Cinq ans après la mort de clément méric : des coupables, des impunités et des absences
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Catégorie : Global
Thèmes : AntifascismeClément méric
Plus de cinq ans après la mort de Clément Méric, dix jours d’un éprouvant procès viennent d’aboutir à un verdict que nous avons accueilli avec un certain soulagement – la reconnaissance de culpabilité d’Esteban Morillo et Samuel Dufour pour coups mortels en réunion et avec usage d’une arme, malgré l’acquittement d’Alexandre Eyraud – mettant un terme à des années d’irrespect tant envers les faits qu’envers la mémoire de Clément.
À plusieurs reprises pendant les audiences, la présidente, Xavière Simeoni, a demandé aux parties civiles ce qu’elles attendaient du procès des trois militants néonazis accusés d’avoir participé, à divers degrés, à l’agression mortelle de Clément Méric. En tant que proches et camarades de Clément au sein du syndicat Solidaires Etudiant·e·s de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, nous attendions de ce procès qu’il fasse la démonstration que la violence ayant provoqué la mort de Clément était politique et organisée. Nous attendions que cette démonstration permette de faire publiquement le procès de l’extrême-droite, comme l’a annoncé dignement Paul-Henri Méric, le père de Clément, devant les journalistes à son arrivée au Palais.
Les audiences ont pleinement démontré que la violence d’Esteban Morillo, Samuel Dufour et Alexandre Eyraud était politique. Leur appartenance néonazie était revendiquée : entre les innombrables tatouages, les t-shirts portés par les accusés le 5 juin 2013, siglés de la mention « 100 % pure race » et de la devise hitlérienne « sang et honneur », la clef USB retrouvée au domicile de Samuel Dufour contenant une collection d’images de propagande néonazie – dont un slogan « anti-antifa » –, la photographie d’Esteban Morillo tenant fièrement un drapeau des Jeunesses nationalistes révolutionnaires lors d’une manifestation, ou encore la fréquentation assidue par les trois accusés du bar « le Local », véritable siège du mouvement Troisième Voie et quartiers généraux de son chef, Serge Ayoub…
Les audiences ont aussi démontré que leur violence était organisée. Organisée, car armée, en l’occurrence de poings américains. Organisée, car collective. Alexandre Eyraud, Samuel Dufour et Lydia da Fonseca ne descendent de la vente privée que lorsque leur renfort, Esteban Morillo, les a rejoints. Il est probable qu’ils savent alors que Stéphane Calzaghe est déjà sur les lieux – il surgit au moment même de la chute de Clément, armé d’une ceinture – et que d’autres comparses sont à proximité. L’organisation des renforts est même étagée. Katia Veloso, également militante nazie et petite amie d’Esteban Morillo à l’époque, passe la majorité des appels – elle ne sera pas inquiétée par la cour pour des chefs de complicité, l’instruction lui ayant accordé un non-lieu. Les protagonistes joignent également la serveuse du Local, qui se charge de faire chauffer son propre téléphone et de mobiliser sa clientèle. L’appel le plus important, pour la démonstration de ce caractère organisé, n’est toutefois par un appel de renfort. Dans la vente privée, le groupe d’Esteban Morillo est en contact téléphonique avec Serge Ayoub immédiatement avant de se mettre en ordre de bataille – des témoins rapporteront les avoir vus confier leurs sacs à Lydia da Fonseca, avant d’enfiler un poing américain. Quiconque connaît un minimum le niveau de hiérarchie qui caractérise cette extrême-droite sait que cette communication, considérant la suite des événements, ne peut être que d’une seule nature : il y est donné un ordre.
Serge Ayoub est aussi appelé après la fuite du groupe d’Esteban Morillo, dont les membres se retrouveront d’ailleurs au Local. Esteban Morillo, en particulier, y reste tard dans la nuit, en compagnie de son chef. Samuel Dufour lui envoie alors par texto une demande à transmettre à « Serge » : doit-il nettoyer le sang sur son bombers, qu’il pense être le sien ? Le commandant de police chargé de l’enquête ajoutera aussi qu’il ressort des déclarations des accusés que Serge Ayoub a tenté, dès le soir même, d’organiser leur stratégie de défense – avant d’appeler « mystérieusement » un service de la préfecture, qui remettra dès le lendemain les noms des accusés à la police judiciaire. En cela, l’organisation des violences d’extrême-droite excède le cadre des « violences en réunion » retenues par le jury : tout indique qu’elles ont été ordonnées, puis que Serge Ayoub a assuré un singulier service après-vente. Tout en organisant la défense de ses poulains, il semble surtout avoir négocié aux dépens de ceux-ci sa propre impunité. Il préserve avec succès cette impunité depuis plus de trente ans – Samuel Dufour et Esteban Morillo ne sont très vraisemblablement pas les premiers à faire les frais de sa duplicité et de ses contacts privilégiés avec la police [1] – et en tire visiblement une satisfaction glaçante. Son édifiant témoignage lors de la deuxième semaine du procès laisse voir à quel point la complaisance policière à son égard lui permet de narguer tant la justice et les parties civiles que ses anciens fidèles : venu pour choquer et provoquer, il a probablement autant enfoncé les accusés que prouvé l’immense scandale que constitue son impunité. Quand sera-t-il enfin inquiété pour sa responsabilité dans les multiples meurtres et violences commis par son organisation ? Quand cesseront les petits marchandages policiers qui se contentent de faire tomber les soldats du rang tout en permettant au chef de prospérer et de recruter leurs remplaçants ?
Mais le procès a aussi démontré autre chose, une vérité peut être plus inconfortable, qui a trait à certaines caractéristiques de l’embrigadement nazi dans lequel se retrouvent les trois accusés. D’une part, le procès fait le tableau d’un désespérant déterminisme familial : les familles Morillo, Dufour et Eyraud – du moins le père de ce dernier – semblent constituer des environnements pour le moins favorables au développement d’une idéologie fasciste, quand les parents ne paraissent pas déjà tout autant fascistes que leurs rejetons. Le père de Samuel Dufour assume ainsi tranquillement, à la barre, avoir les mêmes idées politiques que son fils et ne pas voir de problème à ce que celui-ci développe une admiration pour Hitler.
D’autre part, les accusés n’ont pas l’air de comprendre grand-chose au monde qui les entoure, ni au tribunal et aux manœuvres des avocats, ni peut-être même à l’idéologie au nom de laquelle ils ont tué. Se sont-ils donné la peine de la comprendre ? Lors du quatrième jour du procès, ils ne bougent pas même un cil lorsqu’Agnès Méric, la mère de Clément, rappelle doucement l’évidence : « tout le monde a les moyens de réfléchir ». Les avocats de Dufour et d’Eyraud, en particulier, ne se privent pas de se saisir du filon pour tenter de déresponsabiliser leurs clients. Ils dressent le portrait de « moutons », de suiveurs influençables, quitte à les faire paraître plus bêtes qu’ils ne sont. Les trois hommes ressemblent non seulement à la caricature d’une extrême-droite qu’on pouvait penser à peu près disparue, mais également à une caricature qui fait de la violence nazie une exception pathologique, mélange de bêtise, de misère économique et culturelle. En ce sens, ces caricatures sont confortables parce qu’elles sont facilement mises à distance et qu’elles nourrissent la thèse arrangeante d’une extrême-droite dont le terreau privilégié est le sous-prolétariat des zones rurales et des anciennes zones industrielles, sous-éduqué, marginalisé et broyé par le système capitaliste.
Ce portrait caricatural de l’extrême-droite est en revanche inconfortable pour celles et ceux – dont nous sommes – qui ont à cœur de ne pas céder aux explications réductionnistes qui passent sous silence le rôle des puissants – comme Serge Ayoub – dans le développement des fascismes. Il a toutefois un envers, que les audiences rendront progressivement plus évident : si elle est rare, sinon exceptionnelle, l’expression de cette idéologie politique dépend pourtant d’un ensemble de réactions, ou plutôt d’absences de réactions, qui sont elles tout à fait communes. Impressionnant de maîtrise pendant toute sa déposition et ses réponses aux avocats de la défense, l’un des trois camarades et amis de Clément présents le jour de sa mort est ébranlé par une ultime question : pourquoi un rapport de police fait-il état, dans les quelques minutes qui suivent les coups portés à Clément, de son agressivité envers un « badaud » avec lequel il semblait vouloir en venir aux mains ? La voix brisée, il explique qu’alors que Clément tombait sous les coups, personne, parmi les nombreux passants de la rue Caumartin, ne s’est interposé. Personne ne s’est, non plus, simplement indigné des mentions explicitement racistes arborées sur leurs t-shirts et des signes évidents d’appartenance néo-nazie. De nombreux passants, en revanche, dont le « badaud » que le rapport de police mentionne, ont été prompts à se saisir de leur téléphone portable pour prendre en photo le corps inanimé et ensanglanté de Clément. Si l’idéologie nazie n’a indigné personne, on s’est en revanche repu de son spectacle. Ce procès force alors l’interrogation : comment est-il possible que des signes de ralliement explicitement nazis n’attirent à leurs porteurs aucune hostilité conséquente dans l’espace public ? Evidemment illégaux, ces t-shirts n’ont d’ailleurs pas non plus semblé beaucoup émouvoir les deux policiers que les militants nazis ont croisés dans la vente privée.
Le procès montre en creux, par l’absence de toutes ces réactions, ce qui conditionne et permet l’exceptionnalité de Morillo, Dufour et Eyraud. Si les trois militants nazis peuvent se promener, en plein jour et dans des lieux très fréquentés, armés et arborant des signes explicites de leur idéologie meurtrière, si cette confiance les mène jusqu’à l’agression mortelle de jeunes antifascistes, il faut se demander d’où provient cette confiance et ce qui la permet. Se demander aussi ce qu’il en resterait s’il n’était pas possible d’afficher ses obédiences néonazies avec désinvolture, si le militantisme fasciste était suffisamment infamant pour ne pouvoir se permettre de se montrer au grand jour. En un mot, interroger, au-delà de l’exceptionnalisation facile et de la mise à distance, les responsabilités collectives dans la banalisation de l’extrême-droite. Cette même banalisation permet que les agressions de ce type se multiplient en Europe, ciblant majoritairement des personnes migrantes, racisées, de minorités sexuelles ou de genre.
Ce procès a ainsi montré, de façon très explicite, que cette absence de réaction est moins accidentelle qu’idéologique, tout en empruntant les mots de la neutralité. Un employé de la vente privée était cité comme témoin : il ne s’est pas privé, à la fin de sa déposition, de communiquer à la cour un avis personnel pour le moins révélateur. « Pour moi, c’est 50-50 », a-t-il déclaré fermement, caractérisant par là le partage des torts dans l’issue funeste du 5 juin 2013. Il précise : une moitié des torts, côté nazi, pour avoir porté des coups mortels. Une autre moitié, côté antifasciste, pour avoir verbalement invectivé le groupe nazi. Toute la provocation, estime-t-il d’ailleurs, venait du côté antifasciste : les skinheads étaient « dans leur coin », et « n’embêtaient personne ». Ce même témoin venait pourtant de raconter à la cour comment l’un des militants nazis – qui s’avèrera être Samuel Dufour – « s’amusait » avec un mannequin de la vente privée : il lui avait fait lever le bras pour mimer un salut hitlérien, criant « Heil, Heil ! ». On ne saurait dire s’il s’agit là davantage d’un défi à la morale ou à la logique, mais ce qu’il en résulte est certain : s’indigner du port public d’un signe de propagande nazie revient, dans l’esprit de ce témoin, à s’attirer la responsabilité de sa propre mort.
Il y a cinq ans, une vague d’émotion dépassait largement le milieu politique auquel appartenait Clément et faisait un temps oublier la solitude de celles et ceux qui refusent activement la normalisation de l’extrême droite. Alors que ce procès semble démontrer que même l’extrême-droite la plus caricaturale, la plus évidemment inacceptable – quoiqu’on puisse douter qu’une telle gradation de l’inacceptable ait un sens –, peut assumer ses convictions génocidaires sans craindre d’être trop importunée dans l’espace public, cette solitude redevient, soudain, mortellement pesante. Tout soulageant qu’il puisse être, un verdict de tribunal n’est pas de nature à défaire cette solitude : seule la construction d’une intransigeance collective quotidienne pourra y parvenir.
Les anciennes et les anciens camarades du syndicat Solidaires étudiant-e-s de l’IEP Paris
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