L’Union européenne et la domestication des bureaucraties syndicales.

La classe dirigeante européenne fomente, depuis 2000, une transformation radicale de l’économie et des conditions de travail et de vie de la population. Toutes les mesures pro-patronales actuelles sont coordonnées au niveau européen. Peu importe l’appartenance politique des différents gouvernements : il s’agit d’une application de la stratégie de Lisbonne(1) qui vise à faire de l’économie européenne «l’économie la plus compétitive du monde» à l’horizon 2010. Aux yeux de ceux qui gouvernent et exploitent, la mise en œuvre de ce programme de saccage des acquis sociaux n’a pas été suffisamment efficace et doit être relancée dans les années qui viennent. Or ce projet ne pourrait être mené à bien sans la collaboration des bureaucraties syndicales membres de la Confédération Européenne des Syndicats (CES), que l’Union européenne a su associer étroitement à sa stratégie. «Les hommes doivent être caressés ou écrasés» disait le conseiller du prince Machiavel. Attentive au maintien de la «cohésion sociale» l’Union européenne exalte donc le «dialogue social» et caresse les dirigeants syndicaux auxquels elle sait donner une place, ou l’illusion d’une place, dans la «gestion du changement». Le texte qui suit veut, à partir de documents officiels, contribuer à mettre au jour une technique de gouvernement. Il n’est en aucun cas une attaque contre les militants qui, à la base, s’opposent dans des conditions souvent difficiles aux agressions patronales. Bien au contraire, il s’agit de fournir des informations à ceux qui luttent. Et proposer à ceux qui le souhaitent quelques éléments pour une analyse du paritarisme européen et de son rôle dans la domestication des bureaucraties syndicales. Une domestication sans laquelle le patronat ne pourrait faire accepter ses plans de régression sociale.

Le partenariat comme technique de gouvernement.

«Dialogue social» et «partenariat» sont les grands concepts autour desquels s’organise la collaboration de classe. Cette collaboration assure des fonctions de pacification sociale et de légitimation des politiques économiques et sociales mises en œuvre. L’Union européenne et les Etats membres ont créé de nombreuses «structures du dialogue social» qu’il est nécessaire d’identifier.

En France, il existe un «Comité du dialogue social sur les questions européennes et internationales» (CDSEI) composé de huit membres représentant les patrons et de huit membres représentant les salariés, dont 2 CGT, 2 CFDT et 2 FO. Ce Comité a pour mission «d’informer et de consulter les partenaires sociaux sur les travaux en cours dans les domaines du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et des affaires sociales. D’associer les partenaires sociaux à la mise en œuvre des lignes directrices pour l’emploi. De consulter les partenaires sociaux sur le projet de grandes orientations de politiques économiques (GOPE)».

Le CDSEI se réunit avant le Conseil européen mais aussi «dans le cadre de groupes de travail informels consacrés à l’emploi, à l’élargissement et aux normes sociales.» On peut supposer qu’il existe des structures analogues dans chacun des Etats membres.

Le 22 janvier 2004, Odile Quintin, directrice générale de l’emploi et des affaires sociales à la Commission européenne, fait une intervention devant le CDSEI. Tout en appelant à l’accélération des réformes, elle y affirme que le dialogue social est «indispensable à la gouvernance économique et sociale de l’Europe» : nous avons besoin d’une meilleure gouvernance du marché du travail, d’un véritable partenariat pour le changement et la modernisation. […] Une meilleure gouvernance s’appuie sur l’engagement total des partenaires sociaux dans la prise de décision, et même encore plus dans le processus de mise en œuvre. Vous avez un rôle évident à jouer dans la recherche de solutions collectives et dans leur mise en pratique sur le terrain. C’est particulièrement le cas de l’organisation du travail et du cadre juridique applicable aux différentes formes d’emploi, afin de maintenir davantage de personnes dans le monde du travail, de promouvoir la qualité et d’améliorer l’adaptabilité des entreprises. Un exemple évident est celui du travail intérimaire, domaine où il est nécessaire d’éliminer les obstacles aux nouveaux modes de travail tout en assurant une sécurité minimale.» Autrement dit, la Commission compte sur les bureaucrates syndicaux pour faire passer la pilule amère de la déréglementation et de la flexibilité.

Au niveau européen, on retrouve également un «Comité du dialogue social» interprofessionnel, mais aussi des «Comités du dialogue social» sectoriels, auxquels s’ajoutent des groupes de travail informels. Ces comités adoptent des textes conjoints. Le 5 mars 2004, Odile Quintin fait une nouvelle intervention, cette fois devant le Comité du dialogue social européen. Elle souligne la nécessité de mettre en œuvre la stratégie de Lisbonne«de manière plus déterminée», ce qui la conduit naturellement à évoquer le rôle des «partenariats» : «Réaliser Lisbonne, cela veut dire aussi bâtir des partenariats pour la modernisation et le changement. Ce sont des éléments clés de la gouvernance économique et sociale. […] Il s’agit aussi de contribuer concrètement à la réussite de la stratégie pour l’emploi et à la modernisation du modèle social européen ; et pour cela, d’approfondir les partenariats engagés de manière autonome entre les acteurs du dialogue social et, notamment, d’assurer le suivi des engagements qui ont été pris.»

Elle demande aux «partenaires» sociaux de définir «des équilibres nouveaux entre flexibilité et sécurité» et affirme une nouvelle fois l’importance du partenariat comme technique de gouvernement : «En mettant l’accent sur les partenariats pour la modernisation et le changement, le Sommet social doit contribuer à accélérer la mise en œuvre de la stratégie de Lisbonne grâce à une meilleure implication des acteurs et à leur dialogue permanent.»

Une communication de la Commission datée du 12.08.2004 et intitulée «Partenariat pour le changement dans une Europe élargie. Renforcer la contribution du dialogue social européen.» témoigne encore de l’importance que la classe dirigeante attribue à la collaboration de classe dans cette phase délicate de bouleversements structurels. La Commission nous apprend qu’ «afin de soutenir la mise en œuvre de l’agenda de Lisbonne, le Conseil européen de printemps 2004 a demandé aux Etats membres d’élaborer des partenariats pour le changement associant les partenaires sociaux et les autorités publiques dans le respect des traditions nationales.»

La Commission souligne que «le dialogue social européen connaît d’importants développements qualitatifs». Il est «une forme de meilleure gouvernance», «largement reconnu comme contribuant de manière significative à l’amélioration de la gouvernance, du fait de la proximité des partenaires sociaux des réalité vécues sur le lieu de travail». Ainsi, la classe dirigeante opère une sorte de redéfinition du syndicalisme : le syndicalisme, en tant qu’acteur essentiel du «dialogue social», ne serait plus l’expression de l’antagonisme fondamental entre le capital et le travail mais un moyen de gouverner, de contrôler, de faire appliquer et légitimer les décisions du pouvoir. Fernand Pelloutier et tous les pères fondateurs du syndicalisme doivent se retourner dans leur tombe !

Il semble que les «partenaires sociaux» sont en train de franchir un pallier supplémentaire dans la collaboration, dans cette servitude volontaire pour les bureaucraties syndicales, et bien involontaire et insidieuse pour ceux qu’elles sont censées représenter. En effet, toujours selon la communication de la Commission, le dialogue social se développe actuellement «d ‘une manière dynamique et novatrice» : «Au cours de ces dernières années, il s’est produit dans la nature du dialogue social un glissement qualitatif en direction d’une autonomie accrue. La preuve en est donnée par l’adoption de plus en plus fréquente par les partenaires sociaux de textes de «nouvelle génération» par lesquels ils prennent certains engagements ou formulent des recommandations à leurs membres nationaux, et cherchent à appliquer le contenu du texte au niveau national.» La Commission «se félicite du souhait des partenaires sociaux de poursuivre un dialogue plus autonome et de contribuer à la réalisation des objectifs de Lisbonne».

L’évolution «qualitative» en question «est reflété en partie par l’adoption croissante par les partenaires sociaux de programmes de travail conjoints. Une autre indication de ce changement qualitatif est l’adoption croissante de textes de «nouvelle génération», qui sont caractérisés par le fait que les partenaires sociaux européens font des recommandations à leurs membres et qu’ils s’engagent à en suivre l’évolution au niveau national.» Les bureaucraties syndicales participent donc activement à l’entreprise de saccage des acquis sociaux qu’elles contribuent à légitimer. La Commission se satisfait de les voir collaborer de manière «autonome» : le patronat ne pourrait espérer mieux que ces interlocuteurs qui préfèrent la connivence à la construction de rapports de force.

Forte de ces engagements syndicaux de «nouvelle génération», la Commission peut dès lors proclamer qu’ «elle vérifiera le suivi donné par les partenaires sociaux à leur contribution et à l’évaluation de la réalisation des objectifs de Lisbonne». Les bureaucraties syndicales ont tout intérêt à mettre du cœur à l’ouvrage. Outre le fait que la distribution des fauteuils, l’implication syndicale dans les nombreuses structures du dialogue social, peut opportunément flatter quelques ego, il y a certainement des enjeux financiers à la clé. En tout cas, la Commission prend soin de faire miroiter quelques subventions en appelant au renforcement des «capacités administratives des organisations» : «La Commission insiste auprès des partenaires sociaux et des Etats membres pour qu’ils travaillent ensemble et aident à renforcer les capacités administratives des organisations nationales de partenaires sociaux, au moyen par exemple des possibilités mises à disposition par les fonds structurels, notamment le Fonds social européen (FSE).» De là à conclure que les bureaucrates se font tout simplement acheter…Sans affirmer que le pas doit être franchi, cette question financière est sans doute un des facteurs de la domestication des bureaucraties syndicales.

Les structures de gestion du changement.

C’est à travers le paritarisme et ses nombreuses ramifications que l’Union et les Etats membres fabriquent progressivement une culture de collaboration. Aussi, sans prétendre à l’exhaustivité, il importe de poursuivre l’identification de ces structures de «gestion du changement», particulièrement de celles qui participent à la mise en œuvre de la stratégie de Lisbonne.

En France, outre le CDSEI qui joue certainement une rôle essentiel dans le suivi de la stratégie, il existe un «Conseil économique et social» qui comprend 231 conseillers dont 69 «représentants» les salariés et 65 représentants les patrons. Il s’agit d’une assemblée consultative dont le but officiel est de «favoriser la collaboration des différentes catégories professionnelles entre elles et assurer leur participation à la politique économique et sociale du gouvernement.» Ce conseil «examine et suggère les adaptations économiques et sociales rendues nécessaires, notamment par les techniques nouvelles.» Des institutions similaires ont été créé dans la plupart des Etats de l’Union.

Au niveau européen, ce rôle est tenu par le «Comité économique et social européen» (CESE). Il comprend 317 membres proposés par les gouvernements nationaux et organisés en 3 groupes : employeurs, salariés et activités diverses. Le CESE émet en moyenne 170 travaux consultatifs et avis par an, ce qui permet aux «milieux socio-économiques européens» de «conseiller les grandes instances que sont le Conseil, la Commission et le parlement européen et de participer pleinement au processus décisionnel de l’UE ».

Le 27 février 2003, le CESE fait preuve d’un zèle remarquable en adoptant une résolution pour le conseil européen de printemps qui considère la stratégie de Lisbonne comme une «stratégie de renouveau économique, social et environnemental » et demande à ce que sa mise en œuvre «fasse l’objet d’efforts comparables à ceux fournis en vue d’instaurer le marché unique et la monnaie unique.»

Patrons et bureaucrates syndicaux, main dans la main, invitent «les Etats membres, mais également les institutions européennes, les régions, les partenaires sociaux et la société civile dans son ensemble à s’engager davantage à œuvrer en faveur des objectifs de Lisbonne, notamment en présentant des rapports détaillés d’avancement des travaux.»

Le CESE recommande notamment «d’équilibrer le système fiscal et les dépenses de sécurité sociale» et «d’encourager l’innovation des entreprises, la compétitivité et l’esprit d’entreprise ». Des syndicalistes qui encouragent le développement de l’esprit d’entreprise : les rêves du patronat deviennent réalité !

Pour finir en beauté, «le CESE rappelle pour conclure que le sommet de Lisbonne demandait aux entreprises, aux partenaires sociaux et à la société civile en général de participer activement à la mise en œuvre de la stratégie de Lisbonne. Le CESE veillera tout particulièrement à ce que cela soit le cas.»

Du 8 au 10 octobre 2003, le CESE organisait une conférence internationale sur «La contribution de la société civile organisée au processus de Lisbonne. Pour une Union plus participative.» Cette mobilisation des intermédiaires avait pour but d’améliorer l’application de la stratégie : «Le CESE a invité une série de leaders d’opinion importants de toute l’Union européenne et des nouveaux Etats membres qui ont une expérience pratique du fonctionnement de la stratégie de Lisbonne et représentent les milieux d’affaires, les syndicats et la société civile organisée, ainsi que les institutions européennes. La conférence aura pour principal objectif d’évaluer quels résultats la stratégie de Lisbonne a eus jusqu’à maintenant pour présenter ensuite des propositions pratiques aux institutions européennes sur la meilleure manière de mettre en œuvre cette stratégie.»

La classe dirigeante sait que pour canaliser le mécontentement et faire accepter les mesures pro-patronales, il n’est pas nécessaire de contrôler la société civile dans son ensemble. Il suffit généralement d’intégrer ces intermédiaires indispensables que sont les principaux «leaders d’opinion» de la «société civile organisée». Le pouvoir exerce son action idéologique et persuasive en grande partie de manière indirecte : c’est par le biais des professionnels de la représentation, d’idéologues, de personnalités et d’organisations considérés comme «privés» qu’il maintient son hégémonie.

Il existe. encore bien d’autres institutions paritaires. Comme toutes les attaques patronales actuelles, les agressions contre les chômeurs sont, elles aussi, coordonnées au niveau européen. En matière d’emploi, le changement, c’est-à-dire la régression, est favorisé par un «Comité permanent de l’emploi» qui a pour objectif de «promouvoir au niveau communautaire la concertation entre les institutions communautaires et les représentants des employeurs et des travailleurs en vue de faciliter la coordination des politiques de l’emploi des Etats membres». Ce Comité est composé de représentants des Etats membres, de représentants de la Commission et, à part égale, de représentants du patronat et des travailleurs. Il produit des rapports, formule des avis et contribue à la préparation des travaux du Conseil européen.

L’Union européenne a également encouragé la mise en place de plusieurs centaines de Comités d’entreprises Européens destinés à «favoriser le dialogue social au sein des entreprises multinationales». La Commission finance aussi le Centre Européen des Relations Industrielles (CERI) qui forme à la fois les représentants du patronat et les représentants des salariés. Ce centre a pour objectif de «favoriser l’émergence d’une culture européenne des relations sociales par un travail de sensibilisation et d’éducation auprès des responsables patronaux et syndicaux désignés par les partenaires sociaux européens.»

«Une culture européenne des relations sociales» : le projet de l’Union est effectivement un projet culturel, c’est-à-dire un projet visant à influer sur les conduites et les représentations du monde. Il est un travail idéologique de sape de la conscience de classe et de la volonté de lutte de classe. Il faut remarquer qu’au moment même où la classe dirigeante intensifie ses attaques, elle redouble d’attention pour les «partenaires» sociaux. Les compromissions des bureaucrates syndicaux peuvent être plus ou moins grandes, selon les personnalités et les appartenances syndicales de chacun. Il ne fait aucun doute que certains tentent réellement de défendre les travailleurs. Mais le paritarisme en tant que système, le partenariat érigé en technique de gouvernement, doit impérativement être combattu. Car c’est bel et bien au sein de toutes ces «structures du dialogue social» et, plus généralement, dans les instances paritaires, que se fabrique la culture de collaboration dont l’orientation de la CFDT n’est que la manifestation la plus caricaturale. La mise en œuvre de la stratégie de Lisbonne ne serait pas possible sans l’action de légitimation et de pacification des bureaucraties syndicales . Aussi, la dénonciation de cette collaboration est une des tâches essentielles de ceux qui s’opposent aux offensives patronales et s’emploient à redynamiser la lutte de classe, à l’intérieur et/ou à l’extérieur des organisations.

Nicolas Barto, novembre 2004.

1/Lire “La stratégie de Lisbonne ou la grande offensive du patronat européen”, Indymédia.