À Rennes, les commerçants de la place Sainte-Anne, soit le cœur historique et vivace du centre de la ville, sont las de l’occupation militaire qu’ils subissent depuis l’expulsion, sous la menace d’un commando du Raid, de la Maison du peuple occupée. Affirmant n’avoir eu aucun grief envers cette occupation assurément populaire, n’ayant à signaler aucune nuisance particulière, ils ont en revanche bien davantage à se plaindre de la présence et des interventions policières, telles que des coups de matraques portés au serveur d’un bar ou de généreux et d’intempestifs arrosages de gaz lacrymogènes sur les terrasses et boutiques des alentours.

Extrait de leur pétition : « Le climat de tension et de terreur ne peut plus durer. Il n’est simplement plus envisageable de travailler dans ces conditions. […] La place Sainte Anne doit rester un espace de jeux, de rassemblements festifs et de rencontres. Il est inacceptable d’être pris en otage par la police.

Ouest-France n’a évidemment pas donné écho à cette tribune, préférant relayer les récriminations de la frange bourgeoise des commerçants plus encline à encourager le discours sécuritaire à la mode aussi bien au gouvernement que dans les pages du quotidien réputé premier de l’hexagone pour le nombre de ses lecteurs. Discours à l’image de l’éditorial de François-Régis Hutin, aux commandes du journal depuis bientôt cinquante ans, daté du dimanche 15 mai dernier et intitulé : « Ça suffit ! » Papier fort indigeste et ambigu dans lequel cet ancien séminariste semble en appeler à une sorte de révolution (plus ou moins nationale ? on ne sait pas bien), peut-être en souvenir du passé Ouest-Éclair de cet organe de presse infatigablement bien pensant. On se demande à travers quelle sorte de verres regarde cet homme d’un âge vénérable lorsqu’il voit les responsables en poste au sommet de l’État montrer « beaucoup d’indulgence pour ces gauches qui se muent de jour en jour en gauchistes et, n’étant pas formellement condamnées, se renforcent chaque jour. » ? À la manière du premier Cazeneuve venu il se range du côté de la police pour dresser l’éloge habituel de ceux qui « protègent la démocratie face à ces quasi fascistes qui s’efforcent de la détruire ».

Ledit Cazeneuve, épaulé depuis peu par l’ancien préfet de Bretagne, Patrick Strzoda, qui s’illustra ces derniers mois par sa patte ultra-répressive (Cf. l’article de Karle Laske : ici) et ses mensonges éhontés. Rappelons-nous du jeune homme éborgné le 28 avril dernier lors d’une manifestation sévèrement attaquée par les forces de l’ordre et de Patrick Strzoda assurant, en dépit de l’évidence, qu’aucun tir de flash-ball n’avait été effectué ce jour-là (cf. Le Télégramme de l’Ouest, 28 avril 2016). Un tel sang-froid dans l’ignominie méritait certes une promotion, ainsi l’ultra-sarkosyste * Strzoda est devenu directeur de cabinet du glacial – quoiqu’amateur de fessées (vrai ou faux ? l’enquête est toujours en cours) – ministre de l’intérieur.

C’est de ce cabinet parisien, place Beauvau, que fut imposée et conduite l’expulsion rennaise manu militari de la bien nommée Maison du peuple occupée (une salle municipale chargée d’histoire et investie depuis le 1er mai par les diverses composantes locales du mouvement contre la loi sur le travail : étudiants, syndicats, intermittents, nuit debout, individus travailleurs et/ou précaires, etc. Sous la pression des élus des Verts, Parti de gauche, Communistes, et UDB (Union démocratique bretonne) du conseil municipal, Nathalie Appéré, députée-maire PS de la ville avait finalement accepté de signer une convention a priori renouvelable avec les occupants. Mais c’est à une pression autrement forte, celle d’un cabinet ministériel, qu’elle cède finalement, d’autant que manifestement dépassée par la situation. Comme Cazeneuve lui-même, d’ailleurs, dont un article du site Lundi matin ** nous confirme qu’aux dires d’un de ses conseillers : « Il ne sait plus comment faire, il perd pied. »

Raison de plus pour lui et Hollande, Valls et Macron, socialistes héritiers des Moch et Mollet, d’instaurer un climat de terreur plutôt que d’ouvrir les yeux ou faire preuve de raison. Droit dans leurs bottes, il est probable qu’ils se briseront pourtant comme l’illusion qu’ils avaient dessinée pour leurs patients électeurs.

« Mon ennemi, c’est la finance ! », auraient d’ailleurs pu clamer certains justiciers brisant les vitrines des banques, et leurs coups n’en eussent été que plus affirmés, inspirés par un gnome réduit à la plus haute fonction. Ainsi, après l’expulsion du peuple de sa maison, le vendredi 13 mai, on vit le soir même une bonne part de ce même peuple effectuer des représailles trop prévisibles et admises par tous. À ce point qu’à partir de ce moment plus un distributeur de billets de l’hyper-centre ne reste en état de distribuer. Occasion pour l’ineffable Ouest-France de bientôt titrer sur une pénurie d’argent liquide à Rennes alors qu’il suffisait à tout à chacun de parcourir une centaine de mètres pour trouver un distributeur approvisionné. Pour cet article, Ouest-France s’appuie sur deux témoignages : « J’étais place des Lices pour le brunch des créateurs à la halle Martenot ce week-end et impossible de trouver un Dab » explique ce Rennais. « On m’a dit qu’il y en avait peut-être un qui était en état de service à République ou à la gare ! » Sachant que République est à cinq minutes de marche de la halle Martenot, on voit le niveau du désagrément ! L’autre témoignage, c’est celui d’un restaurateur dont certains clients ont pris prétexte de l’éloignement des distributeurs pour demander des espèces contre un paiement par carte bleue. Pour ma part, j’ai pu retirer à plusieurs reprises de l’argent sans problème dans les tirettes de la place de la République, et aucun des amis questionnés, tous équipés il est vrai d’une paire de jambes, n’a échoué dans sa quête d’espèces. Le mot pénurie dont Ouest-France s’est amusé à faire un titre paraît donc très probablement exagéré, sinon purement bidon. C’est une spécialité de ce genre de presse que de partir de rares témoignages pour augmenter le niveau sonore d’une voix qu’on veut faire entendre, en l’occurrence toujours la voix du maître ou du notable, ou celle qui lui plaira. L’intéressant est ici comme souvent de voir comment la presse nationale (Le Monde, L’Express, Valeurs actuelles) s’est emparée de l’article du confrère de province pour reprendre une information tendancieuse à même de soutenir la thèse en cours à ce moment, celle des nuisances occasionnées par des « casseurs » empêcheurs de vivre en paix. Déjà, quand il s’était agi d’informer sur cette soirée-émeute, Ouest-France s’était bien gardé de préciser que la plupart de vitrines brisées appartenaient à des banques, au Parti Socialiste et à un poste de police, comme de préciser que la voiture qui a été incendiée était une Porsche, engin de luxe s’il en est (lire à propos de cette étrange soirée le très bon billet de Philippe Blanchet : ici). Ces omissions ne sont évidemment pas le fait d’une étourderie, elles masquent délibérément une possible lecture politique de cette action qui pourrait trouver l’assentiment de plus de lecteurs qu’on ne le voudrait. Occultation faite au profit d’une terreur qu’on cherche à répandre pour accentuer le désir d’ordre, prélude à tous les putschs, qu’ils soient d’allure démocratique ou militaire.

À l’inverse le lecteur attendra longtemps pour trouver dans les pages d’Ouest-France des traces des innombrables brutalités policières qui ont cours ces temps-ci à Rennes comme ailleurs. En marge de la manifestation de samedi dernier contre les violences policières, des personnes se sont vues non seulement contrôlées, mais dépouillées ou/et insultées par des agents en uniforme ou en civil. Pour autant, dans bien des cas le style des papiers du journal fleure bon le communiqué de préfecture, reprenant les poncifs les plus martiaux et s’épargnant la tâche compliquée de reformuler sans rien dire de plus. Les lecteurs se souviennent aussi du printemps  2015 : Ouest-France publie alors une série articles, volontiers tendancieux ou même mensongers, à propos de l’occupation par des squatters d’une maison abandonnée depuis 10 ans et que la propriétaire voudrait soi-disant réintégrer. Cette fausse affaire tournera en boucle sur les médias régionaux et nationaux pendant plus d’un mois et aboutira, via un détour parlementaire, à un durcissement de la loi visant la loi visant « à préciser l’infraction de violation de domicile », un cadeau parmi d’autres offert par le pouvoir socialiste à l’extrême droite fasciste qui orchestra de bout en bout ce fait-divers.***

Si la députée-maire de Rennes n’ose montrer son émotion quand il s’agit de ses administrés les moins privilégiés (en exemple son mutisme au moment de l’assassinat par la Bac d’un jeune Sénégalais le 3 décembre dernier dans un quartier dit « prioritaire » de la ville ****) ni faire autre chose qu’encourager la stratégie de tension qui pèse en centre-ville depuis le début du mouvement contre la loi sur le travail, Gaëlle Rougier, co-présidente du groupe écologiste au Conseil municipal, demande, quant à elle, qu’on mette fin à l’usage des flash-ball ou autres armes possiblement létales. Elle écrit : « Nous ne pouvons que déplorer les nombreux blessés chez les jeunes manifestants, une quarantaine sur Rennes le 30 avril. L’un d’eux a perdu un œil. C’est extrêmement grave. Nous aurions souhaité que d’autres voix s’élèvent, aux côtés du Président de Rennes 2, pour déplorer cette violence-là. […] On ne peut pas se targuer d’être riche de cette jeunesse [63000 étudiants à Rennes], revendiquer qu’elle est un atout, pour la traiter avec mépris lorsqu’elle se mobilise, et répondre par l’intervention de plus en plus musclée des forces de l’ordre. »

Par ailleurs, la section rennaise de l’association ATTAC publiait le 19 mai un communiqué titré : L’alternative ne peut se résumer au silence ou a? l’accusation de cautionner les « casseurs ». Elle conclut ainsi : « En expulsant la Maison du Peuple, occupée depuis le 1er mai 2016, la Ville de Rennes savait que sa décision engendrerait des actions de contestation. La stratégie de division du mouvement social est inadmissible. L’alternative laissée aux contestataires ne peut se résumer au silence ou a? l’accusation de cautionner les supposés « casseurs ». Le gouvernement et la Ville de Rennes doivent assumer leurs responsabilités et les conséquences de leurs choix. Si la casse sociale qu’ils cautionnent d’un côté engendre une radicalisation de l’autre, ce n’est pas à? ceux et celles qui expriment leur colère dans la rue d’en payer le prix. Les forces de l’ordre ne doivent avoir qu’un seul et unique rôle : la sécurité des manifestants et manifestantes. »

Cependant les séquences rennaises s’enchaînent à toute allure. Alors que Cazeneuve est venu dimanche dernier soutenir ses troupes et confirmer la politique répressive à l’œuvre, on annonçait hier l’arrestation de 19 « saboteurs » du métro présentés comme des malfaiteurs organisés : il est vrai qu’ils avaient introduit de la mousse expansive et collé des autocollants dans et sur les bornes de validation ! Le syndicat Solidaires réagit : « C’est donc par une magie dont seuls les procureurs et la police ont le talent qu’une action consistant à encrasser quelques bornes de compostages de tickets de métro devient “association de malfaiteurs et dégradations volontaires de biens destinés a? l’utilité publique par des personnes agissant en réunion et dissimulant leur visage pour ne pas être reconnues.“
Une fois n’est pas coutume : le chef d’inculpation d’ “association de malfaiteur”, aussi vague et arbitraire que très lourd en terme de condamnation (délit passible de sept années d’emprisonnement), est utilisé pour isoler et frapper durement quelques-uns dans le but d’intimider tous ceux qui prennent part à la lutte. »

Par ailleurs quatre personnes arrêtées hier en fin de manifestation pour un feu de poubelle et des jets de « petits cailloux » (comme le précise France 3 Bretagne) étaient présentées ce vendredi en comparution immédiate. Des peines de prison ferme ont été requises.***** À Rennes, la justice est assurément dans les pas de la police, les juges sont réputés féroces et il semble qu’ils tiennent à leur réputation.?Mais à force d’écraser des mouches avec des marteaux, on se sait plus parler ni recoudre un dialogue. Cette justice autant que ce pouvoir se comportent avec la jeunesse comme avec une classe ennemie, et ils la déterminent en la niant. La violence qui, à terme, surgira de ces brimades gravissimes exercées à son encontre sera tout autre que les frasques de jeunes militants résolus, la mécanique oppression/réaction est connue et l’on sait qu’elle intéresse les pires des ambitieux sans scrupules. Attitude suicidaire en tout cas, celle de Hollande à Paris (Daech ne lui suffit donc pas !) comme celle d’Appéré à Rennes dont la position paraît fragile au sein d’une équipe composite où bon nombre rechignent à la suivre dans des fuites en avant sécuritaires déjà trop explorées.

Ouest-France, de son côté, restera sur sa ligne, entre la voix de son maître et des arbitrages offerts à des éditorialistes de passage. De temps à autre, la plume de François-Régis Hutin (ou de son remplaçant) condamnera l’instabilité, comme le 15 mai dernier : « Les troubles qui surgissent un peu partout dans le pays et particulièrement dans certaines grandes villes, comme à Rennes et à Nantes, sont d’abord intolérables. » Appeler d’abord à l’ordre quand d’aucuns réclament d’être écoutés et sont écrasés par des forces de police, c’est là le signe d’une idéologie rentrée qui admet mal qu’une jeunesse puisse se battre avec détermination pour que la vie (lui) reste possible.

À ce journal omnipotent, bulletin d’une paroisse de 2 millions et demi de lecteurs (pour 700?000 exemplaires diffusés), grand dispensateur d’une morale dominante, beaucoup, parmi les « énervés » de maintenant, ont envie à leur tour d’adresser un immense : Ça suffit !

 

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* Cf. Fabrice Lhomme, Gérard Davet, Sarko m’a tuer, édition Stock, 2014.

** Lundi matin

*** Cf. un dossier fort étayé sur cette affaire sur Collectif Antifa Rennais

**** Vérité en justice pour Babacar Gueye

***** En l’occurrence, les peines se résumeront à des TIG (Travaux d’Intérêts Généraux).