Tous ceux qui ont un jour participé à des initiatives ou des collectifs contre l’extrême-droite, que ce soit dans leur jeunesse ou aujourd’hui, ont certainement entendu ces quelques mots, « tous unis contre le fascisme ». Quoi de plus naturel à priori que de s’associer pour répondre efficacement à la propagande et aux attaques de nos ennemis ? “S’unir”, certes… mais avec qui, pourquoi et pour quels effets ? Chacune de ces interrogations soulève son lot de questions. Toute alliance, pour un anarchiste, n’est elle pas une forme de compromis ? Nous rejetons toute alliance avec le PS, et cependant on croise cette union contre-nature dans certains collectifs. Nous rejetons les léninistes de toutes chapelles, mais ceux-ci restent nos “alliés” privilégiés dans la lutte antifasciste de rue : pas un seul collectif qui fasse l’impasse sur ces renforts. Ce travail “unitaire” profite t-il vraiment au développement de nos idées et de nos pratiques ? N’avons-nous pas plutôt renoncé à notre spécificité pour combattre ce que certains considèrent comme le mal absolu ?

De fait, le fascisme n’est “que” le versant extrême de l’idéologie dominante, un mécanisme de protection du capitalisme semant la dissension dans le prolétariat, un allié objectif de l’État et des patrons. Si l’on s’arrête à ce seul postulat, aucune alliance avec les partis politiques “démocratiques” ne devrait être théoriquement possible : tous cherchent au minimum à s’emparer de cet État que nous voulons détruire et qui nourrit le fascisme.

Cette impasse n’est pas exclusivement théorique : dans les collectifs “unitaires”, nous renonçons à diffuser nos idées – trop radicales pour être acceptées unanimement – autrement que par le biais du nom de notre groupe en bas de tract. Nous faisons l’union par le bas, jamais les léninistes et les sociaux-démocrates ne tolèrent nos attaques contre l’État, combat pourtant indissociable de notre action révolutionnaire. Et pourtant, nous restons pour la plupart dans ces collectifs, jusqu’à ne plus pouvoir en supporter le cadre, pour grapiller quelques forces supplémentaires. Nous ne parlerons même pas ici des trahisons, magouilles et coups tordus dont les léninistes sont capables, et dont je suis certain qu’un bon nombre d’entre vous, camarades, ont fait les frais…

Maintenant je vous le demande, à qui profite notre action en tant qu’anarchistes si nos revendications sont tronquées de leur part la plus révolutionnaire ? Pas aux sociaux-démocrates bien entendu, mais les léninistes sont trop contents de nous rejoindre sur notre critique du capitalisme et des patrons… tant que nous ne parlons pas de formes d’organisation, de l’État, ou de notre vision du communisme. Nous participons à la rédaction de tracts, de communiqués, qui ne sont ni plus ni moins que les positions officielles du NPA. Notre propagande en devient inaudible, et il devient urgent de se réapproprier la part de l’anarchisme dans l’antifascisme que les léninistes sont incapables d’assumer, et de cesser de travailler avec ceux qui nous manipulent pour leurs intérêts de politicards. Qui plus est, nous avons une différence fondamentale avec les bureaucrates de toutes les chapelles : eux veulent diriger les collectifs, nous voulons qu’ils soient auto-organisés. Bien souvent, ils cherchent à les saboter s’ils ne peuvent en prendre le contrôle. Avons-nous tant à gagner à la survie de ces collectifs ?

Radicalité et violence : la confusion facile

Beaucoup de camarades, plusieurs d’entre nous y compris, se sont laissés aller à “faire de l’antifascisme” pour l’apparence radicale de la lutte, la promesse d’action, ou plus simplement parce que, le mouvement social étant amorphe, il ne restait que cela à faire. A confondre ainsi action et passe-temps, adrénaline et radicalité, on en vient rapidement à privilégier l’action violente (ou supposée telle : on dépasse en fait rarement le cadre de la bagarre) à la véritable action politique, même plus radicale. De fait, qu’est-ce qui est le plus efficace, et le plus gênant pour nos ennemis ? Se battre avec leurs militants – qui justement sont souvent entrés dans ces groupes pour la violence – ou bien saboter leurs lieux de réunions, s’attaquer à leurs intérêts économiques, combattre leurs idées et diffuser les nôtres ? La seconde solution est bien évidemment plus risquée et complexe…

Nous ne prétendons pas qu’aucun groupe ne serait actuellement capable de mener un véritable combat politique, loin de là. Et nous ne décrions pas plus le fait de harceler physiquement des ennemis politiques. Cependant, de deux chose l’une, si on choisit la voie de l’action illégale (dépassant le cadre d’une bagarre), il vaut mieux le faire avec des camarades décidés, proches tant politiquement que du point de vue affinitaire. Et si le choix devient de faire de l’action politique de “propagande” (diffusion de tracts, meetings etc.), quel est l’intérêt d’édulcorer notre discours dans le gloubi-boulga d’un cadre unitaire ?

Ce problème de confusion entre radicalité et violence a des conséquences collatérales : les partisans de la “violence”, qui se battent fréquemment avec nos ennemis, en viennent souvent à mépriser ceux qui refusent le combat physique, quelles qu’en soient les raisons. Le virilisme n’est pas loin : observer le nombre de camarades féminines dans les “groupes d’actions” en est d’ailleurs un bon indicateur. Les copines seraient-elles moins capables de se battre ? Pour certains cela paraît évident, et nous avons déjà entendu des “camarades” l’affirmer.

Il n’est pas question de mettre tout le monde dans le même panier, mais il nous apparaît important de pointer ces dysfonctionnements, qui n’ont rien de libertaires. Ce qui nous amène à un constat essentiel : beaucoup de “militants antifascistes” (dont c’est souvent le seul type de militantisme) ne sont pas anarchistes… et même souvent à peine politisés.

L’antifascisme est-il une plate-forme de politisation ?

Cette question a au moins l’intérêt de soulever une option de développement stratégique et tactique, même si, à notre avis, c’est se fourrer le doigt dans l’œil jusqu’au genou que d’y croire…

Nous partons du principe qu’un certain type de militantisme attire un certain type de militants. Par exemple, une AMAP attirera des gens intéressés par l’achat militant, mais qui ne verront pas forcément l’intérêt d’une présence de rue et vice et versa. Ainsi, nous rencontrons souvent des groupes ou des collectifs antifascistes unitaires, dont les plus radicaux se limitent à une critique du capitalisme et, rarement, de l’État sous sa forme actuelle. D’autres encore refusent de se poser des questions politiques, soit par paresse intellectuelle, soit parce qu’ils savent très bien qu’une discussion politique en leur sein ferait éclater le cadre unitaire. Quels genres de militants le combat antifasciste peut-il attirer ? Nous connaissons tous, bien évidemment, des camarades qui se sont fortement politisés par ce biais, mais dans notre expérience cela n’a jamais eu valeur de règle. Comment en effet sensibiliser à une vision politique alors qu’aucun des groupes unitaires n’a d’autre dénominateur commun qu’une lutte “contre”, sans projet politique construit ? Il est même risqué, en terme de répression, d’impliquer des gens dont l’engagement n’est pas suffisamment affermi.

Il importe vraiment de se poser la question de nos priorités : doit-on circonscrire notre combat à la lutte antifasciste, ou l’élargir à la préparation de la révolution ? Car s’ il est possible de faire de l’antifascisme dans le cadre et dans l’optique d’une révolution, il serait en revanche totalement utopique de préparer une quelconque révolution dans le cadre de l’antifascisme actuel.

Antifascisme moral et lutte des classes

Les antifascistes radicaux – parmi lesquels on compte principalement des libertaires et des communistes autoritaires – se rejoignent à minima sur l’anticapitalisme et la lutte des classes. Mais dès que le cadre d’un groupe s’élargit un tant soit peu aux partis réformistes plus institutionnels ou aux syndicats, le combat devient celui d’un antifascisme “moral” : “contre la haine”, “contre la bête immonde”… Bref, le degré zéro de l’analyse et du message politique. L’oubli, volontaire ou non, d’une histoire où le fascisme était en premier lieu le bras armé du patronat italien dans sa lutte contre les révoltes prolétariennes, et surtout le refus de voir qu’il joue, encore aujourd’hui, le même rôle, sous une autre forme.

Avec l’absence de clarification idéologique, il devient impossible pour les anticapitalistes de se mettre d’accord sur une ligne politique claire : bien souvent, les réformistes poussent pour un travail toujours plus « unitaire »… qui revient à s’ouvrir encore plus sur la droite de l’échiquier politique.

Des pistes à envisager

Il est évidemment plus confortable de s’intégrer à des dynamiques unitaires, et s’organiser uniquement avec des camarades libertaires peut sembler plus fastidieux, plus difficile. Mais il est tout aussi évident que, lorsque l’union se fait sur des bases affinitaires et politiquement claires, la dynamique de propagande est plus efficace. La compromission n’ est pas une solution : il vaut mieux défiler avec son propre appel que signer un tract insipide, ou défiler à 10 derrière une banderole anarchiste, plutôt que derrière le camion de la CGT.

Enfin, n’oublions pas que la lutte antifasciste n’est qu’un des aspects de notre combat, et qu’il faut donc essayer d’être présents dans toutes les luttes, sans honte d’affirmer notre identité politique, pleine et entière. Cela va sans dire, mais encore mieux en le disant.

Gardons aussi à l’esprit que des militants nous rejoignant sur une lutte, sur des pratiques de rue, seront tout aussi capable de “faire de l’antifascisme” si nécessaire même s’ils ne sont pas arrivés par ce biais – ; pas besoin de fermer nos horizons. Le meilleur moyen de renforcer la lutte antifasciste, c’est de renforcer le mouvement anarchiste.

Groupe Regard Noir de la Fédération Anarchiste

P.-S.
Article du groupe Regard Noir de la Fédération Anarchiste, initialement paru dans le Monde Libertaire Hors-série n°54.