La marche pour la justice et la dignité du 19.03.17 sera-t-elle placée sous le signe d’une énième offensive contre le principe de « respect de la diversité des tactiques » ? Depuis quelques temps, celles et ceux pour qui l’autonomie d’action et de décision est l’exigence première se voient opposer un certain nombre de truismes idéologiques plus ou moins élaborés : « vous voulez seulement foutre le bordel », « vous êtes porté(e)s par la nostalgie du cortège de tête », « on a mieux à construire », « on ne veut pas de votre violence », « vous imposez vos choix aux autres », « vous ne respectez pas le souhait des organisateurs ». Ces truismes se retrouvent dans les récents « appels » invitant à l’écrasement du pluralisme militant pour le 19 (Pour un black bloc qui n’a plus rien à prouver).

Ce texte à vocation à rappeler ou éclaircir un certain nombre de points :

  • l’action directe au sein d’un Black Bloc (BB) est un choix tactique raisonné étranger à toute nostalgie ;
  • les actions des BB n’entretiennent aucun lien avec la violence ;
  • le principe de « respect de la diversité des tactiques » est l’une des pierres angulaires de la tactique BB.

Black Bloc et action directe

Initié en Allemagne au début des années 1980, repris et développé en Amérique du Nord à la fin des années 1990, en Europe au début des années 2000, durant le Printemps arabe (notamment en Égypte), en Amérique latine et dans différents pays asiatiques, le BB est un outil tactique recouvrant plusieurs objectifs et pratiques. Il permet, entre autres choses, de signaler la présence d’une critique radicale du capitalisme et de l’État libéral, de porter atteinte aux infrastructures incarnant ou contribuant à la domination, et/ou d’inscrire dans l’espace urbain un message anticapitaliste/anti-autoritaire. Loin d’être l’expression d’un « folklore anarchiste occidental » porté par seulement quelques micro-collectifs, le BB est une pratique collective complexe s’ancrant dans une stratégie plus globale d’action directe.

Ces trois dernières décennies ont vu se multiplier les appels internationaux à l’action directe. L’Action Mondiale des Peuples (réseau anticapitaliste fondé en 1998 et proche des rebelles zapatistes) appelait par exemple – il y a presque 20 ans maintenant ! – à adopter une « attitude de confrontation [contre l’idée que] le « lobbying » puisse avoir un impact majeur sur des organisations à tel point partiales et antidémocratiques », et à avoir recours « à l’action directe et à la désobéissance civile […] mettant en avant des formes de résistance qui maximisent le respect pour la vie et pour les droits des peuples opprimés, ainsi qu’à la construction d’alternatives locales au capitalisme mondial ». Les objectifs et pratiques d’un BB s’inscrivent pleinement dans un tel appel.

Black Bloc et violence

La littérature scientifique sur l’agression humaine propose comme définition de la violence tout comportement intentionnel d’agression dont le but et la conséquence sont une atteinte sévère à l’intégrité physique d’autrui (comme la mutilation, le viol et le meurtre ; Anderson & Bushman, 2002 ; Geen, 2001). La violence est suffisamment pratiquée par les forces de l’ordre en France pour inquiéter l’UN Committee Against Torture. En revanche, il n’y a aucune donnée disponible indiquant qu’un BB n’ait jamais exercé la moindre violence (viol d’une policière, mutilation d’un CRS, assassinat d’un gendarme).

Ainsi, l’état actuel des connaissances ne permet pas de considérer la dégradation de biens matériels comme relevant de la violence, et démontre que celle-ci ne fait pas partie de l’arsenal tactique des BB. Les discours médiatiques, étatiques et militants affirmant le contraire relèvent au mieux de l’ignorance, au pire de la malhonnêteté intellectuelle. Comme le souligne Graeber (2002), c’est bien le faible degré d’une « violence qui ne tue personne » qui déstabilise les dominants car « les gouvernements ne savent simplement pas comment réagir face à un mouvement ouvertement révolutionnaire qui refuse de tomber dans les attitudes convenues de la résistance armée ».

Diversité des tactiques

Le respect de la diversité et de l’autonomie des manifestant(e)s est activement promu par les Autonomen allemands et les anarchistes « traditionnels », qui ont également en commun le mépris pour les entités voulant contrôler et mettre au pas des militant.e.s « au nom d’une rationalité et d’une perspicacité politiques plus élevées » (Dupuis-Déri, 2007). Des camarades insistent sur la nécessité de respecter leur choix de la « non-violence » pour le 19. Comme le fait Dupuis-Déri (2007), nous rappellerons que « là où l’anarchisme se distingue des autres idéologies politiques, ce n’est pas tant dans sa justification ou sa condamnation du recours à la force en politique que dans son respect profond pour la liberté individuelle et l’égalité ». C’est notamment pour cette raison que le principe de diversité des tactiques a été soutenu, valorisant l’autonomie politique et reconnaissant l’hétérogénéité des formes de contestation au sein d’un même mouvement.

Ces mêmes camarades arguent que la « non-violence » serait le choix des organisateurs. Nous rappellerons encore que la tolérance pour la diversité des tactiques « signifie que les organisateurs des manifestations ne se pensent pas comme des chefs à qui l’on doit obéissance, mais considèrent au contraire que chaque citoyen peut décider de la façon qui lui convient d’exprimer ses opinions politiques » (Dupuis-Déri, 2007). Malheureusement, cette approche est intolérable pour les groupes réformistes mais également pour certains collectifs se disant « anti-autoritaires » (voir la polémique autour du CLAAACG8). Malgré un discours débordant de références au respect, à l’égalité et à la participation citoyenne, rares sont les organisations qui respectent la diversité tactique et promeuvent le pluralisme militant. La tension autour du 19 nous le rappelle tristement.

Autoritarisme de « gauche »

Il n’est pas question de renoncer à ce respect de la diversité des tactiques, au respect de l’autonomie d’action et de décision, autant d’exigences traditionnellement portées par les participant(e)s aux BB des contre-sommets (Barrette, 2002). On culpabilise les BB en évoquant les possibles conséquences répressives de leurs actions pour l’ensemble du cortège et les familles de victimes. Doit-on rappeler que de nombreux crimes de guerre ont été justifiés de la même manière (de Pétain à Kabila en passant par Pinochet), c’est-à-dire en soutenant que les actions de résistance sont in fine responsables des violences militaro-policières à l’encontre des populations civiles ? Ce sont bien les violences étatiques qui motivent les actions de résistance et non l’inverse. Et s’il faut en référer au printemps dernier et au « cortège de tête », c’est précisément la compréhension que notre sécurité repose sur la solidarité que nous y avons gagnée.

Le pluralisme militant ne manquera pas de s’exprimer lors de la marche du 19. Et la question qui cristallise notre attention aujourd’hui, plutôt que celle d’un modèle de conduite à imposer à un BB, question dont nous espérons avoir fait comprendre qu’elle n’a pas de sens, est celle de la tentation autoritaire de certains individus ou collectifs face à la pluralité en acte. Des personnes suggèrent que le recours à la force pour l’expression de nos opinions politiques le 19 nous exposera à une sanction physique de la part d’autres manifestants. Nous retrouvons cette menace dans le texte publié sur Paris-Luttes.info le 14 mars « Pour un black bloc qui n’a plus rien à prouver » (de manière implicite dans le corps du texte, de manière plus explicite dans les commentaires). Devons-nous craindre l’intervention d’une milice (formelle à la manière d’un S.O. ou informelle) dont la fonction serait de sanctionner physiquement celles et ceux dont les choix tactiques ne cadreraient pas avec le dogme de la « non-violence » (sic) ? Faudra-il définir ses choix tactiques à partir de cette crainte ? Doit-on anticiper la culpabilisation des victimes de cette milice ? Une telle situation ne saurait être tolérée là où l’on est en droit d’attendre bienveillance, liberté et solidarité. Autant de qualités qui ont toujours animées les BB.

Conclusion

Difficile de ne pas s’étonner face à l’opacité, à la véhémence, et aux implicites parfois agressifs d’un discours survalorisant la « non-violence ». Le BB n’a jamais eu à prouver sa respectabilité (auprès de qui, et dans quel but ?), n’a jamais évalué ses actions à l’aulne des commentaires mass-médiatiques (pour celles et ceux qui s’inquiéteraient du traitement médiatique du 19), ne s’est jamais aliéné à un calendrier (pré-)électoral (pour celles et ceux qui appellent à ne pas « faire le jeu du F.N. »). Depuis plusieurs mois, nous sommes confronté.e.s à des personnes dont les valeurs sont antagonistes à celles du BB, et qui pourtant endossent certains de ses traits (dans les slogans, parfois les actes, et surtout dans la tenue vestimentaire). Nous nous interrogeons donc sur une éventuelle dynamique de récupération culturelle par des militant.e.s dont les pratiques et valeurs semblent plus compatibles avec un certain « citoyennisme ». Plutôt que d’exiger une réforme des valeurs et pratiques du BB, des personnes souhaitant privilégier une démarche offensive mais ne se reconnaissant pas dans le BB ont créé à l’occasion de contre-sommets des blocs alternatifs (Blocs Blancs, Carnaval Blocs). Nous encourageons une telle démarche en lieu et place d’une crispation inutile autour du BB.