Les morts et la voirie
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L. A. Borieux : Les Morts et la Voirie
C’est, aujourd’hui, d’une double question d’hygiène et de voirie que je veux causer.
Au centre des villes, il est de grands espaces que les vivants entretiennent pieusement ; ce sont les cimetières, les jardins des morts.
Les vivants se plaisent à enfouir, tout près des berceaux de leurs enfants des amas de chair en décomposition, de la charogne, les éléments nutritifs de toutes les maladies, le champ de culture pour toutes les infections.
Ils consacrent de grands espaces plantés d’arbres magnifiques, pour y déposer un corps typhoïdique, pestilentiel, charbonneux, à un ou deux mètres de profondeur ; et les virus infectieux, au bout de quelques jours, se baladent par la ville, cherchant d’autres victimes.
Les hommes qui n’ont aucun respect pour leur organisme vivant, qu’ils épuisent, qu’ils empoisonnent, qu’ils risquent, prennent tout à coup un respect comique pour leur dépouille mortelle, alors qu’il faudrait s’en débarrasser au plus vite, la mettre sous la forme la moins encombrante et la plus utilisable.
Le culte des morts est une des plus grossières aberrations des vivants. C’est un reste des religions prometteuses de paradis. Il faut préparer aux morts la visite de l’au-delà, leur mettre des armes pour qu’ils puissent prendre part aux chasses du Velléda, quelque nourriture pour faire le voyage, leur donner le suprême viatique, enfin les préparer à se présenter devant dieu. Les religions s’en vont, mais leurs formules ridicules demeurent. Les morts prennent la place des vivants.
Des nuées d’ouvriers, d’ouvrières, emploient leurs aptitudes, leur énergie à entretenir le culte des morts. Des hommes creusent le sol, taillent la pierre et le marbre, forgent des grilles, préparent à eux tous, une maison afin d’y enfouir respectueusement la charogne syphilitique qui vient de mourir.
Des femmes tissent le linceul, font les fleurs artificielles, préparent les couronnes, talonnent les bouquets pour orner la maison où se reposera l’amas en décomposition du tuberculeux qui vient de finir. Au lieu de se hâter de faire disparaître ces foyers de corruption, d’employer toute la vélocité et toute l’hygiène possible à détruire ces centres mauvais dont la conservation et l’entretien ne peut que porter la mort autour de soi, on truque pour les conserver le plus longtemps qu’il se peut, on balade ces tas de chair en wagon spécial, en corbillard par les routes et par les rues. Sur leur passage, les hommes se découvrent. Ils respectent la mort.
Pour entretenir le culte des morts, la somme d’efforts, la somme de matière que dépense l’humanité est inconcevable. Si l’on employait toutes ces forces à recevoir les enfants, on en préserverait de la maladie, de la mort infectieuse, des milliers et des milliers.
Si cet imbécile respect des morts disparaissait pour faire place au respect des vivants, on augmenterait la vie humaine de bonheur et de santé dans des proportions inimaginables.
Israël a montré les nécrophages, ceux qui mangent les morts, ceux qui vivent de la mort, depuis le curé donneur d’eau bénite, jusqu’au marchand d’emplacement à perpétuité ; depuis le marchand de couronnes, jusqu’au sculpteur d’anges mortuaires. Avec des boîtes ridicules que conduisent et qu’accompagnent des sortes de pantins grotesques, on procède à l’enlèvement de ces détritus humains et à leur répartition selon leur état de fortune, par la ville, alors qu’il suffirait d’un bon service de roulage, de voitures hermétiquement close et d’un four crématoire dont les cheminées de dégagement et d’échappement soient judicieusement tenues selon les dernières découvertes scientifiques.
Je ne me préoccuperai pas de l’emploi des cendres quoiqu’il me paraîtrait plus intéressant de s’en servir d’humus que de les balader en de petites boîtes.
Les hommes se plaignent du travail et ils ne veulent même pas simplifier les gestes trop compliqués en presque toutes les occasions de leur existence, et même pas supprimer ceux qu’ils font pour l’imbécile autant que dangereuse conservation de leurs cadavres.
Les anarchistes respectent trop les vivants pour respecter les morts. Souhaitons un jour où ce culte désuet sera devenu un service de voirie, mais où, par contre, les vivants connaîtront la vie dans toutes ses manifestations.
L. A. BORIEUX. (Albert Libertad)
l’anarchie N° 82 – 1er Novembre 1906.
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