La vie de chateau
Publié le , Mis à jour le
Catégorie : Local
Thèmes : Immigration/sans-papierEs/frontieresLuttes étudiantes/lycéennesMouvement
Lieux : Nantes
« – Ouvrir le château ? Pour ce soir ?
Non, non, d’abord les salles de cours de Censive, mais ensuite… T’imagines ? Avec une énorme banderole A nous la vie de château que l’on déploierait en entrant dedans.
Mais tu crois que la présidence laisserait passer ça ? »
Le dimanche 26 novembre au soir, au terme d’un banquet réunissant étudiant.e.s, jeunes exilé.e.s et des soutiens de toutes parts, le château du Tertre est investit. 888 m² réparti sur trois étages, une vingtaine de salles, un sous-sol, qui nous appartiennent désormais. Ironie de l’Histoire, le bâtiment construit par un armateur nantais qui a participé au commerce d’esclaves noirs est maintenant occupé par leurs petits-enfants. Leur majorité n’est pas reconnue, dans l’attente d’une décision administrative, leurs actes de naissance considérés comme faux,… La roue tourne et parfois dans le bon sens. C’est que depuis deux semaines c’est nous qui avons le rapport de force médiatique et politique à Nantes. La situation désastreuse des mineurs isolés étrangers n’est pas nouvelle mais c’est la première fois depuis longtemps qu’elle se retrouve au devant de la scène. Il a fallu pour cela que s’agrège de nouvelles forces à la lutte des exilé.e.s, que la jeunesse étudiante, et celle moins studieuse, s’implique à la hauteur de la situation. Et c’est l’occupation de École des Beaux-Arts désaffectée, immense bâtiment chauffé, habitable, capable d’accueillir des centaines de personnes. Et vide. Comme il en existe des millions dans tout le pays.
La mairie socialiste en la personne de Johanna Rolland n’a pas pu laisser passer cet affront. Une ancienne école réquisitionnée pour mettre des mineurs à l’abri du froid, de la faim et de la solitude, en plein centre ville marchand, derrière les Galeries Lafayettes ! Un lieu qui pouvait devenir le point de ralliement de toutes celles et ceux qui ne se reconnaissent pas dans les vitrines intacts de rues bourgeoises et aseptisées.
Le jour d’après l’ordre d’expulsion ne vient pas de la préfecture mais directement de la mairie. Le visage en sang d’une militante matraquée pendant l’expulsion provoque le buzz. Les slogans fusent contre la direction municipale et la répression policière. Deux jeunes exilés seront blessés pendant l’évacuation : deux jambes cassées en tentant de fuir les « gladiateurs en bleus » et une crise de tétanie. L’indignation est palpable dans le rassemblement qui soutient les militant.e.s et jeunes encore nassés dans l’école. Une partie de la foule tente en vain de pousser les CRS. Le soir une assemblée d’expulsion se tient. On hue les communiqués du département qui assurent qu’il n’y a aucun jeune à la rue. Un papier qui nie les existences qui ont pourtant ouvert un bâtiment le jour d’avant. Les idées fusent et il se prépare déjà de nouvelles initiatives. Tous les jeunes trouvent une place chez l’habitant cette nuit là. Quelque chose se noue, une volonté hybride entre la survie élémentaire et la confrontation avec un pouvoir local bien plus cynique que nombre de mairie de droite.
Une banderole « Johanna Rolland met des enfants à la rue » apparaît sur la faculté de lettres et sciences humaines. Trois jours après l’expulsion des Beaux-Arts, à la suite d’une réunion appelée par le Comité Autonome Universitaire Nantais, ce sont trois salles, puis cinq, puis finalement tout le sous-sol d’une aile du bâtiment Censive de l’université de Nantes qui sont réquisitionnées pour loger les jeunes à la rue. Une brève AG entérine l’occupation. Il y a comme une ambiance exaltante à transformer un terne lieu d’étude, sans âme, en cuisine, garde-manger, dortoirs, cinéma sauvage et free-shop en un tour de main. A voir la présidence de l’université bien obligée de laisser s’installer tout ce petit monde qui n’apparaît pas -uniquement- cette fois-ci comme des perturbateurs gauchistes. Nous ressentons pour la première fois, collectivement, notre ascendance sur un pouvoir que nous avons trop pris l’habitude de subir, sans jamais pouvoir le contrer.
Les salles se constellent de feuilles A4 indicatives, d’affiches, de messages, une importante logistique soutient l’occupation en nourriture. La CGT apporte de grands canapés. On ne renomme pas pour rien la salle C906 « Salle (de la) Commune ». Un important mouvement de solidarité gagne le campus et plus largement Nantes. Des dons réguliers affluent, la CGT apporte de grands canapés. Le soutien du personnel de l’université nous montrent qu’il reste encore des liens à faire. Des liens à construire partout où se réveille la conscience d’appartenir à quelque chose de plus grand que soi. Des rencontres entre des jeunes avec ou sans papiers ont lieu avec les travailleurs les plus mal considérés par la hiérarchie sociale de l’université. Même si certains professeurs soutiennent la lutte, peu se prononcent publiquement. Il vaut mieux rester bien au chaud, accroché à son poste de maître de conférence plutôt que de rentrer en conflit avec la présidence. Les articles dans la presse locale sont quotidiens et l’expulsion ordonnée par Johanna Rolland apparaît très vite comme irresponsable, inhumaine. Pour une fois ce sont les médias alternatifs qui tiennent le haut du pavés. Des posts facebook montent à des centaines de milliers de vues, la page de l’occupation (Université de Nantes en Lutte) reçoit énormément de messages, la contre-communication du département, de la mairie ne fonctionnent pas. Un ancien hôtel sur l’Île de Nantes est réquisitionné. Nous sommes là, nous occupons et nous existons bel et bien !
C’est dans ce contexte bouillonnant que nous prenons d’assaut le château. Il faut bien avouer que ce n’est pas là qu’une simple volonté de pouvoir loger plus de monde, plus confortablement. Sortir des salles laissées par la charité humanitaire de la présidence c’est acter que le mouvement qui vient de se créer à Nantes est assez fort pour briser les murailles de leur monde. C’est faire un pied-de-nez aux négriers. C’est s’opposer à une institution universitaire toujours plus sélective et toujours plus fermée. C’est affirmer que ce qui se joue à la fac n’est pas seulement la volonté d’exilé.e.s se battant pour une dignité élémentaire mais uelque chose d’encore plus fort. Un monde commun qui se crée, qui se libère. Un espace d’autonomie pérenne, un espace de partage, de solidarité et de lutte. Reprendre ce qui nous appartient. Ne plus réclamer. C’est habiter pour passer d’une vie de sous-sol à la vie de château.
Des tours de garde sont organisés la nuit, on court avec des baskets trouées et tâchées de boue sur le parquet bourgeois. On joue, on rit, on dort, on organise des batailles de Nerfs. Plusieurs chauffagistes et plombiers viennent aider après un appel à relancer l’eau et le chauffage. En somme on s’approprie le château, on reprend le lieu.
Le lundi soir une conférence de presse est appelée pour contrer les menaces d’expulsion de la présidence et réunie plus de 100 personnes en quelques heures. Elle est conclue par une prise de parole d’un jeune exilé, qui restera un moment inoubliable pour toute l’assemblée. Ce soir là, on dansait avec le monde. Dans les jours suivants deux communiqués intersyndicaux des personnels de l’université s’opposant à toute expulsion, signés jusqu’à la Cfdt, sortent et viennent augmenter la force du mouvement d’occupation et de solidarité. Pour continuer d’ancrer notre vie de château un concert est organisé le jeudi suivant l’ouverture du lieu. Une soirée magnifique, qui a mêlée joie, solidarité et de rage. Deux cantines installent des banquets populaire éclairés à la bougie dans les salles du château. Il fait chaud. L’euphorie est palpable. Des centaines de personnes se mélangent quand de jolis fumigènes illuminent cette nuit. Après un long pogo, un « tout le monde déteste les frontières » est repris en coeur. Les liens se resserrent et la conscience que ce lieu ouvre de grandes possibilités s’ancre dans les esprits.
Évidemment la présidence ne voit pas d’un très bon œil la remise en question de son pouvoir et même si son mail demandant l’annulation du concert « pour des raisons de sécurité » nous a bien fait rire, la répression ne se fait pas attendre. Aujourd’hui, lundi, les nombreuses personnes qui avaient solidairement donné leurs noms pour ralentir une éventuelle procédure d’expulsion, sont convoquées devant le Tribunal Administratif. Dans le même temps Oliver Laboux, président de l’Université de Nantes, choisit le conflit après avoir soigneusement préparé le terrain : il lance des déclarations suaves, hypocrites et des promesses mensongères à la presse.
Mais depuis deux semaines c’est bien notre propre calendrier que nous imposons à ceux qui veulent nous voir isolés, silencieux face à la détresse de ces jeunes exilés que la mairie, le département et l’état laisse errer dans la rue. Une manifestation de soutien est déjà annoncée pour mercredi ainsi qu’un rassemblement devant le TA aujourd’hui. Le mouvement d’occupation qui est né, bien qu’encore fragile, est extrêmement composite, de forces autonomes nantaises aux syndicats en passant par un tissu associatif et solidaire, des étudiant.e.s, des élu.e.s et des passant.e.s. Il est fort probable que la situation à la fac devienne intenable pour une présidence qui se retrouvera obligée d’assumer une intervention policière pour déloger des mineurs isolés étrangers et leurs soutiens à coups matraques et de gaz lacrymogène. Nous n’avons pas seulement pris d’assaut un château, nous avons avant tout pris d’assaut la résignation, qui n’est pas irréversible malgré ce que nos récentes défaites auraient voulu nous faire croire. La joie de s’octroyer le Château du Tertre en plus du sous-sol de Censive est surtout la joie de s’être vu assez puissant pour l’avoir fait. Il s’agit maintenant de s’organiser en conséquence pour faire face à la mairie et à la présidence de l’université. Qu’ils expulsent, nous reviendront encore plus fort.e.s et soudé.e.s.
Car partout en France une dynamique s’est lancée, se prolonge, tente de s’ancrer pour mettre à l’abri du froid ceux et celles qui dorment à la rue, les laissé.e.s pour compte de l’impérialisme d’un État capitaliste. Lyon, Poitiers , Marseille, Toulouse, Brest, Montpellier, Clermont, Bordeaux : partout en France, les réquisitions sont nombreuses. Ce texte est également un appel à intensifier ce mouvement de solidarité et à, partout, déclarer : A nous la vie de château !
Des néo-châtelain.e.s, membres du CAUN – Comité Autonome Universitaire Nantais
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