Au cours de sa campagne, Donald Trump a affirmé que les Mexicains étaient des violeurs. Il a exprimé le vœu d’interdire l’entrée du territoire des États-Unis aux musulmans. En 2017, il a affirmé que les 15 000 migrants récemment arrivés d’Haïti avaient « tous le sida » et que 40 000 Nigérians ne voudraient jamais « retourner dans leur hutte » en Afrique, une fois qu’ils auraient vu les États-Unis. En 2018, il a eu la délicatesse de réclamer moins d’immigrants en provenance d’Haïti et d’Afrique, mais plus de Norvégiens. À plusieurs reprises, il s’est signalé par des “plaisanteries” de mauvais goût vis-à-vis des populations amérindiennes états-uniennes. Il fait preuve d’une complaisance pour le moins inquiétante envers les suprémacistes blancs et le Ku Klux Klan. Il n’a cessé de s’en prendre au droit à l’avortement, est soupçonné et accusé d’agressions sexuelles par de nombreuses femmes et a affirmé un jour en public, parlant des femmes, qu’il fallait les « attraper par la chatte ». Et il ne s’agit là que d’un échantillon, la liste pouvant sans difficulté être rallongée… Concernant le climat, Trump est de notoriété publique un climato-négationniste endurci, le changement climatique étant à ses yeux un canular « créé par les Chinois pour rendre l’industrie américaine non-compétitive ». Et il a également apporté un soutien indéfectible aux combustibles fossiles et autres mesures anti-écologiques : projets de forage dans l’Arctique, relance d’oléoducs et de centrales à charbon, réouverture de la chasse aux loups et aux ours dans des endroits où elle avait été bannie, etc.

« Pour Trump, le changement climatique étant est un canular créé par les Chinois pour rendre l’industrie américaine non-compétitive. »

Une violence généralisée

Avec Jair Bolsonaro, les thématiques sont sensiblement les mêmes, mais un pas de plus est franchi dans le cynisme et la violence verbale. Pour ce militaire nostalgique de la dictature militaire, il faut « faire un Brésil pour les majorités. Les minorités doivent s’incliner devant les majorités ! La loi doit exister pour défendre les majorités. Les minorités doivent s’intégrer ou tout simplement disparaître ! ». Concrètement, cela se traduit par les propos et les “programmes” qui suivent. À propos des femmes en général : « Je ne voudrais pas employer une femme avec le même salaire qu’un homme. Mais beaucoup de femmes sont compétentes ». S’adressant à une députée : « Je ne te violerai pas. Tu ne le mérites même pas ». À propos des homosexuels : « Les homosexuels ne trouveront pas la paix. Et j’ai l’immunité du Congrès pour dire que, oui, je suis homophobe, et très fier de cela si c’est pour défendre les enfants à l’école ». Concernant les populations autochtones, Bolsonaro s’est livré à un pur et simple appel au massacre afin de favoriser l’ouverture des territoires amazoniens à l’exploitation. Des propos similaires ont également été tenus à propos du mouvement des paysans sans-terre (MST), dont il faudrait selon lui se « débarrasser ». À l’adresse des travailleurs, quand bien même ils seraient blancs, hommes et hétérosexuels, Bolsonaro a tenu les propos suivants : « Le travailleur devra décider : moins de droits mais des emplois ou tous les droits mais le chômage ». Enfin, en matière d’écologie, s’il n’est à proprement parler climato-négationniste, il considère que le problème est avant tout démographique, préconise des solutions néo-malthusiennes de réduction de la population et entend mettre en œuvre des politiques favorables aux activités minières, à l’agriculture intensive et à l’élevage extensif bovin qui pourraient signer l’arrêt de mort de la forêt amazonienne, soit notre arrêt de mort à tous.

Ce qui est à l’évidence le plus effrayant dans les victoires de Trump et de Bolsonaro, ainsi que dans la poussée de mouvements politiques aux idées similaires un peu partout dans le monde, c’est qu’elles ne témoignent pas d’une anomalie monstrueuse, qu’elles sont plutôt le symbole et le symptôme d’une civilisation qui s’obstine à vivre dans le déni de son appartenance à la nature et des conséquences auto-destructrices de sa dynamique écocide. Déni en un sens quasi psychanalytique : le refus d’accepter une réalité traumatisante qui remet en cause non seulement des intérêts matériels et des modes de vie, mais aussi l’ensemble des “valeurs”, des croyances et des significations imaginaires sur lesquelles notre société est fondée. Ce n’est donc pas non plus un hasard si l’extractivisme et l’industrialisme forcenés d’un Trump ou d’un Bolsonaro s’accompagnent d’un racisme et d’un sexisme tout aussi systématiques.

 

Dans une œuvre encore méconnue en France, la philosophe australienne Val Plumwood a soutenu qu’à l’âge moderne, la nature a été conçue comme une sphère inférieure appelée à être dominée et exploitée par l’humanité, ceci expliquant selon elle que la domination de certains groupes d’être humains ait été systématiquement légitimée au prétexte que ceux-ci sont plus “proches” de la nature. En d’autres termes, à l’âge moderne, la nature a constitué à bien des égards ce que l’on pourrait nommer la grammaire de la domination. Elle a été le référent sémantique et la source ultime de légitimation idéologique de l’exploitation des groupes “genrés » et “racisés”, soit de façon directe, comme lorsque les populations indigènes de la Nouvelle-Espagne étaient désignées comme des naturales, soit de façon indirecte, lorsqu’un groupe spécifique d’êtres humains a été marginalisé en étant associé à l’une des sous-catégories de la nature : par exemple les femmes, très souvent identifiées à leurs corps et à leurs émotions.

L’appropriation des corps

L’on peut ne pas être d’accord avec la théorie de Plumwood, et contester par exemple la centralité qu’elle accorde à la catégorie de nature dans l’explication des différentes formes de domination qui structurent les sociétés modernes. L’on peut en revanche difficilement nier que ces différents systèmes d’oppression sont liés les uns aux autres, et que si chacun d’entre eux à une origine, une histoire et une dynamique qui lui est propre, ils n’en sont pas moins profondément imbriqués et enchevêtrés.

« Au niveau des pratiques, ce système de domination légitime à divers degrés l’appropriation violente des corps-objets de tous les êtres appartenant à l’une des catégories dominées. »

À défaut d’un consensus quant au noyau idéologique de ces hiérarchies, il est possible d’identifier leur noyau matériel. Au niveau des pratiques, ce système de domination légitime à divers degrés l’appropriation violente des corps-objets de tous les êtres appartenant à l’une des catégories dominées, que ce soit pour les exploiter, pour en jouir ou, dans certaines circonstances, pour les détruire et les éliminer. Appropriation du corps des femmes exploitées, prostituées, violées ou assassinées, tant dans la sphère domestique que dans la sphère publique. Appropriation du corps des travailleurs exploités dans des usines ou des plantations. Appropriation du corps des animaux élevés dans des fermes-usines avant d’être conduits à l’abattoir. Et lorsque certaines populations – essentiellement des populations autochtones et rurales, par exemple au Brésil les paysans pauvres qui composent le Mouvement des sans-terre – habitent des territoires convoités pour leur richesse (minière, agricole, touristique, etc), l’appropriation/expropriation des corps humains se double de l’appropriation des corps-territoires et de leurs populations animales.

Mais pourquoi ces différentes formes de violence et de hiérarchies, qui n’ont jamais cessé de structurer les sociétés modernes en dépit, ça et là, d’avancées juridiques et politiques notables, sont-elle soudainement réaffirmées avec tant de vigueur, presque avec insolence, par des hommes politiques et des pans entiers de la société ? L’on pourrait avancer l’hypothèse suivante. Au moins depuis le XIXe siècle, le bien-fondé de ces différentes hiérarchies a été fortement remis en cause, plus qu’il ne l’avait probablement jamais été dans toute l’histoire des sociétés humaines. Ce fut d’abord le mouvement ouvrier qui lutta contre l’exploitation dans le travail et les inégalités monstrueuses engendrées par le capitalisme industriel. Puis ce furent les mouvements de décolonisation dans les pays du Sud, ou en faveur des droits civiques – comme aux États-Unis – qui amenèrent les groupes dominés en raison de leur appartenance raciale à se soulever. Ce furent plus ou moins au même moment les mouvements féministes qui se lancèrent dans une vaste contestation de la position subordonnée assignée aux femmes depuis la nuit des temps. Ce fut, à partir des années 1960-70, l’avènement du mouvement écologiste et sa critique radicale d’une société productiviste qui menace de détruire les conditions de la vie sur Terre. Ce fut enfin, dernier venu et encore aujourd’hui relativement marginal dans de nombreux pays, le mouvement animaliste et sa critique sans concession du traitement que nous infligeons à des milliards d’animaux qui vivent et meurent dans des conditions cauchemardesques.

Les raisons du retour à l’ordre

L’émergence successive et parfois simultanée de ces différentes critiques a mis à mal le système de domination que nous avons décrit et le cœur même de son rapport aux multiples autres subordonnés qui composent le monde : l’appropriation plus ou moins violente de leurs corps. Non que ce système ait été aboli, car il demeure aujourd’hui encore largement hégémonique, mais il existe désormais un nombre croissant d’institutions, de groupes militants et de médias pour en dénoncer les violences. Même les corps qui ne peuvent pas s’exprimer dans un langage humain ont désormais leurs représentants ; écologistes et défenseurs du droit des animaux. Dans un tel contexte, il est difficile pour les dominants de ne pas avoir le sentiment que le vent tourne, fut-ce de façon imperceptible, et de ne pas se sentir menacés dans leur identité et leurs privilèges.

Il ne semble par conséquent pas interdit d’interpréter la victoire électorale d’individus comme Trump ou Bolsonaro, ainsi que la poussée de forces politiques aux idées comparables un peut partout dans le monde (pensons à Duterte aux Philippines, ou à tous les mouvements et partis néo-fascistes ayant le vent en poupe), comme le symptôme d’une vaste opération de rétablissement de l’ordre et de mise au pas disciplinaire des corps rebelles. Des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour alerter des dangers du réchauffement climatique et de l’appropriation violente des corps-territoires ? Encourageons le forage dans l’Arctique, les activités minières et la déforestation de l’Amazonie. Des voix s’élèvent pour dénoncer la situation des femmes et les dangers auxquelles elles sont exposées ? Criminalisons les militantes féministes et encourageons la culture du viol (« attrapez-les par la chatte »). Des rapports faisant état de pratiques d’esclavage sur le territoire national sont remis au parlement ? Refusons de dévoiler la liste des entreprises responsables, comme l’a fait au Brésil l’ancien président Michel Temer il y a quelques années. Des populations amérindiennes résistent à la destruction de leur territoire ? Incitons les bûcherons et les fermiers à les massacrer. Des individus qui ne sont ni des travailleurs pauvres, ni des femmes, ni des homosexuels, ni des afro-américains, ni des amérindiens remettent néanmoins en cause ces hiérarchies dans le cadre de leur activité militante, académique ou médiatique? Promettons-leur l’exil ou la prison.

Bien sûr, cette guerre idéologique et culturelle n’explique sans doute pas tout, et probablement faudrait-il aussi éclairer la poussée réactionnaire qui s’opère à l’échelle du globe à la lumière des évolutions du Capital. Dans un contexte de ralentissement mondial de la croissance, la ruée vers les matières premières – soit l’appropriation des corps-territoires – permet d’alimenter tant bien que mal le monstre insatiable de l’Économie. De son côté, la réaffirmation ou le rétablissement des différentes hiérarchies qui tissent le système de domination de nos sociétés permettra sans doute de plus en plus de déterminer quelles catégories de la population pourront accéder aux plus belles parts d’un gâteau appelé à diminuer, quelles catégories devront au contraire se contenter de miettes et quelles autres, enfin, n’auront rien à manger et seront elles-mêmes dévorées.

Pourquoi un tel soutien ?

Reste évidemment à répondre à une question épineuse. Pourquoi ce “retour à l’ordre” bénéficie-t-il d’un tel soutien populaire et électoral ? Car si l’on additionne la totalité des personnes que ces différentes hiérarchies assignent à une position sociale subordonnée, l’on doit bien admettre que nous n’avons pas affaire à une simple constellation de minorités (comme le prétend par exemple Bolsonaro), mais au contraire à l’immense majorité de la société. Comment expliquer que cette majorité ne refuse pas massivement, par-delà sa diversité interne, un projet de société hiérarchique condamnant la plupart des individus qui la composent à la marginalité, à la soumission et parfois même à la mort ? La multiplicité, l’imbrication et la « transversalité » des formes d’oppression ne devrait-elle pas favoriser une convergence des luttes ?

« Comment expliquer que la majorité ne refuse pas massivement un projet de société hiérarchique condamnant la plupart des individus qui la composent à la marginalité, à la soumission et parfois même à la mort ? »

Idéalement sans doute. Mais dans la réalité, cette transversalité joue un rôle beaucoup plus ambivalent. Elle favorise en effet toutes sortes de croisements et de combinaisons qui permettent à des individus appartenant à une catégorie A de la population dominée de se différencier d’autres catégories dominées, dans lesquelles elle ne se reconnaît pas et qu’elle tend à mépriser, et à s’identifier au contraire à une ou plusieurs catégories de la population dominante. Un homme pauvre peut ainsi parfaitement fermer les yeux sur le mépris de classe exprimé par un candidat, même si celui-ci le vise directement, pour s’identifier à ses propos sexistes et à ses postures virilistes, beaucoup plus gratifiants dans la mesure où ils lui permettent de se positionner au sommet de l’une des hiérarchies sociales existantes, celle qui consacre le supériorité des hommes hétérosexuels sur les femmes et les homosexuels. Une femme de classe moyenne peut fermer les yeux sur les appels au viol et s’identifier à des propos racistes. Un homme noir s’identifier à un discours homophobe. Etc. Même une personne relativement critique vis-à-vis des hiérarchies sociales peut, à la rigueur, s’identifier au « Drill baby drill » (« fore, chéri, fore ») qui a marqué les dernières campagnes républicaines aux États-Unis, considérant que l’appropriation et l’exploitation de la nature est indispensable à la création d’emplois et, par là même, à la prospérité de la société dans son ensemble. Chacun contribuera ainsi à sa façon à renforcer un système de domination dont il subit pourtant l’une des multiples oppressions.

Face à cette réaffirmation hystérique et arrogante d’un ordre intrinsèquement hiérarchique et criminel, il n’est d’autre solution que de défendre, en pensée et en acte, un égalitarisme radical incluant non seulement tous les membres des différentes communautés humaines, mais aussi nos « cousins à plume et à fourrure » (pour reprendre les termes du chaman Lakota Élan Noir), ainsi que les communautés écologiques dont notre vie et notre survie dépend, et qui ont une valeur indépendamment même des intérêts qu’elles présentent pour nous. Faute de quoi les violences exercées par les riches sur les pauvres, les hommes sur les femmes, les hétérosexuels sur les homosexuels, les blancs sur les groupes assignés à une appartenance raciale jugée inférieure ne cesseront de s’exacerber, et ce dans le contexte d’une guerre généralisée au vivant et d’une destruction irréversible des conditions d’habitabilité de la Terre.