Décentralisation de l’école
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Je vous envoie un texte écrit initialement pour être publié dans Le
Monde, mais que celui-ci n’a pas encore jugé utile de publier.
N. Hirtt
Les vertus cachées de la décentralisation
Bruxelles, fin 1989. A un jet de pierre des bâtiments de la Commission
européenne, la Table Ronde des Industriels européens (ERT) présente à
la presse son rapport stratégique « Education et compétence en Europe ». Le puissant lobby patronal y explique que, dans un contexte d’exacerbation des luttes concurrentielles, d’imprévisibilité technologique, industrielle, financière et de fracture sociale, les systèmes d’enseignement
européens doivent subir une « rénovation » profonde et urgente. Après quarante années de massification et de croissance des budgets de l’enseignement, l’heure est venue d’une mise en adéquation qualitative de l’Ecole avec les besoins de l’industrie.
Et le patronat européen de préciser ses demandes. D’un enseignement
dispensant du savoir, il faut passer à un enseignement développant des
compétences. La transmission d’une culture commune doit céder la place à
la préparation de la « formation tout au long de la vie ». Les espoirs de
démocratiser l’accès aux connaissances doivent disparaître au profit
d’une « diversification des formations » (quitte à la camoufler sous le régime
d’une réussite scolaire universelle, mais formelle). L’enseignant doit se
transformer en « facilitateur d’apprentissages », en assistant du nouveau
maître: l’ordinateur. L’élève, quant à lui, devient l’apprenant et
bientôt le client; il se trouve désormais « au centre » de l’attention
pédagogique, tout comme le client est le roi… de qui veut le plumer.
Mais d’emblée, la première et sans doute la plus forte requête que les
industriels adressent aux ministres européens de l’Education est celle
d’une dérégulation et d’une décentralisation de l’enseignement. La Table
Ronde déplore en effet que l’école soit dominée par « des pratiques
administratives souvent trop rigides pour permettre aux établissements d’enseignement de s’adapter aux indispensables changements requis par le rapide développement des technologies modernes et les restructurations industrielles et tertiaires ». Elle précise en outre que « les systèmes les plus décentralisés sont les plus flexibles, s’adaptent plus vite et permettent de développer de nouvelles formes de partenariat (avec l’entreprise) ». Le groupe de pression industriel s’en prend en particulier aux pays où « les écoles sont intégrées dans un système public centralisé, géré par une bureaucratie qui ralentit leur évolution ou les rend imperméables aux demandes de changement émanant de l’extérieur ». C’est tout juste si la France n’est pas citée nommément…
Les demandes du lobby ne tarderont pas à trouver l’écho voulu. D’abord à
la Commission européenne où Edith Cresson va prendre son bâton de pèlerin pour expliquer que « c’est par une plus grande autonomie d’acteurs
responsables clairement informés des missions qui leur sont confiées que les systèmes d’éducation et de formation pourront le mieux s’adapter ». S’adapter à quoi ?
Aux exigences de la société dite « de la connaissance » (où, soit dit en
passant, 60% des créations d’emplois concernent des postes de travail
n’exigeant qu’un faible niveau de qualification).
Le matraquage finit-il par porter ses fruits ou bien la plupart des pays ont-ils simplement pris les devants sans attendre les pressions de l’ERT et de la Commission ? Toujours est-il que dès 1994, un rapport de la cellule Eurydice sur l’éducation en Europe pouvait se réjouir en constatant que
« pratiquement tous les pays ont introduit de nouvelles réglementations
qui déplacent le pouvoir de décision de l’État central vers les autorités
régionales, locales ou municipales et de celles-ci vers les établissements d’enseignement. « . Pratiquement… Mais que fait donc la France ?
Il est piquant de constater que les motifs invoqués pour justifier
cette déréglementation et cette décentralisation sont aussi divers qu’il y a
de pays en Europe. En Belgique, la première vague de dérégulation, vers la
fin des années 80, s’est faite explicitement au nom de l’austérité
budgétaire.
En revanche, la communautarisation de 1990 (attribution aux exécutifs
flamand et francophone de toute l’autorité en matière d’enseignement)
fut introduite au prétexte, si pratique dans notre pays, de l’autonomie
linguistique. Ailleurs, aux Pays Bas par exemple, ce sont des arguments
pédagogiques et de » proximité humaine » qui ont emporté la décision,
alors qu’en Allemagne et en Angleterre le rejet des » bureaucraties » et la
lutte pour l’élévation des » standards de qualité » étaient affichés comme
motifs principaux. Luc Ferry et le gouvernement Raffarin invoquent tantôt les problèmes budgétaires, tantôt l’efficacité, tantôt l’employabilité des
jeunes, tantôt encore la lutte contre l’échec scolaire.
Les véritables motivations sont évidemment celles de la Table Ronde.
Dans un environnement économique caractérisé par une formidable instabilité, unrythme effréné de mutations industrielles et technologiques, uneréduction constante de l’horizon de prévisibilité économique, les employeurs exigent, tant de la part de l’enseignement que de ses » produits » – les futurs travailleurs et consommateurs -, un haut degré d’adaptabilité à moindre coût. L’école doit devenir flexible, compétitive et réceptive au changement.
La décentralisation et l’autonomie permettent tout à la fois d’assurer
cette flexibilité, de comprimer les coûts et de « briser la résistance
naturelle de la fonction publique » à tout changement (dixit l’OCDE).
J’ignore si Luc Ferry a lu les rapports de l’ERT ou s’il est arrivé
indépendamment aux mêmes conclusions que les patrons européens.
Peut-être même ne sait-il pas très bien dans quelle pièce il joue aujourd’hui un petit acte. Qu’importe. Ce que l’histoire retiendra assurément de lui, c’est l’image paradoxale du philosophe qui aura jeté l’école en proie aux marchés.
Nico Hirtt
Rédacteur en chef de l’Ecole démocratique (Belgique)
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