SEXE PUBLIC ET GUERRE SOCIALE

13 AOÛT 2OO9 ANONYME

Les quais tracent le contour de la métropole, en pénétrant dans le port. En se rapprochant, on voit se fondre les uns dans les autres des dizaines de corps, créant un circuit de plaisir calqué sur les conduits du capital, depuis abandonnés. Chaque nuit et en tous lieux, des exosquelettes postindustriels sont éventrés, des bâtiments sont squattés pour des nuits d’orgie précaire. Un parking tout entier de semi-remorques devient un dédale de cavernes ; dans l’obscurité de chaque camion, une éruption cacophonique de contacts, poussées et jouissances anonymes. Des espaces à l’abandon comme zones de jeux pour corps en devenir. Lancer un regard dans un parc ou une rame de métro pour un rencard de baise entre midi et deux, dans une ruelle ou une cage d’escalier. Un geste de rencontre potentielle.

Certain-es considèrent cette période de sexualité publique, entre les émeutes de Stonewall et l’offensive du sida, comme la plus sexuellement libérée de l’histoire. Nous la lisons plutôt comme un moment de résistance au contrôle social ou un déchaînement de puissance pris en étau par des spectres du biopouvoir. Mais surtout, nous voyons en cela une ascendance subversive tâchée de sueur dont nous avons, ô combien à juste titre, hérité.

Nous voyons l’espace public comme le domaine de la métropole, l’espace où le contrôle social est le plus profond et amplifié. Nous nommons biopouvoir la force qui régit non seulement nos corps, mais aussi l’espace entre nos corps. La logique de l’espace public est celle de l’aliénation. Une synthèse disjonctive qui suit la trace des atomes à travers les flux de capitaux. Des millions d’organes produisant une effroyable cohésion, et pourtant, pour les 40 personnes dans la rame d’un tramway, se croiser le regard est impensable. Un rythme mortellement chiant marque la cadence de l’espace public. Cette merde, c’est l’usine.

« Je me fous de ce que font ces pédés tant que c’est hors de ma vue. » L’espace public est désexualisé – un désert de corps stériles. « Ce qu’une personne fait dans l’intimité de sa chambre ne concerne qu’elle. » En conclusion, notre « moi » public concerne les agents du biopouvoir.

Ainsi, le sexe dans l’espace public est une attaque biopolitique – une attaque de corps désirants contre ce monde et contre la merde dans laquelle nous vivons. En baisant où bon nous semble, nous agissons pour saboter les mécanismes du contrôle social. Nous refusons notre relation à l’usine et cessons de travailler – préférant faire le choix de limiter notre champ d’action à ce qui nous procure les joies les plus explosives et dangereuses. En transformant l’espace public en orgie, nous créons des zones d’indétermination où des formes de vie inconnues sont accouplées avec des affects sauvages et des désirs libérés. L’orgie publique comme zone autonome, comme ingouvernabilité érotique des enfants bâtards du biopouvoir.

Un contre-espace public sexuel se mue en synthèse expansive, inclusive. Les bâtiments perdent le sens qu’on leur avait attribué, pour devenir le théâtre des aventures sordides de cette nuit. Nous redonnons un sens nouveau aux parcs, aux ponts et aux quais, devenus terrains de jeux illimités du désir. De belles singularités voyagent et conspirent ensemble à bord d’un train, imprégnées d’un potentiel surnaturel, et s’insurgent contre la stérilité et l’horreur du capitalisme postmoderne. La métropole est perçue sous l’angle de son potentiel : elle peut nous faire jouir de bien des façons. Les rues ne canalisent plus les flux de l’empire. Elles deviennent plutôt la source de corps qui se retrouvent, au coeur d’une révolte extatique. Craigslist[*] perd toute pertinence lorsque les flux de décadence sont reterritorialisés. Déclarer une « occupation » plus réduite n’aurait que peu de sens, voire aucun.

Nous sommes paré-e-s à matérialiser une indistinction entre les modes de plaisir et le reste de nos misérables existences. C’est-à-dire, à réduire les catégories « sexe » et « vie quotidienne » à une décomposition séminale de la normalité. Avec en ligne de mire un potentiel de plaisir et un orgasme criminel jusque-là impossibles.

Cette ligne de mire, si d’autres l’adoptent, peut mener à la crise, lorsque des populations entières, sensibilisées aux singularités de celleux qui participent à la mettre en oeuvre, allient et renouvellent leurs potentiels. Si par « sens » on entend une réunion de forces, et si une chose peut revêtir autant de significations qu’il y a de forces capables de la saisir, alors la force de tes lèvres sur mon cou et le poids de tes hanches contre les miennes créent une zone de clarté, du sens jouissant contre les murs. On pourrait l’appeler infusion de vie.

Nous l’appelons devenir – une danse accélérée entre genèse et annihilation ; une invention charnelle, comme ils disent. Tandis que nous jouissons à l’unisson, l’un-e puise d’immenses affects virtuels chez l’autre : des façons dont les corps entrent en contact entre eux et avec le monde. Nous les combinons et les matérialisons dans la chair. Ce faisant, nous devenons monstruosité.

Le devenir, né comme désir au-delà de toute limitation physique, ébranle les habitudes, creuse et élargit un fossé qui s’emplit – encore et encore – de potentiel. Re-devenir indomestiqué. Re-érotiser l’espace public. Par l’orgie, nous pouvons déchirer le tissu du contrôle social et créer des zones d’autonomie de plus en plus larges, peuplées par davantage de singularités plus sexy encore, contenant chacune une géographie virtuelle-sexuelle inconnue de ce monde.

On a 17 ans et on baise au musée. Je suis à genoux, ta bite dans la bouche, au beau milieu d’oeuvres d’art maya et de statues de tigres. Nos murmures étouffés et nos respirations frénétiques deviennent un langage secret de pouvoir. Et nous, monstres en devenir, dévorons la retenue et les excuses, en une bouchée. Le monde vole en éclats quand nous jouissons, mais ça ne suffit pas. Nous voulons tout, bien sûr – exproprier l’espace public, le changer en une zone sauvage du devenir-orgie, et détruire ce qui nous barre la route.

 

[*] Site Internet de petites annonces

 

[Ce texte est issu du livre Politics is Not a Banana; What Are You Doing After the Orgy or the Insurrection or Whatever ? publié par The Institute for Experimental Freedom. Il s’agit d’une exploration théorique du potentiel confrontationnel du sexe public. Il a été écrit au moment ou Bash Back! organisait des occupations sous forme de sexe public et en public, et d’autres actions pour subvertir l’espace public.]