Réformes : la charrue avant les boufs

La réforme des retraites actuellement proposée se désintéresse du travail
et de l’emploi. Pour cette raison, elle court le risque d’être inefficace
et cause d’effets pervers. En effet, elle repose sur l’hypothèse suivante :
augmenter le nombre des annuités requises pour une pension à taux plein va
augmenter d’autant le nombre des années travaillées.

Or, cette hypothèse est sujette à caution. Aujourd’hui déjà, les salariés
cessent de travailler, en moyenne, trois ans avant de prendre leur
retraite. Ces arrêts anticipés sont en grande partie dus aux
caractéristiques actuelles du travail.

Le travail a profondément changé. Souvent plus intéressant, il est,
surtout, plus intense et plus exigeant. Les changements organisationnels
n’ont pas été favorables à ce qui fait l’efficacité des travailleurs âgés :
la formation d’une expérience. Pour se forger une expérience
professionnelle à partir des événements de la vie de travail et de sa
propre activité, il faut du temps, le temps de faire retour sur ces
événements, de séparer l’accessoire de ce qui fait sens. Elaborer ce sens
du travail suppose aussi un minimum de repères stables. Il faut en outre
mettre en commun les expériences individuelles, les confronter et les
discuter. La densité excessive du travail, l’instabilité et la
fragmentation des organisations, l’individualisation du rapport à l’emploi
ne sont pas favorables à la formation de l’expérience.

De plus, l’intensification du travail a accentué l’usure des travailleurs
vieillissants. Certains d’entre eux ont ainsi craqué et se sont retirés
“volontairement” du marché du travail. D’autres sont jugés “inemployables”
parce que leur état de santé ou l’insuffisance des actions de formation
dont ils ont bénéficié rendent difficile de trouver une affectation qui
leur convienne.

L’emploi de travailleurs âgés dont l’usure ne serait pas compensée par
l’expérience est peu attractif pour les entreprises : entre 1997 et 2000,
malgré une conjoncture favorable, le taux d’emploi des hommes de 55 à 59
ans a continué à se dégrader. Outre ceux qui ont, de fait, abandonné toute
activité professionnelle, nombre de seniors vont aujourd’hui, comme les
jeunes, d’emploi précaire en emploi précaire. C’est notamment le cas des
femmes qui ont eu des vies de travail interrompues, des emplois peu
qualifiés et sous-payés, et qui ne peuvent espérer avoir avant 65 ans les
annuités exigées pour une retraite à taux plein. L’allégement des charges
sociales sur les travailleurs âgés ne suffirait pas à leur assurer un
emploi, et encore moins un bon emploi.

Des formes d’emploi aidé financées par l’impôt sont déjà utilisées pour
assurer le maintien dans l’emploi de salariés en fin de vie active. Il peut
s’agir de formules spécifiques (ouvertes dès 50 ans) ou de l’usage
particulier de contrats aidés généralistes comme le contrat emploi
consolidé. Les nouvelles incitations à l’allongement de la vie active vont
conduire à développer ces emplois palliatifs. Alternative précaire à un
système de préretraite jugé trop coûteux, ils se situent essentiellement
dans les secteurs public et associatif et dépendent des financements publics.

L’insécurité ronge aujourd’hui le travail et l’emploi. La crainte d’un
licenciement, d’une mise à la retraite anticipée, d’une délocalisation,
d’un changement d’horaires empêche aujourd’hui une part croissante de
travailleurs, jeunes et moins jeunes, de faire des projets, individuels et
collectifs. Cause majeure de souffrance au travail, cette impossibilité de
se projeter dans l’avenir est une source de démotivation et de
désinvestissement dans le travail.

Sans réforme du travail, ces évolutions vont se poursuivre. Le
vieillissement inéluctable de la population active ne fera qu’aggraver les
choses. Les salariés cesseront de travailler à peu près au même âge
qu’aujourd’hui. Après une période de chômage, de maladie, d’invalidité, ou
de petits boulots peu productifs et mal payés, ils recevront une pension
amputée. Toute évaluation de l’évolution des pensions qui n’en tient pas
compte est fallacieuse.

La réforme des retraites, si elle ne s’accompagne pas d’un changement
profond du travail et de la gestion des ressources humaines, va également
aggraver l’inégalité entre ceux qui pourront conserver un emploi jusqu’à
l’âge de la retraite et ceux qui n’auront pas cette chance. Il s’agit bien
de chance et non d’effort ou de mérite. C’est par un hasard heureux ou
malheureux que les personnes se trouvent confrontées à des exigences du
travail qui conviennent à peu près à leurs caractéristiques physiques et
psychiques ou qui ne leur conviennent pas du tout. Des travailleurs qui
craquent ou sont évincés se rencontrent parmi les ouvriers, les employés
mais aussi les cadres. Cependant, les plus pauvres sont aussi ceux qui
auront le moins de possibilités d’atténuer le choc de leur éviction, par
exemple à travers la constitution d’un complément volontaire de retraite.
Les mesures, très positives, que contient le projet de réforme, en faveur
des travailleurs ayant commencé très tôt leur carrière ou de ceux qui ont
des emplois très pénibles, seront insuffisantes pour contrebalancer ces
nouvelles inégalités.

Pour être efficace et juste, une réforme des retraites doit donc être
couplée avec une réforme du travail. Un tel couplage est possible, et c’est
la voie qui a été choisie par d’autres pays en Europe. Inclure
l’organisation et les conditions du travail dans le champ de la négociation
obligatoire permettrait de les faire sortir de l’ombre. Et s’il faut des
mécanismes incitatifs, les entreprises pouvant faire certifier de bonnes
conditions de travail pourraient bénéficier d’allégements de charges,
financés par les autres entreprises ou par un impôt redistributif.

Le temps de concevoir et de mettre au point des dispositions de ce type
existe. La démographie est telle que la situation financière des retraites
va s’améliorer pendant encore un an ou deux. C’est seulement dans quelques
années qu’on retrouvera la situation de 2001. Nous n’avons pas des années
devant nous, car trop attendre serait s’exposer à décider dans l’urgence.
Mais nous avons davantage que quelques jours.

De plus en plus de gens vivent le travail comme une épreuve angoissante, où
on est exposé à tous les coups du sort : perte de l’emploi, exigences de la
tâche qui deviennent insoutenables. Ils le vivent aussi dans la culpabilité
: “si je ne parviens pas à faire face, c’est que je ne suis pas compétent”,
alors même que les moyens de faire face leur sont refusés.

La retraite apparaît comme le moment où on peut, enfin, élaborer des
projets autonomes, pour soi et sa famille, proportionnés à ce qu’on a les
moyens de faire. Restaurer la valeur du travail, ce n’est pas procéder à
des incantations moralisatrices. Ce n’est pas opposer le travail à la vie
de famille, aux loisirs ou à la vie civique : nos concitoyens, de plus en
plus, souhaiteront concilier plusieurs formes d’affiliation sociale et
d’épanouissement personnel. C’est créer les conditions objectives qui
feront que les personnes donneront au travail une valeur positive.
Paradoxalement, le problème des retraites nous en donne l’occasion. La
saisirons-nous ?

Christian Baudelot (sociologue) ; Yves Clot (psychologue) ; Philippe
Davezies (médecin) ; Francis Derriennic (épidémiologiste) ; Jérôme Gautié
(économiste) ; Michel Gollac (sociologue) ; Bernard Gomel (statisticien) ;
Anne-Françoise Molinié (démographe) ; Yvon Quéinnec (ergonome) ; Bernard
Simonin (économiste) ; Philippe Zarifian (sociologue).

. ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 17.06.03