Notes de lecture de «L’horreur impériale. Les États-Unis et l’hégémonie mondiale» de Michael Parenti

La critique de l’impérialisme américain a le vent en poupe, notamment en Europe. Pour preuve, il suffit d’ouvrir

Le Monde diplomatique

de novembre 2004. Sans même évoquer les résultats des élections américaines, dont les analyses paraîtront en décembre, le mensuel de référence francophone en matière d’actualité internationale ne consacre pas moins de deux articles à cette question. Signé Claude Serfati, le premier d’entre eux se focalise sur le «

Retour de l’impérialisme

» à travers la recension de trois ouvrages d’auteurs américains, parus en 2003, qui actualisent les «théories marxistes» de l’impérialisme. De son côté, Serge Halimi passe en revue quatre autres livres consacrés aux États-Unis dans un second article intitulé non sans raillerie : «

Tous antiaméricains désormais ?

». La traduction en français de l’ouvrage que Michael Parenti, auteur et intellectuel critique américain de premier plan, consacre à l’impérialisme américain, semble donc arriver à point nommé. Le texte original, pourtant publié il y a quelques années, conserve toute sa fraîcheur et sa pertinence, et est avantageusement complété d’une mise à jour de l’auteur sur les deux principaux événements qui impliquent les États-Unis en ce début de XXIe siècle : le 11 septembre et la deuxième guerre en Irak.

L’impérialisme capitaliste

Après avoir rappelé la définition de l’impérialisme dans son double contexte géographique et historique, Michael Parenti [[Michael Parenti,

L’horreur impériale. Les État-Unis et l’hégémonie mondiale

, Éditions Aden, Bruxelles, 2004, 256 p. (traduit de l’américain par Serge Deruette), 20 €.]] insiste sur les dégâts de sa variante moderne : l’impérialisme capitaliste, responsable, selon lui, de la pauvreté et du sous-développement dans un tiers monde pourtant intrinsèquement riche. A l’impératif territorial indispensable au colonialisme historique sans fard qui a sévi jusqu’au début du XXe siècle, a succédé celui des marchés, moins coûteux mais tout aussi efficace, du néo-impérialisme. L’injustice du marché, le poids de la dette, l’arme de l’aide étrangère et la violence figurent au nombre des méthodes permettant à l’impérialisme actuel d’asseoir une implacable domination que la mondialisation – extension logique du pouvoir impérial – vient encore renforcer. Si l’on fait abstraction du facteur territorial, il est évident que les États-Unis sont aujourd’hui à la tête du plus grand empire de tous les temps. Autant militaire et culturelle qu’économique, cette puissance impériale financée par les citoyens américains vise en premier lieu la préservation de l’ordre capitaliste mondial favorable aux entreprises américaines et à leurs riches actionnaires. Ici, la fuite en avant militariste compense l’endettement gigantesque de l’économie américaine. Parenti reconnaît aussi l’existence d’autres objectifs, stratégiques notamment. Il évoque le plus récent d’entre eux dans l’un des deux textes additionnels ajoutés judicieusement à l’édition française : la guerre au terrorisme international, lancée par George W. Bush au lendemain des attentats du 11 septembre 2001.

A empire fort, république faible

La facture que les citoyens américains honorent à leur insu est triple. La première s’adresse aux travailleurs qui paient comptant les dégâts des délocalisations en allant grossir les files des chômeurs sinon les statistiques des laissés pour compte; la deuxième est réglée par les contribuables forcés de compenser les réductions d’impôts accordées légalement ou non aux grosses multinationales; la troisième enfin, qui ne cesse d’augmenter avec les prix en dépit des avantages escomptés de la mondialisation, est soumise directement aux consommateurs. L’environnement est une autre grande victime de l’impérialisme et, en premier lieu, de l’armée américaine. Sans compter les morts et blessés des conflits qui embrasent la planète, l’armée, rappelle Parenti, est également responsable de nombreux accidents humains et de catastrophes écologiques. L’énorme coût que nécessitent la création, l’entretien et le développement d’une puissance militaire impériale, active dans presque chaque pays du monde, empêche les États-Unis d’assurer leur rôle d’État providence. Non seulement les États-Unis sont devenus le plus grand débiteur de la planète, mais ce pays prétendument riche compte aussi des quantités de personnes – que l’on estime aujourd’hui à plus de quarante millions – vivant sous le seuil de pauvreté.

La cohérence de la politique étrangère américaine

Contrairement à certains observateurs, Michael Parenti trouve la politique étrangère américaine tout à fait cohérente, quelle que soit d’ailleurs la couleur politique du locataire de la Maison Blanche. Derrière des prétextes tels que la défense de la démocratie, la protection des ressortissants et des intérêts américains à l’étranger, la responsabilité comme dirigeant mondial face aux supposées menaces (le communisme, aujourd’hui remplacé par l’islamisme), la chasse aux sorcières rebaptisées “terroristes” ou la protection des réserves pétrolières, la cohérence de la politique américaine est toujours de briser les révolutions populaires et de soutenir des régimes conservateurs (voire des dictatures) capitalistes. Le lecteur friand d’analyse approfondie trouvera chez Parenti non seulement quelques vraies raisons permettant d’expliquer le déclenchement de la première Guerre du Golfe, mais aussi quelques pages instructives consacrées à un autre alibi régulièrement présenté pour justifier les interventions américaines : la prétendue guerre menée au trafic de la drogue. Aux défenseurs de la pensée dominante qui avancent encore d’autres prétextes dans le but d’essayer de justifier ces interventions, comme la dissuasion de la prolifération des armements, l’exécution de missions humanitaires (le droit d’ingérence) et l’instauration de démocraties électives dans certaines parties du monde, l’auteur apporte une réponse point par point. Il n’existe tout d’abord aucune politique américaine visant à réduire de manière significative les arsenaux mondiaux et, en premier lieu, les leurs. Et en ce qui concerne les armes nucléaires, leurs campagnes de dissuasion visent seulement des pays que les dirigeants des États-Unis veulent déstabiliser. Parenti démontre ensuite que les missions américaines d’assistance servent surtout – comme le prouve, par exemple, l’intervention “humanitaire” de 1993 en Somalie – à soutenir des régimes conservateurs ou la construction d’infrastructures susceptibles d’aider les grands investisseurs américains ou amis. Évoquant dans un troisième temps l’argument des élections, l’auteur rappelle qu’elles sont régulièrement supervisées, achetées, truquées ou récusées par l’administration américaine, en fonction de son intérêt propre.

Le double système de la politique américaine

Arrivé à ce stade de son analyse, Parenti nous invite à envisager la politique américaine comme un système double, reflétant de façon générale les différences qui existent entre le gouvernement d’une part et l’État de l’autre, qui sont comparables à celles qui séparent le conseil communal et la police ou le Parlement et la CIA. Ainsi, la partie du système correspondant au gouvernement qui comprend les élections, les personnalités politiques, les discours publics, … fait l’objet de cours scolaires, d’analyses universitaires très pointues et de commentaires prétentieux des faiseurs d’opinion. L’autre partie, beaucoup plus secrète, concerne le système coercitif du pouvoir d’État qui est utilisé pour protéger la structure dominante de l’économie politique et plus spécifiquement les intérêts nationaux et internationaux du capital financier. C’est ce qui permet d’expliquer, selon Parenti, pourquoi les élites conservatrices veulent moins de contrôle du gouvernement, mais désirent en revanche habituellement plus de pouvoir de l’État afin de limiter les effets égalitaires de la démocratie.

La tiers-mondisation des États-Unis

Quant à la politique intérieure, l’impérialisme conduit à une tiers-mondisation des États-Unis. La conclusion de Michael Parenti est-elle excessive ? Pas du tout. Il est un fait que l’Amérique capitaliste est littéralement en train de se tiers-mondiser : non seulement, elle dévalorise les emplois et réduit l’activité, mais de plus elle délocalise des industries entières en Asie, en Amérique du Sud et même en Afrique. Caractérisée par une politique économique de l’offre, une idéologie de l’infiltration goutte à goutte des richesses dans la population, ruinée par des dépenses militaires gigantesques, l’économie américaine présente d’un côté des déficits insondables et de l’autre une dette nationale galopante. Résultat de cette tiers-mondisation : un fossé de plus en plus profond se creuse entre les (très) riches et les (très) pauvres de ce pays.

L’impérialisme à l’université

Diplômé de Yale, professeur dans plusieurs collèges et universités, Michael Parenti est admirablement bien placé pour critiquer les universités américaines. Y découvrant davantage des idéologies au service de l’impérialisme et du capitalisme que des laboratoires de connaissance et des lieux de débat, Parenti démonte les mythes selon lesquels l’Université formerait une communauté indépendante de scientifiques neutres, un lieu détaché des intérêts immédiats de ce monde, voire un temple du savoir. Inscrivant son étude dans un cadre historique, l’auteur montre que la répression et les purges ont toujours existé dans l’enseignement universitaire américain. A la fin des années quarante et au début des années cinquante bien sûr, lorsque sévissaient le maccarthysme et autres chasses aux sorcières. Mais aussi au moyen de refus d’embauche, sans parler des refus d’avancement – mises à l’écart (que l’auteur connaît très bien pour en avoir été victime) qui sont encore plus nombreuses que les exclusions.

La transformation de l’empire en république

Hormis quelques tentatives cosmétiques à mettre à l’actif de l’administration Clinton contrainte de remédier au naufrage des années Reagan-Bush, Parenti ne voit guère de grande différence entre les Républicains et les Démocrates. Lorsqu’il est question de l’impérialisme tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, changer de parti politique au pouvoir ne signifie pas changer de façon significative la politique de l’État. Pour conclure son essai, Michael Parenti émet quelques propositions constructives pour le mouvement démocratique américain qu’il espère voir défendre par des parlementaires progressistes, s’il en reste. Il s’agit entre autres de la réduction des dépenses militaires, voire l’abandon de l’économie de guerre, la suppression de la CIA et d’autres agences de sécurité nationale, la fin des guerres contre-insurrectionnelles, la réduction du pouvoir des grands intérêts et groupes de pression financiers, l’adoption de la représentation proportionnelle, la démocratisation des médias, le vote de réformes fiscales au profit des petits, l’abolition des lois antisociales, l’augmentation du salaire minimum, l’instauration de la journée de 6 heures de travail ou de la semaine de quatre jours sans réduction de salaire, l’aide aux agriculteurs (biologiques), le respect de la nature, le développement de transports en commun propres, l’arrêt des centrales nucléaires, la création d’un système d’assurance des soins de santé unique, la fin de toutes les discriminations raciales ou sexistes et la protection des minorités et, enfin, la réalisation d’un nouveau “New Deal”, digne de ce nom cette fois. De tels changements ne sont pas faciles à mettre en oeuvre, ils n’en restent pas moins nécessaires pour passer le plus rapidement possible, avant qu’il ne soit trop tard, de l’empire à la démocratie.

Bonus

Deux chapitres additionnels d’analyse de la politique américaine closent l’édition française. Parenti écrit le premier, intitulé «Quand l’action terroriste rencontre la réaction politique», en octobre 2001, dans la foulée des attentats de New York et Washington, et le second, «Écraser l’Irak», en mai 2003, au lendemain de l’invasion de l’Irak par les troupes anglo-américaines.

Patrick Gillard,
Bruxelles, 23 novembre 2004.