Partie II
Questions & réponses de 4à 6

C.P. :

Les grands projets sociaux alternatifs évolueraient dans un rapport d’unité faussé au politique (tu évoqueras avec juste raison l’oubli du politique) piégés en quelque sorte (époque d’incertitude, de transition et inédite oblige) comme le sera la Révolution mondiale de 1968 (mouvements mondiaux contre la guerre du Vietnam, Black Power, mouvements étudiants en France, au Mexique, au Japon, révolution culturelle en Chine, mouvement naxalite en Inde, mouvements de libération nationale armée en Afrique) par les maux qu’elle combattra, comme rongée par le triste “mal” de la “plannification contre-productive” ou par celui de la “défense de la patrie du socialisme” qu’elle condamnera chez ses ainés de “l’Est” ou encore par trop d’opportunisme individuel ou par trop de corruption des appareils.

Tu évoqueras la conception du pouvoir du sous-commandant Marcos. Marcos dira : “plutôt que de prendre le pouvoir à la manière des révolutionnaires du passé, il faut l’exercer, ici et maintenant, chacun à sa manière”…

Question 4:
A bien lire ce qui apparait tantôt comme une contradiction interne dans le débat historique sur la révolution (les nouveaux projets contemporains piégés comme la révolution mondiale de 68) tantôt, comme chez Marcos, comme une évolution du débat, serait-il possible qu’il y ait quelque chose d’erronné (tu ne te poses pas la question en ces termes, je reprends seulement les mots de John Holloway interprétant la position de Marcos) dans le concept même de révolution centré sur le pouvoir ?

Pierre Mouterde :

C’est l’étrange de la période que nous connaissons, cette incapacité à combiner ce qui n’est en fait pas véritablement contradictoire, et cette tendance à vouloir jeter le bébé avec l’eau du bain, alors que tout de l’histoire nous apprend le contraire. Bien sûr que se contenter – et plus encore sur le mode de la gauche traditionnelle – de la seule prise du pouvoir d’Etat (et pire encore d’une accession au gouvernement) ne règlera aucunement les aspirations de la gauche à ce pouvoir de l’égal sur l’égal auquel elle prétend, en somme à une véritable émancipation. On le sait aujourd’hui une révolution ou peut-être mieux dit une « rupture révolutionnaire » ne règle pas, ne règlera pas tout, et encore moins aujourd’hui où l’organisation capitaliste du monde nous oblige – par l’ampleur des transformations qu’elle a historiquement opérées – à penser des transformations en même temps sur le long terme. Comment par exemple en finir avec le règne si déstructurant (ne serait-ce que pour nos villes!) de la voiture en seulement quelques années ? Et que dire du nucléaire, ou plus simplement de la gabegie marchande de nos sociétés de consommation, etc. ?

Il est vrai aussi que si l’on souhaite faire naître un pouvoir constituant digne de ce nom, c’est-à-dire un contre-pouvoir véritablement démocratique, on ne peut pas se contenter des stratégies révolutionnaires du passé, tout au moins des modèles de celles qui ont très vite donné naissance à ces contre-révolutions thermidoriennes et ces processus bureaucratiques qu’on a retrouvés dans les pays dits socialistes et qui ont été si dévastateurs pour la gauche.

Une véritable révolution n’est pas un putsch, ni un coup de main pensé à quelques-uns dans la clandestinité, elle implique l’émergence d’un pouvoir constituant, d’un pouvoir de part en part démocratique, avec toutes ses exigences intrinsèques. D’où cette idée de « rupture démocratique » sur laquelle j’insiste tant, parce qu’elle est un des défis avec lesquels la gauche d’aujourd’hui doit se coltiner. Comment penser tout à la fois la rupture et la démocratie ?

Mais quelles que soient les nuances apportées à cette « rupture révolutionnaire », il faut garder « le sens de la terre », avoir les pieds enracinés dans le réel. Qu’est-ce que serait une révolution qui ne serait pas centrée – à un moment donné – sur la prise de pouvoir ? Une utopie chimérique, tout au plus ! Le pouvoir déborde bien sûr le seul appareil d’Etat, se retrouve dans maintes autres institutions sociales (familles, école, prison, médias, etc.), passe évidemment par l’individu (qui en intériorise et reproduit les logiques), il n’en garde pas moins toujours une dimension sociale, en se coagulant en certains lieux institutionnels plus importants que d’autres. Il se cristallise dans ce qu’on pourrait appeler des « noeuds de pouvoir » dont l’appareil d’Etat (national) reste encore un des plus importants. Il ne faut pas oublier non plus que le pouvoir – défini comme puissance d’affirmation d’un individu ou d’un groupe – ne le devient véritablement que quand il s’institutionnalise, c’est-à-dire quand il acquiert – par les liens qu’il régularise entre individus – une certaine matérialité et effectivité concrète.

Et prendre le pouvoir, c’est tenir compte de cette dimension concrète du pouvoir, et c’est saisir ces sauts décisifs (mais non suffisants que sont par exemple une certaine appropriation du pouvoir d’Etat) qui permettent soudainement de gagner de nouveaux espaces, d’orienter un peu plus loin la dynamique sociale générale. La crise que connaît la gauche explique sans doute cette difficulté face à laquelle tant se retrouvent : parce que nous entrons dans une nouvelle période historique, il faut évidemment être capable d’apercevoir le nouveau qui naît, les particularités propres de ce qui est en train d’émerger. Il faut se donner les moyens d’affronter les défis inédits qui s’offrent à nous. Et il faut le faire avec un regard neuf. Mais cela ne doit pas nous empêcher par ailleurs d’avoir la mémoire du passé, de nous souvenir, de tenir compte de cette longue tradition de luttes du passé contre le capitalisme dont nous sommes les héritiers et vis-à-vis de la quelle nous avons un véritable devoir de mémoire. Penser le présent (et agir au présent) comme dit Walter Benjamin, ne nous interdit pas de faire œuvre de mémoire et de nous relier à ces générations de militants du passé. Tout au contraire c’est en nous alimentant à l’aune de leurs espérances inaccomplies que nous trouverons la force -Benjamin parle d’étincelles d’espérance- pour transformer la réalité d’aujourd’hui, faire au sens fort du terme… l’histoire, notre histoire.

C.P. :

Reprenons John Holloway (auteur de “Changer le monde sans prendre le pouvoir”) en appui sur les thèses du “bio pouvoir” de Michel Foucault. Ces thèses qui veulent qu’à partir du 18ème siècle se soient imposées en Occident de nouvelles stratégies du pouvoir, parlent de “stratégies ou mieux dit de nouvelles formes de souveraineté qui surveillent plus qu’elles ne punissent, qui contrôlent plus qu’elles ne répriment, qui disciplinarisent plus qu’elles ne mettent à mort, qui tendent à protéger la vie plus qu’à l’anéantir ou à l’exclure…”

Tu écriras : “Mais ce faisant, il a eu tendance à tordre le bâton dans l’autre sens et à faire disparaître toute la spécificité proprement décisive et répressive du pouvoir d’Etat. Le renvoyant, puisque le pouvoir, est disséminé partout, à un pouvoir comme un autre. Dévalorisant par le fait même, toute stratégie qui ferait de la conquête du pouvoir d’Etat une tâche prioritaire.”.

Question 5 :
D’un autre côté, cet objectif exclusif de conquête du pouvoir d’Etat (tu diras de tous les pouvoirs, de la famille aux institutions à l’armée aux polices) dans un contexte coercitif et de domination, comme un peu partout aujourd’hui, n’aurait-il pas pour conséquence de favoriser les conceptions dures de la révolution (et les alliances contradictoires) renconduisant, par exemple, aux vieux modèles armés du communisme révolutionnaire d’un côté et de la répression de l’autre -tentations récurrentes, du reste, et funestes, selon moi, de l’armement d’un Parti Communiste Ouvrier irakien, organisation militaire traditionnelle, et tentations morbides de l’expansion de la Salvador Option réhabilitée également en Irak, de l’autre… Ce que de toute évidence les “psychologues politiques-monde” de John Negroponte en accord avec John Negroponte, Bush et le business militaire transnational, en appui sur les vieilles méthodes reaganiennes appliquées au Honduras et au Salvador, entretiennent avec force succès ?

Pierre Mouterde :

La mémoire que je viens d’évoquer sert précisément à cela : nous rappeler certaines expériences historiques, de manière, entre autres choses, à ne pas répéter les erreurs du passé. L’expérience chilienne de 73 (avec son coup d’Etat sanguinaire et ses 17 ans de dictature implacable), nous en rappelle tous les enjeux. En fait il s’agit moins de se référer à ce que tu dénommes « des conceptions dures de la révolution », que de se donner les moyens de se défendre effectivement des menées violentes et mortifères que ne manqueront pas de déclenchées les classes possédantes quand celles-ci commenceront à se sentir questionner par la montée de contre-pouvoirs alternatifs, le développement de ce pouvoir constituant dont nous avons déjà parlé.

En ce sens la révolution (on pourrait dire aussi la rupture démocratique) est d’abord et avant tout un acte d’affirmation et d’auto défense collectif. Comme l’indique encore une fois Walter Benjamin, elle est aujourd’hui moins ce qui nous ouvrirait à un avenir prometteur que ce moyen dont nous disposons « pour arrêter la catastrophe ». La catastrophe ? Le terme pourra paraître exagéré à première vue. Et pourtant la remontée des guerres (via le terrorisme et les menées belliqueuses US), l’accroissement des cassures au sein de l’humanité (l’ampleur grandissante des inégalités), la montée des périls environnementaux sont là pour nous rappeler qu’au delà des discours lénifiants, l’humanité entière se trouve, comme jamais, face à des défis majeurs.

C.P. :

Sur un terrain voisin des luttes le nouvel historien Ilan Pappé s’opposera à une solution armée dans le conflit israélo-palestinien, il plaidera (dans sa campagne de boycott académique international des universités sionistes) pour une ANC palestinienne (calquée sur l’ANC sud-africaine) afin de diriger un mouvement anti-apartheid de solidarité avec les palestiniens…Certes cette ANC est encore très loin de se transformer en intention de vote, mais c’est un premier pas sur le très long chemin de la conquête du pouvoir d’Etat par la gauche et l’extrême gauche israélienne, palestinienne ou israélo-palestinienne.

François Houtart fera une remarque (préface de ton essai) sur le processus de longue haleine de remplacement du capitalisme qui mettra en évidence, ici, l’importance historique de ce projet de résistance, de libération, et l’évidente responsabilité des projets américains néolibéraux de “zones de libre-échange” arabo-israéliens (le marché unique arabe) dans le conflit israélo-palestinien… “remplacer le capitalisme, écrira François Houtart, est un processus à long terme car un mode de production ne change pas par une action ponctuelle, mais par un processus de transition, comme le capitalisme lui-même…”
Dans un e-mail tu insisteras sur ce fait autrement “si le mode de production (la production des moyens d’existence des êtres humains) change, écriras-tu, se transforme au fil de l’histoire, il reste cependant hanté par cette marchandisation du monde qu’il appelle…”

Question 6 :
Cet élargissement du débat stratégique, du dialogue, sur le conflit israélo-palestinien proposé par Ilan Pappé et ses amis, en “ressuscitant” l’ANC anti-apartheid des origines, me fera penser à ce “réflexe” de l’historien marxiste benjaminien qui irrigue ton propos sur la pensée dynamique et l’action de gauche qui consiste à “s’emparer d’un souvenir tel qu’il surgit au moment du danger” (allusion au temps présent et à la fonction émancipatrice de l’historien selon Benjamin “faire oeuvre d’historien ne signifie pas comment les choses se sont passées”, tournant ici définitivement le dos à l’historien des vainqueurs, “l’histoire n’est pas ce qui reste du passé, une sorte d’histoire des vainqueurs,… la civilisation, le progrès”) ainsi qu’à ces “sauts dans l’ordre de la pensée” remarqués par Jean Pierre Vernant, et que tu mets en perspective a-historique, à propos de l’émergence de la rationalité occidentale, de la raison et de la démocratie (du débat) …”il n’y a pas eu de miracle grec, relèveras-tu, mais la mise en place d’un certain nombre de conditions données permettant de rendre compte de la possibilité de transformations culturelles importantes, de certains sauts dans l’ordre de la pensée”…

Quelle critique sociohistorique t’inspire l’émergence de ce grand projet émancipateur collectif de gauche d’ANC palestinienne, de “filiation avec les vaincus d’hier, les classes exploitées du passé, qui proposerait à chacun de participer à cette tâche, d’opposer au pouvoir institué en place une autre puissance d’affirmation, un autre pouvoir unificateur, un pouvoir constituant cherchant à reconstituer, et ce sera, selon moi, le grand projet éthique, politique et historique de ton essai, une Communauté démocratique alternative” ?…

Pierre Mouterde :

Mon travail de journaliste m’a au moins appris une chose : rien ne remplace l’enquête sur le terrain, l’écoute attentive des acteurs impliqués au cœur de tel ou tel événement sociopolitique donné, l’observation de faits anodins (si révélateurs pourtant) dont ne parlent jamais les grands médias. Et dans le contexte que nous connaissons aujourd’hui (celui du grand basculement du monde), cette exigence d’écoute préalable et d’observation attentive est d’autant plus décisive. C’est la condition pour ne pas être soumis aux sirènes séduisantes (et toujours changeantes) des idées à la mode. En ce sens il est toujours difficile -depuis une position lointaine et sur la base d’un raisonnement abstrait- de juger de ce que l’on devrait ou pourrait faire dans telle ou telle partie du globe et notamment en Palestine.
Quoiqu’il en soit, on retrouve -en fonction de ce contexte dont j’ai déjà parlé– toujours quelques grands principes de base qui peuvent nous donner certains points de repère. Tu en rappelles un fort intéressant : cette idée de retrouver dans le passé des filiations et des correspondances qui deviennent soudain des ancrages indispensables et des clefs pour l’action immédiate. Je pense aussi à tous ces principes d’action qui vont favoriser le regroupement, la coordination, l’unification pratique des forces de gauche, condition indispensable à tout redémarrage d’un cycle d’expansion de la gauche. A condition cependant de comprendre que ces processus de rassemblement n’auront de fécondité véritable que s’ils se conçoivent en même temps sur le mode de la rupture, c’est-à-dire en cherchant à se construire et reconstituer en rupture avec la logique néolibérale. D’où la difficulté : être capable de combiner des interventions qui à première vue paraissent contradictoires.En ce sens et en fonction de ce dont j’ai parlé précédemment, la question que tu évoques de l’utilisation collective de la violence ou de la non violence reste une question que l’on doit juger à la pièce. Et seulement après avoir répondu à la question suivante : comment ces stratégies, dans un temps et un espace donné, peuvent-elles favoriser le renforcement et le développement d’un pouvoir constituant démocratique ? On verra ainsi que la véritable question est d’ailleurs moins celle de la violence en soi que celle du type de violence dont on est amené à faire ou non usage. Entre la violence « terroriste » de Ben Laden, celle « guérillériste » du Che Guevara et les processus « d’auto-défense armés » qui ont été entrepris dans les cordons ouvriers chiliens des années 70, il y a à l’évidence d’importantes nuances. Et c’est en les prenant en compte et en en resituant la portée dans le contexte des temps présents et des objectifs qu’ils appellent que l’on pourra trancher -très concrètement–sur leur possible validité et utilisation.

Fin de la partie II (Q.3 à Q.6)
par Christian Pose
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