Cet article a été écrit pour partager avec différentes parties d’europe ce qui est en train de se passer sur le territoire appelé uruguay**, où il y a en ce moment la plus grande crise de l’eau que le pays ait jamais connu. Et comme il n’y a pas beaucoup d’infos qui sont arrivées jusqu’ici, on voulait essayer d’expliquer les raisons de cette crise et raconter quelles ont été les réactions des gens par là-bas. Dans un contexte global de changement climatique, de saccage de la planète et d’exploitation des personnes les plus pauvres par des entreprises et les états, il nous semble important de créer des ponts pour que se diffusent la rage et la solidarité.

Note : Depuis que cet article a été écrit la situation a changé, notamment parce qu’il a beaucoup plu en uruguay. Les réserves du Santa Lucía se sont donc gorgées d’eau douce, et le gouvernement en a profité pour dire que la situation s’était arrangée. Bien sûr, la pollution des nappes phréatiques et des fleuves reste la même, et la solution hasardeuse : c’est-à-dire ne compter que sur la pluie…

Depuis le 26 avril 2023, il n’y a plus d’eau potable à montevideo (capitale de l’uruguay) et les villes alentours, c’est à dire une partie du département voisin de Canelones (ce qui représente une superficie de 60km d’est en ouest et 30km du nord au sud). Cette zone du pays reçoit de l’eau douce d’un fleuve appelé Santa Lucia, d’où l’entreprise publique OSE (Œuvres Sanitaires de l’État) extrait de l’eau pour approvisionner cette partie du pays, où vit la moitié de la population totale.

Mais depuis le 26 avril, l’eau qui sort des robinets n’est plus potable, donc les gens doivent acheter des bouteilles pour boire et cuisiner, et utiliser de l’eau polluée pour se laver, faire la vaisselle, laver le linge, etc…

Parce que depuis cette date, OSE a décidé d’augmenter les niveaux de salinité et de chlorure dans l’eau, pour affronter la baisse de niveau du fleuve Santa Lucia causé par une sécheresse qui dure depuis au moins 3 ans, où il n’a plu que 43 % de ce qu’il tombe habituellement. Donc pour pouvoir approvisionner la population, OSE (bien sûr par ordre de l’état) a commencé à laisser entrer de l’eau du fleuve de la Plata dans le bassin du Santa Lucía. Le fleuve de la Plata est un estuaire qui unit les fleuves Parana et Uruguay (qui constitue aussi une partie de la frontière entre l’uruguay et l’argentine), et débouche dans l’océan altantique sud, c’est pour cela qu’il est salé : l’eau douce de ces deux fleuves s’y mélangent avec l’eau salée de l’océan. En plus, depuis plusieurs années des cyanobactéries*** (appelées algues vertes-bleues) se développent dans le fleuve, et y circulent aussi des déchets agrochimiques venant d’argentine, du paraguay et du brésil. Y sont aussi déversées les eaux usées de buenos aires et montevideo (capitales de l’argentine et de l’uruguay).

C’est-à-dire, énormément de merde… qui aujourd’hui se mélange avec l’eau douce du Santa Lucía et arrive au robinet de 1,5 à 1,75 million de personnes. En passant avant, bien sûr, par une station d’épuration qui ajoute à l’eau des trihalométanes. Ceux ci se développent quand on met du chlore dans l’eau pour la désinfecter, et ils y restent. C’est dangereux pour la santé, pour l’environnement et même cancérigène en cas d’exposition prolongée (en buvant l’eau, juste en se lavant ou respirant les vapeurs de l’eau). Ils peuvent créer des problèmes de peau et respiratoires, surtout chez les enfants et les bébés. Comme OSE a continué à utiliser l’eau du fleuve de la Plata pour approvisionner la population, les niveaux de trihalométanes et de chlorure ont continué à augmenter.

Non seulement l’état uruguayen a décidé que, pendant cette situation d’urgence, OSE utilise l’eau du fleuve de la Plata pour compenser la sécheresse du fleuve Santa Lucía, mais il a comme solution à long terme à la crise hydrique le projet « neptuno ». Et qu’est-ce que c’est ? Cela consiste à faire construire, par un groupe d’entreprises privées, une station d’épuration et d’autres installations qui capteraient l’eau du fleuve de la Plata pour approvisionner la population métropolitaine. C’est-à-dire que, dans le futur, TOUTE l’eau « potable » reçue par la population dans cette partie du pays viendrait du fleuve de la Plata… Tout en connaissant le niveau de pollution de l’eau et en privatisant la gestion de l’eau « potable ».

Ce projet impliquerait aussi de désaliniser l’eau pour qu’elle soit potable, ce qui provoque après ce processus, qu’elle soit complètement déminéralisée et qu’il faille y ajouter des produits chimiques pour qu’elle ait les apports nécessaires en minéraux. Mais il faudrait aussi gérer tout ce sel qu’on lui enlève, ce qui est une gestion particulièrement compliquée. La majorité des états qui utilisent cette méthode jette à nouveau le sel dans la mer et détruisent encore un peu plus son écosystème.

« NO ES SEQUIA, ES SAQUEO »

C’est pas de la sécheresse, c’est du vol (slogan)

L’état prétend que la sécheresse est l’unique cause de cette crise hydrique, il se cache derrière les phénomènes climatiques et le manque d’eau dans la terre et les fleuves. Mais tout ça prend racine dans la manière qu’ont eu les gouvernements antérieurs et présent de gérer l’eau et les terres de cet endroit. Si effectivement il y a une sécheresse aujourd’hui, ça n’est pas nouveau, et ça ne veut pas non plus dire qu’avant de boire l’eau du fleuve de la Plata, les gens ne buvaient pas de l’eau polluée. De fait, cela fait plus de 10 ans que l’assemblée pour l’eau du fleuve Santa Lucía dénonce la destruction de la vallée causée par l’intensification de l’agriculture, l’utilisation d’OGM, les monocultures forestières, les eaux usées urbaines et industrielles déversées sans traitement et la modification de la trajectoire des cours d’eau…

Ce mauvais traitement du fleuve est ce que les gens et les mouvements sociaux appellent « saqueo » (saccage/vol). Parce qu’effectivement les entreprises locales et surtout étrangères, avec la complicité de l’état, extraient l’eau et capitalisent sur elle.

Par exemple avec la plantation forestière de masse dans certaines parties du pays qui a commencé dans les années 80 avec les monocultures d’eucalyptus et de pins. Ces arbres appauvrissent la terre qui devient sèche et imperméable parce qu’ils boivent énormément, ce qui impacte la quantité d’eau souterraine et superficielle.

Aujourd’hui par exemple, l’entreprise finlandaise UPM (qui a deux sites en uruguay), utilise ces arbres pour faire de la pâte de cellulose et l’exporter en europe pour faire du papier. Son empreinte hydrique journalière est de 96 millions de personnes : c’est à dire qu’elle consomme autant d’eau que cette quantité de gens par jour, et gagne 240 millions de dollars par an.

C’est pareil pour les monocultures de riz. L’entreprise brésilienne SAMAN, qui a fait 18 millions de dollars de bénéfices en 2020, consomme chaque jour la même quantité d’eau que 14 millions de personnes. C’est encore plus flagrant avec le soja qui a été implanté en uruguay ces dernières années et est devenu une des monocultures les plus importantes, surtout (et presque exclusivement) dédié à l’alimentation des troupeaux en europe. Par exemple l’entreprise UAG (Union Agriculture Group), dont le siège est dans les îles vierges britanniques, qui exploite le soja en uruguay, a une empreinte hydrique de 23 millions de personnes par jour, et a gagné en 2022, 7,5 millions de dollars. Pour donner une idée l’uruguay a 3,4 millions d’habitants au total.

Et bien sûr ces types de cultures utilisent des tonnes de produits chimiques qui polluent la terre et finissent dans les nappes phréatiques et les fleuves. Ainsi meure la faune autochtone (particulièrement les poissons), des zones humides sont détruites, des cyanobactéries se développent par excès de phosphore, et les gens sont contaminés chaque jour un peu plus.

Une autre entreprise qui se fait beaucoup de thunes grâce à l’eau est Salus, qui appartient à l’entreprise française Danone. Avec la crise hydrique, elle a commencé à vendre énormément d’eau en bouteille. Aujourd’hui elle extrait chaque jour 3,8 millions de litres d’eau souterraine, et elle a gagné 53 millions de dollars en 2021.

Et toute cette eau est gratuite pour les entreprises, elles ne paient rien à l’état pour l’extraire et l’utiliser ou la vendre. Bien que la constitution définisse l’eau superficielle et souterraine comme publique depuis le référendum de 2004 : ce qui prouve une fois de plus que la démocratie et le vote sont vraiment inutiles…! De plus en 2017, une loi sur « l’irrigation » a été votée, elle autorise quiconque à créer des retenues d’eau du fleuve et à la vendre. Rien que dans la vallée du Santa Lucía il y a 480 retenus d’eau privées qui empêche la libre circulation de l’eau le long du fleuve. Quelle ironie…

Ce saccage fait partie d’un plan plus large d’exploitation des « ressources naturelles » pour faire du commerce avec l’europe. C’est le Plan IIRSA (signé en 2000) qui implique 12 pays en amérique du sud. Son objectif est la création de tous les transports nécessaires pour acheminer des matériaux vers l’europe. Par exemple, une ligne de train qui servira uniquement à UPM est en train d’être construite en uruguay par un groupe d’entreprises appelé GVC**** (Grupo Via Central).

« EL AGUA NO SE VIENDE, SE DEFIENDE »

L’eau ne se vend pas, elle se défend (slogan)

Le jour où le ministère de santé publique a permis l’augmentation des niveaux de chlorure les gens ont commencé à sortir dans les rues, ce 26 avril 2023. Pendant quasiment 2 semaines, il y a eu tous les jours, de façon auto-organisée, des manifestations et des assemblées sur des places. Après chaque marche, une assemblée se réunissait pour décider de ce qui allait se faire le jour suivant, en dehors de toute planification des partis ou des syndicats. Les gens ne sont pas juste allés à des manifestations, iels voulaient s’organiser par elleux-mêmes. Ensuite l’intensité de la mobilisation est redescendue, mais la lutte continue d’exister.

Depuis ce moment, il y a eu d’autres types d’actions qui se sont développées. Des interventions dans la rue, sur des marchés, avec la diffusion de tracts ayant une autre vision de la situation et parlant du « saccage ». Il y a eu des fabrications de fanzines (pour expliquer le projet « neptuno » par exemple), des murs peints pour appeler aux manifestations, etc.

Au début les manifestations et rassemblements avaient surtout lieu dans le centre de la capitale, sur l’avenue 18 de julio, mais elles sont aussi allées jusqu’à la maison présidentielle, le siège de OSE et dans des quartiers plus périphériques. Il y a aussi eu des blocages de la route d’entrée au port, par laquelle les camions se rendent aux bateaux pour décharger la pâte de cellulose d’UPM, qui voyage jusqu’en europe.

Des actions ont eu lieu en dehors de montevideo comme des blocages de la route d’entrée d’UPM2. La deuxième usine de cellulose d’UPM inaugurée le 6 juin 2023, en pleine crise de l’eau, qui consomme à peu près autant d’eau que 60 millions de personnes par jour. Il y a eu des blocages partiels coordonnés de péages, vers l’Est du pays, pour distribuer des tracts et informer les gens. L’entrée de l’usine Salus-Danone (celle qui met l’eau en bouteille) a elle aussi été bloquée à Minas, elle n’a pas pu fonctionner pendant 2 heures.

Dans un pays où l’on « gère » la vie politique depuis très longtemps à coups de référendums, une grande partie de la population semble penser que ce sera toujours la solution. Le discours des partis de gauche laisse lui aussi toujours penser qu’ils pourront tout résoudre une fois qu’ils seront au pouvoir. De fait, des élections présidentielles et parlementaires auront lieu en octobre 2024 et l’opposition actuelle, représentée par la coalition de gauche (Frente Amplio), est déjà en train de faire « campagne » et de pacifier les gens en leur disant que si iels votent pour elle : elle sauvera l’uruguay. Bien évidemment, le saccage est resté le même pendant toutes ces années, qu’elle que soit le parti au pouvoir dans ce pays.

Le processus de pacification de la société uruguayenne passe aussi par une façon de diriger le pays. Commun à tous les gouvernements depuis longtemps déjà, il lui donne une image de « suisse de l’amérique latine », où l’économie est stable, il n’y a pas de conflits sociaux, ce qui rend possible d’investir de l’argent sans prendre de risque majeur. Cette image a été intégrée par la population et par toute l’amérique latine en général. C’est ce qui se dit de l’uruguay : c’est un endroit où il n’y a pas de vagues, la situation est toujours plus tranquille que sur le reste du continent. De fait, aux grandes entreprises étrangères qui s’installent en uruguay, l’état promet qu’il est capable de maintenir la paix sociale. Par exemple, dans le contrat qu’UPM a signé avec l’état uruguayen est explicitement inscrite l’interdiction pour les travailleur.ses de l’entreprise de se syndiquer.

L’histoire récente a elle aussi laissé des traces dans l’esprit de tou.tes à travers la dictature civile et militaire qui a duré de 1973 à 1985, avec la disparition de 300 personnes, les enfants volé.es par les militaires, les gens assassiné.es, torturé.es, emprisonné.es… Sachant qu’aujourd’hui encore on recherche les corps des disparu.es parce que les gouvernements démocratiques successifs ont refusé de révéler où ils avaient été enterrés par les forces armées.

En plus du passé répressif qui est toujours très présent, l’uruguay est un très petit pays qui a autant d’habitant que la ville de madrid (espagne). C’est-à-dire peu de gens dans un territoire lui aussi petit (la moitié de la superficie de l’allemagne), où tout le monde se connaît et surtout où il est facile pour les autorités de savoir qui est impliqué.e et s’organise au sein des luttes sociales. Cela provoque une peur très forte de la répression et donc de sortir du cadre légal de certaines actions – la plupart du temps pensées pour réunir beaucoup de gens.

Malgré cela, beaucoup d’activités et d’actions ont été pensées par des assemblées de quartier autonomes qui se développent en dehors et dans montevideo (dans différents quartiers). Elles gardent les partis politiques loin d’elles, elles sont horizontales, auto-organisées et anticapitalistes. Elles ont un fonctionnement anti-autoritaire, sans vote, avec recherche du consensus. Il y a aussi des espaces de coordination de ces assemblées pour pouvoir penser des moments d’agitation plus larges.

L’habitude de s’organiser collectivement et horizontalement est très forte dans les mouvements sociaux uruguayens, héritiers de l’anarchisme du début du XXe siècle dans la région du fleuve de la Plata, à travers le syndicalisme anarchiste par exemple.

Ce mouvement social a commencé avec force et créativité, et il a besoin de continuer parce que le problème ne va pas se résoudre quand il recommencera à pleuvoir, comme disent les autorités, qui veulent faire croire aux gens qu’avec une bonne pluie tout va s’arranger. Mais pour l’instant, la situation n’explose pas…

« Hoy venimos a protestar, pa’ proteger el agua y la vida, yo vengo a manifestar, aunque no quiera la policía, agua queremos tomar, que salga limpia de la canilla ! Dale, vecinx, sumate a protestar, que… la lucha vamos a dar !!! »*****

« Aujourd’hui on vient protester, pour protéger l’eau et la vie, moi j’viens manifester, même si la police le veut pas, on veut boire de l’eau, qu’elle sorte propre des robinets ! Viens, voisin.e, rejoins-nous, car… la lutte on va mener !!! »

* Le titre est un slogan qui veut dire « De l’eau pour les gens, pas pour les entreprises »

** Nom imposé par la colonisation.

*** cyanobactéries : ce sont des organismes unicellulaires qui libèrent des toxines. Ils peuvent rendre malade les humain.es et les animaux non-humains, en ingérant des aliments contaminés ou en avalant de l’eau polluée mais aussi juste en la touchant ou en nageant dedans.

**** LE GVC est constitué de 4 entreprises : 2 uruguayennes (Saceem et Berkes), 1 espagnole (Sacyr) et 1 française (NGE).

***** chant entonné dans les manifestations et autres blocages.

agua para la gente – format brochure A5