque même d’apparaître comme un aveu de culpabilité de la part des institutions françaises. D’autant plus qu’un « juge européen » peut très bien connaître l’histoire de la France et que l’encre n’est pas encore sèche du rapport de février 2006 de l’alors Commissaire aux Droits de l’Homme de Conseil de l’Europe Alvaro Gil-Robles sur le respect des Droits de l’Homme en France, notamment en ce qui concerne, la situation des prisons. Un problème, d’ailleurs, dont l’actuel Commissaire aux Droits de l’Homme Thomas Hammarberg vient de souligner la gravité à l’échelle européenne.

Que prévoit la Charte européenne des langues régionales et minoritaires ? Pour l’essentiel, leur reconnaissance à un niveau raisonnable dans la vie administrative, publique, professionnelle… dans les territoires où elles sont pratiquées. Ce qui, contrairement à ce que laisse entendre Nicolas Sarkozy, ne les rendrait pas égales au Français dans l’ensemble de l’Etat. Mais le refus de l’Etat français de signer cette charte au contenu en réalité très modeste, moyennant au besoin un léger changement dans la Constitution, est déjà ancien. Il dure depuis 1992 et ne peut pas être spécialement imputé à Nicolas Sarkozy ou à l’UMP. Pas plus que l’état des prisons stigmatisé par Alvaro Gil-Robles.

Lorsque Nicolas Sarkozy revient à la charge avec l’argument : « J’ai la conviction qu’en France, terre de liberté, aucune minorité n’est opprimée et qu’il n’est donc pas nécessaire de donner à des juges européens le droit de se prononcer sur un sujet qui est consubstantiel à notre pacte national… », son discours n’est pas nouveau. Mais on ne comprend pas très bien, dans ce cas, pourquoi le candidat UMP aurait-il besoin d’évoquer le sujet dans de tels termes, avec de surcroît des promesses peu crédibles pour après les présidentielles. Sauf à appliquer la vieille logique du « droit dans l’engrenage », qui permet de tout refuser. Le fait est que la déclaration de l’ONU de 1992 sur les droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques, prévoit explicitement :

« Article 2 – 1. Les personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques (ci-après dénommées personnes appartenant à des minorités) ont le droit de jouir de leur propre culture, de professer et de pratiquer leur propre religion et d’utiliser leur propre langue, en privé et en public, librement et sans ingérence ni discrimination quelconque.

(…)

Article 5 – 1. Les politiques et programmes nationaux sont élaborés et mis en oeuvre compte dûment tenu des intérêts légitimes des personnes appartenant à des minorités. »

(fin de citation)

Il paraît difficile de considérer compatible avec ce principe une Constitution qui ignorerait complètement les langues historiques de la moitié du pays, comme c’est la cas de l’actuelle Constitution française, même si cette lacune paraît facile à combler. Nicolas Sarkozy aurait pu refuser de signer un texte européen pour ne pas en faire dépendre la souveraineté de la France, mais en même temps annoncer qu’il était favorable à une actualisation de la Constitution française de façon à redonner une place aux langues dites « régionales ». Telle n’est pas sa démarche.

Le candidat UMP impute d’ailleurs à un « chaos » de l’époque la violence qui a accompagné l’incorporation forcée, à la France ou à son domaine royal, d’une bonne partie de son territoire. On peut difficilement suivre un tel raisonnement. Par exemple, la Croisade Albigeoise et l’Inquisition médiévale avaient pour objectif d’écraser des mouvements qui contestaient l’ordre féodal, dans une période marquée par la montée en puissance de la bourgeoisie marchande. Trois siècles plus tard, les anathema sit du Concile de Trente n’arrêteront pas la réforme protestante, mais les événements du Moyen-Age auront laissé des traces irréversibles.

La situation a été pire encore, dans l’histoire récente, pour les populations annexées de force par la « grande expansion coloniale » de la fin du XIX siècle. Jules Ferry n’hesita pas à brandir une théorie improvisée sur les « droits et devoirs des races supérieures » et alla jusqu’à déclarer dans son discours du 28 juillet 1885 : « Si l’honorable M. Maigne a raison, si la déclaration des droits de l’homme a été écrite pour les noirs de l’Afrique équatoriale, alors de quel droit allez-vous leur imposer les échanges, les trafics ? ». Ce qui n’empêche pas, apparemment, Nicolas Sarkozy d’estimer que : « il n’y a pas eu beaucoup de puissances coloniales dans le monde qui aient tant œuvré pour la civilisation et le développement et si peu pour l’exploitation » comme la France qu’il décrit et revendique.

Mais le colonialisme, et la première guerre mondiale qui en fut le tragique aboutissement avec à son tour des suites encore pires jusqu’en 1945, ont-ils été l’oeuvre de « la France » ? Ou s’est-il agi à l’origine de montages de quelques lobbies de financiers et de grands spéculateurs, dont des politiques ont servi les intérêts ? C’est la question que Nicolas Sarkozy refuse d’examiner. D’ailleurs, il n’y a pas eu « beaucoup de puissances coloniales » … tout court, à une époque où le capital financier avait déjà dépassé les frontières nationales, raison de l’expression « impérialisme » employée dès 1902 par des économistes comme John Atkinson Hobson.

Le colonialisme et l’impérialisme utilisaient des façades nationales. Mais ils correspondaient en réalité, déjà au début du XX siècle, à des intérêts de grands holdings internationalisés dont les alliances de la première guerre mondiale furent le reflet. Paradoxalement, la situation n’apparaît pas fondamentalement différente sept siècles plus tôt pour la croisade albigeoise, qui ne fut pas une entreprise « française » mais directement ordonnée et organisée par la Papauté dans le contexte de la politique théocratique à l’échelle européenne décrite dans mon article du 5 mars. Même si, par la suite, le pouvoir royal en fut le grand bénéficiaire.

En revanche, l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, faisant du français la seule langue officielle, fut directement l’oeuvre du pouvoir royal et reflétait une conception de l’Etat. La langue des « élites » de la monarchie était imposée à l’ensemble de la population. Mais on oublie souvent de rappeler, en rapport avec ladite ordonnance, que ce pouvoir royal mit l’Europe a feu et à sang par les rivalités entre François I et Charles V pour l’hégémonie continentale. L’équivalent de la première guerre mondiale, avec les moyens de l’époque. Et si à la première guerre mondiale succéda la Révolution d’octobre 1917, les ravages causés par les guerres entre princes et souverains de la Renaissance (entourage papal compris), leur soif de pouvoir et de richesse… furent sanctionnés par le triomphe de la révolution protestante qui était, déjà, devenue internationale.

Dans ces conditions, il paraît très difficile d’empêcher un européen, « juge » ou « simple » citoyen et quelle que soit sa nationalité, d’avoir sa propre opinion sur l’histoire et le fonctionnement institutionnel des pays voisins. Ce qui n’impliquerait pas pour autant, de la part de ce citoyen, un positionnement favorable à la construction d’institutions européennes dont il peut craindre à terme, précisément, un comportement et un fonctionnement trop proches de celui des puissances du passé. Avec une circonstance aggravante : un Etat européen ou mondial du XXI siècle risquerait d’être un Etat privé. En 1991, le fondateur de la Commission Trilatérale David Rockefeller avait déclaré notamment : « La souveraineté supranationale d’une élite intellectuelle et de banquiers est sûrement préférable à l’autodétermination nationale pratiquée ces derniers siècles ». Tout un programme, où on voit mal ce qu’il adviendrait des langues dites « minoritaires » sous une telle théocratie financière.