Des lendemains qui hantent

« La tolérance des français envers la crise s’estompte ». Le sondeur d’opinion pouvait émettre son oracle pourcentisé quelques jours avant la grève du 7 septembre sans risque de se planter de trop.
Sans risque non plus de se faire tricard par ses employeurs habituels comme agent de propagande subversive : on peut bien accorder aux « Français » une petite grogne de temps en temps, et quelques manquements à cette valeur pourtant si française qu’est la tolérance, l’important que c’est les accès de fièvre diagnostiqués par les instituts de sondage soient traités rapidement avec le remède adéquat. Grève massive, posoligie : tous les trois mois. Si les symptômes persistent, organisez une journée d’action sans appel à la grève.

Trois millions de manifestants, ce qui compte, c’est le nombre, pour les sondeurs dont c’est le métiers comme pour les syndicats dont c’est le fond de commerce. Au gouvernement aussi, on a ses chiffres : 1,1 millions – c’est toujours ça de gagné – et surtout presque 60 millions qui ne manifestent pas, un plébiscite.
Trois millions, le chiffre aurait pu signifier quelque chose, si ça avait été par exemple 30.000 piquets de 100 personnes qui tiennent tous les coins de la France. Là, c’est 3.000.000×1, des centaines de milliers de 1 qui d’habitude ne manifestent pas et qui cette fois-ci sont descendus dans la rue. Pour les retraites, disent les syndicats ; contre l’UMP, dit la gauche ; face à la crise, dit le sondeur. Ce qu’il y a de bien avec les 1 quand ils sont pris au milieu de trois millions, c’est qu’on peut leur faire dire ce qu’on veut.

Eh, toi qui t’accroches à ton parapluie derrière la sono de FO, pourquoi t’es là, toi ? Tu viens pour construire un rapport de force au profit de ton parti, de ta classe, de ton syndicat ? Pas vraiment hein, t’es loin d’être de tous les combats. Alors quoi, t’es là pour ton pouvoir d’achat ?

C’est vrai que même ceux qui ont fait de « ne plus payer » un art de vivre peuvent sentir leur leste budget plombé par l’augmentation du gaz et du kilo de pâtes. Alors pour qui n’est pas familier des combines en tout genre, « payer plus » = régime de survie.
Et ça devient difficile de compter sur la vieille morale économe qui faisait supporter de se serrer la ceinture pour bénéficier plus tard d’une retraite paisible et bien méritée. Pour atteindre les 62 balais et les 42 annuités, dans une économie où on entre dans la vie active à 25 piges et où on s’en fait sortir à 55, sans compter les périodes de latence entre un CDD et une mission intérim, va falloir s’accrocher pour la pension à taux plein.

« La retraite, ça devrait être une libération », annoncent par voie d’affiche – sur une image de barreaux de cellule – les publicitaires engagés par le PC. Corollaire : « le travail, c’est la taule ». Faut-il que ce sentiment soit largement partagé pour que le parti communiste en vienne à de telles extrémités !

Le minimum vieillesse, ou bosser jusqu’à crever, le capitalisme en crise ne s’embarasse plus trop de belles promesses. Le comble de l’insupportable : supprimer les raisons d’espèrer, les rêves pourtant si communs et raisonnables auxquels on peut se raccrocher – la baraque de campagne, le temps enfin dégagé des imératifs du travail, les voyages ; des rêves déjà largement illusoires quand la réalité des retraités actuels c’est bien souvent mouroir, Motus et Derrick, ou Club Med pour les plus chanceux. Ce n’est certainement pas un hasard si les mouvements sociaux les plus forts de ces dernières années (1995, 2003), mouvements de jeunesse mis à part, ont concerné la réforme des retraites. Et la « précarité » : pas la misère, le fond du fond, non, y’a toujours plus mal lotis, mais l’insécurité sociale, un déclassement latent – du resto à la cantine d’entreprise, de la cantine aux restos du coeur – et là encore des rêves qui s’éloignent.
L’insupportable, celui qui fait qu’on descend dans la rue, peut-être plus encore que les conditons matérielles – les galères avec le banquier, le DRH, les huissiers, les flics – c’est de se sentir floué : l’économie revient sur sa parole, rompt le contrat avant son terme, comme un assureur véreux. ON a bossé, on a cotisé, on n’a pas été trop regardant sur où partaient les profits, pour finalement se rendre compte que l’idéal de bonheur moyen promis en retour nous est retiré sous le nez.
Les manifs sont des défilés de sociétaires en colère, l’avenir qu’ils avaient mis de côté n’est plus sous garantie. Le gouvernement pense s’en sortir en renégociant une nouvelle police d’assurance, à la baisse, avec chantage à la faillite. Pas certain qu’elle arrive à maintenir l’ordre : prendre l’initiative de briser les règles, c’est un jeu dangereux.