– Qui êtes-vous ?

ºº El Libertario est un journal que nous avons créé en 1995 (56 numéros à ce jour). Nous essayons de le concevoir comme une source d’information sur la théorie et la pratique anarchistes en Amérique latine et dans le monde, ainsi qu’un soutien pour tout ce que les mouvements sociaux locaux ont de libertaire. Nous ne recevons ni ne voulons recevoir aucune sorte de subvention de l’État ni d’aucune instance du pouvoir. Notre activité est à 200% autogérée. Le journal s’inspire de l’idéal anti-autoritaire de l’anarchisme et est soutenu par le Collectif d’Édition d’El Libertario, groupe affinitaire ouvert à la participation et la collaboration de personnes proches des idées et pratiques libertaires, dans une ambiance de respect mutuel et sans dogmatisme. Le critère central d’affinité implique que l’on partage l’idéal anarchiste, à savoir la volonté d’oeuvrer à la construction d’une société fondée sur la démocratie directe, la justice sociale, l’autogestion, l’entraide et la libre association sans que soient imposées la loi ni la force, entre autres valeurs. En parallèle de la diffusion de nos idées, nous essayons de participer au développement d’un mouvement libertaire dans notre pays, mais pour cela nous partons du principe que doivent préexister des mouvements sociaux de masse, autonomes et combatifs, comme condition nécessaire à l’expansion des idées et pratiques libertaires. Aussi avons-nous choisi de tisser des liens avec différentes organisations sociales de masse, de soutenir leurs luttes contre le pouvoir et l’autorité et pour les droits de la personne. De même, certain.es d’entre nous développent un travail d’investigation et de réflexion théorique. Nous nous efforçons aussi de promouvoir une culture autogestionnaire, à travers des expositions audiovisuelles et des débats par exemple, ou encore en organisant le premier Salon du Livre et de la Vidéo Libertaires, qui doit avoir lieu en novembre 2009 à Caracas. Enfin, et dans la mesure de nos possibilités et affinités, nous participons à des campagnes telles que celle lancée l’an dernier à l’occasion des 20 ans du massacre d’El Amparo (1). Pour plus de détails sur nous, nos idées, nos actions, voir notre site web www.nodo50.org/ellibertario et/ou les éditions du journal.

– Quelle la position d’El Libertario par rapport à ce que l’on appelle la révolution bolivarienne ?

ºº Nous pensons que ce qui arrive au Venezuela depuis 1999 résulte d’un pitoyable mélange de caudillisme éhonté et de capitalisme d’État, avec pour base l’abondance des revenus pétroliers. Notre analyse pointe le fait que le gouvernement bolivarien ne représente pas une rupture, mais au contraire la suite logique de la crise de la démocratie représentative au Venezuela et de son modèle économique fondé sur l’exploitation des ressources énergétiques. Il est vrai qu’on peut parler de « révolution » tant notre mode de vie s’est trouvé désarticulé à de nombreux niveaux, mais le système que nous voyons en train de se construire n’annonce rien de bon pour les exploité.es et les opprimé.es, et permettre sa pérennisation équivaut à rendre les choses plus difficiles à changer. Les transformations auxquelles nous aspirons en tant qu’anarchistes suivent un chemin bien différent de celui qu’a pris ce « processus », qui après plus de 10 ans à la barre se montre excessivement autoritaire, prompt aux alliances honteuses avec le capital transnational (en s’associant à des entreprises mixtes qui contrôlent les réserves pétrolières du pays), bureaucratiquement inefficace, structurellement infecté par la corruption, avec des orientations, des personnages et des actes que nous ne pouvons absolument pas cautionner.

Après avoir enquêté et réuni des preuves de ce que nous avancions, nous avons dénoncé le rôle joué dans la globalisation économique par le Venezuela, qui ne fait que fournir de manière sûre, économique et fiable les ressources énergétiques au marché mondial. Comme nul autre avant lui, ce gouvernement à la rhétorique nationaliste et gauchisante s’est montré des plus efficaces pour apprendre à la population à accepter sa soumission au commerce pétrolier mondial puis à remercier poliment pour les miettes reçues, alors que perdure une des répartitions des richesses les plus injustes du continent. C’est ainsi que les questions sociales et environnementales liées aux effets de l’exploitation des hydrocarbures et minéraux sont devenues des tabous politiquement incorrects. Le régime bolivarien a développé un appareil de propagande impressionnant pour vendre les soi-disant largesses de ses politiques sociales, mais les faits et la réalité concrète montrent bien que s’il y eu des progrès dans certains domaines et certains programmes gouvernementaux ponctuels – une bonne occasion pour l’État de revendiquer une prétendue légitimité dans le monde entier – la situation globale n’a vu aucune avancée significative. Pourtant, ces dix dernières années, le gouvernement a pu compter sur les revenus fiscaux et pétroliers les plus élevés de toute l’histoire du pays pour une période si courte, revenus qui sont allés engraisser la « bolibourgeoisie », i.e. la bourgeoisie bolivarienne élevée aux frais du pouvoir officiel. C’est tout cela que nous essayons de montrer dans notre publication, en nous efforçant de citer les sources et les données même du pouvoir officiel. Et pour illustrer l’aggravation de la crise chez celles et ceux « d’en bas » nous rappelons que le Venezuela détient un des plus forts taux d’homicides du continent, avec 14 000 victimes en 2008. Ceci en dit long sur l’extension du climat de violence qui reflète la désintégration de cette société, tendance qui se serait inversée, ou aurait du moins été contenue, si l’on avait expérimenté une forme de changement offrant de réels bénéfices pour la population.

– Le chavisme appelle à l’unité progressiste pour faire face au putschisme de l’oligarchie et à l’impérialisme. Que se passera-t-il s’il se crée, à cette occasion, une alliance stratégique et plus tard, une fois ces adversaires défaits, pourquoi ne pas tenter une révolution anarchiste ?

ºº Pour ceux qui les intègrent, les alliances stratégiques servent à prendre le contrôle de l’État, alors que nous autres anarchistes cherchons plutôt à dissoudre l’État, avec la participation de toutes et tous. La défaite de ce que d’aucuns appellent la réaction et l’oligarchie (des termes qui sentent fort la propagande) ne servirait qu’à consolider le pouvoir des vainqueurs, lesquels formeraient une nouvelle oligarchie parce que ce c’est ainsi que le veut la logique du pouvoir d’État, comme cela s’est passé en URSS, en Chine ou à Cuba. Ceci rendrait difficile la révolution anarchiste et l’Espagne de 1936 en est d’ailleurs une illustration. De plus, il est inexact de définir le projet chaviste comme une opposition au putschisme, alors même que son ambition première a été de commettre un coup d’État militaire. Quant à la soi-disant bataille contre l’impérialisme, il suffit de jeter un oeil sur les politiques qu’ils envisagent et appliquent dans les domaines du pétrole, des mines, de l’agriculture, de l’industrie, ou dans le domaine du travail, etc., pour s’apercevoir qu’ils ne cherchent qu’à être les laquais de l’Empire et non ses ennemis (pour plus de détails sur les liens stratégiques entre le capital transnational et les intérêts impérialistes, voir les différents articles parus dans El Libertario).

– Le gouvernement vénézuélien déclare qu’il a rendu possible une explosion du pouvoir populaire, grâce à l’implantation massive et le transfert de pouvoir aux Conseils municipaux, aux organisations communautaires et horizontales de participation populaire. Les anarchistes soutiennent-ils ces structures de base ?

ºº Tout dans l’instauration et le mode de fonctionnement des Conseils municipaux montre que leur existence et leur capacité d’action dépendent de leur loyauté à l’appareil gouvernemental, lequel assure ses arrières en laissant au Président la faculté juridique de donner ou non son aval aux dites organisations, entre autres mécanismes qui garantissent le contrôle officiel et sont relayés dans la législation correspondante. Tout ceci n’est pas une nouveauté au Venezuela, où d’innombrables groupements de base (syndicats en tête) ont toujours ressemblé aux tramways, alimentés par le haut. Certes, des tentatives d’organisation « de bas en haut » existent dans les quartiers, les milieux ouvriers, paysans, indigènes, écologistes, étudiants, culturels, etc., et sont loin de s’attirer la sympathie de l’officialisme. Selon nous, la soumission légale, fonctionnelle et financière des Conseils communaux au pouvoir de l’État est un sérieux obstacle à l’impulsion d’un mouvement autonome en leur sein. Et ceci vaut pour les Conseils de Travailleurs dans les entreprises, qui constituent eux aussi un bon moyen de fermer la porte à toute velléité de syndicalisme indépendant.

– Pourquoi les anarchistes critiquent-ils les Forces armées vénézuéliennes – qui clament haut et fort leurs racines populaires et nationalistes – et leur capacité à faire vivre un projet révolutionnaire ?

ºº N’importe quelle armée moderne recrute le gros de ses troupes dans les classes populaires. Ceci dit, malgré l’origine sociale de la majorité des recrues, la raison d’être de l’armée est la défense d’une structure de pouvoir et de ses détenteurs, c’est pourquoi elle ne pourra jamais soutenir une révolution en faveur des opprimés. Au mieux, elle peut remplacer un personnage par un autre et changer quelques-unes des règles de la structure de pouvoir, mais certainement pas éliminer cette structure, puisque par essence elle prône l’ordre et l’obéissance. Voilà pourquoi nous ne soutenons aucune armée, ni aucune police, ni aucun de ces privilégiés qui pour protéger leurs prérogatives n’hésitent pas à utiliser la force et les armes contre d’autres personnes. Quant au nationalisme, ce n’est pas une position que l’anarchisme approuve, parce qu’il implique que l’on s’en tienne aux intérêts de certaines personnes, enfermées artificiellement par un État dans un territoire-nation et présumées différentes et supérieures aux autres. Nous sommes ennemi.es de tout type de privilèges, qu’ils proviennent de la naissance, de la race, de la culture, de la religion ou de l’origine géographique. Et nous tenons à ajouter, avec toute l’expérience que nous confère la vie quotidienne au Venezuela, que de nombreux exemples prouvent que la place énorme et privilégiée qu’occupent aujourd’hui les militaires dans le fonctionnement de la bureaucratie officielle n’a fait qu’accroître la corruption, l’inefficacité et l’ignorance qui étaient généralement déjà la norme dans l’appareil d’État vénézuélien.

– Le mouvement d’opposition à l´officialisme est-il aussi homogène que ses défenseurs le prétendent? Y a-t-il des tendances différentes en lutte contre le gouvernement? Quelle est la relation entre ces tendances ?

ºº Incontestablement, en qualifiant en bloc l´opposition de « droite terroriste, laquais de l´impérialisme et contrôlée par la CIA », la propagande chaviste est fausse et calculatrice : bien qu´il y existe une frange de l’opposition proche de cette image, la situation est beaucoup plus hétérogène. L’opposition est fondée sur le modèle politique dominant avant 1999, avec des partis vieux et affaiblis comme AD (Acción Democrática, parti social-démocrate proche du PSOE espagnol) et le COPEI (Comité de Organización Política Electoral Independiente, parti démocrate-chrétien proche du PP), ainsi que d´autres formations idéologiques qui suivent la même ligne. On peut aussi y trouver des anciens partisans du gouvernement actuel – tels que les partis MAS (Movimiento al Socialismo) et PODEMOS (Por la Democracia Social) – dont la rupture avec le chavisme est liée à des ambitions bureaucratiques et de pouvoir insatisfaites plutôt qu´à de réels conflits politiques et idéologiques. Cette opposition socio-démocrate et de droite prétend se présenter – de même que le chavisme de son côté – comme la seule alternative possible, et circonscrire les problèmes du pays à la sphère politique électorale, car son seul intérêt est de s’emparer du pouvoir pour gérer à son gré les revenus pétroliers. Sa stratégie de propagande s’est avérée très efficace pour attirer les initiatives des citoyens de base sous son leadership : elle a su se vendre comme « le moindre mal » face à la menace autoritaire du gouvernement. En outre, il existe une partie de la population identifiée comme « ni-ni », car elle n´est d´accord ni avec le gouvernement, ni avec cette opposition. Ce groupe représente la minorité la plus importante du pays dans les sondages électoraux. Résultat : toutes les stratégies électorales visent à séduire les « ni-ni» au moyen d´une des offres concurrentes. Leur existence même prouve que malgré le choc annoncé entre bourgeois, le pays n´est pas divisé mécaniquement entre pro et anti-chavistes. Jamais El Libertario ne s´est défini comme une initiative « antichaviste ». D’ailleurs, nous dénonçons depuis 2002 la construction d´une fausse polarisation dans le but de saper l´autonomie des mouvements de base et de détourner leur dynamique de mobilisation à des fins électorales. El Libertario fait partie d’une constellation de groupes et d´organisations de la gauche anticapitaliste, encore dispersés et peu coordonnés, qui dénoncent avec la même intensité le gouvernement du président Chávez et ses concurrents de l’opposition médiatique. Mais, comme on s’en doute, l’existence de ces formes de contestation est dédaignée par ceux qui ont intérêt à ce que soit uniquement perçue l´existence de deux adversaires. Ces deux ou trois dernières années, on commence à reconnaître les signes de l’existence d´une autre alternative, qui lutte avec la base pour rompre avec l´électoralisme : petit à petit, l´expression des conflits sociaux fait entrevoir aux travailleuses/travailleurs, aux aborigènes, aux paysan.nes, aux étudiant.es, aux victimes de la violence institutionnelle et de la criminalité, aux sans-abri, etc. que la solution à leurs problèmes ne viendra pas de la bataille pour le pouvoir institutionnel, de même qu’elle n’est pas venue d’une décennie de soi-disant révolution, ni de 40 années de trompeuse démocratie représentative.

– Est-ce que les anarchistes vénézuéliens sont des «escuálidos » (des traîne-misère, surnom par lequel le chavisme fait allusion à ses opposants) et, par conséquent, soutiennent-ils l´opposition social-démocrate et de la droite ?

ºº « Escuálido » est une dénomination purement médiatique, utilisée dans les milieux politiques officiels et si elle a des airs de slogan, elle ne sert qu’à exprimer le mépris. En tout cas, si le but est de désigner celles et ceux qui ne veulent pas renoncer à la liberté ni à l´autonomie pour se soumettre au diktat autoritaire d´une personne, d’un parti, d’une idéologie, alors oui, nous sommes des escuálidos. Par contre, si l’on entend par là que nous soutenons des courants identifiés au libéralisme économique, avec tout ce que ça implique – un mépris quasi-raciste de l´élite envers les masses, l’escroquerie de la démocratie représentative ou le retour à des formes d´organisation sociopolitiques dépassées par l´Histoire – alors non, nous ne le sommes pas. Nous condamnons le régime de Chávez et ses opposants électoraux. Il peut nous arriver d’être en accord avec certaines actions et déclarations des uns et des autres, mais fondamentalement, nous condamnons la plupart de leurs actes et de leurs discours. Nous rejetons la frustration des espoirs des gens qui ont soutenu Chavez, mais nous refusons aussi de valider les manoeuvres de la bande de politiciens opportunistes qui servent d´opposition institutionnelle. Et surtout, pour des raisons de principes, nous ne pouvons pas soutenir quiconque conditionne la recherche d´une vie meilleure à la subordination des individu.es à la hiérarchie de l´État, tel que le prétendent les deux cliques.

-Quelles sont les initiatives et revendications portées par les libertaires vénézuélien.nes ?

ºº Le mouvement anarchiste local est jeune, ses débuts correspondent pratiquement à ceux de la publication d’El Libertario. Par conséquent, au cours de ces années, nous avons dû faire face à l´autoritarisme du gouvernement et des partis d’opposition, puisque leurs projets sont à 1 000 lieues des nôtres. Nous avons été confrontés à d’énormes obstacles tant pour nous faire reconnaître comme alternative possible que pour nous implanter concrètement dans les luttes sociales, mais notre ténacité a fini par porter ses fruits. El Libertario en témoigne régulièrement, dans les plus récentes éditions notamment (beaucoup sont disponibles sur notre site internet), où l´on peut voir comment s’ouvrent de nouveaux espaces permettant de créer des liens prometteurs entre le militantisme anarchiste et les expressions les plus dynamiques de la mobilisation sociale actuelle au Venezuela. Nous cherchons à établir des ponts avec les conflits et revendications collectifs les plus sensibles, tout en encourageant l´autonomie des mouvements sociaux et en les accompagnant dans leur évolution. Aussi avons-nous développé des affinités et des projets avec différents mouvements et initiatives de masse et avec des groupes anticapitalistes, parmi lesquels le Comité des victimes contre l´impunité de Lara, la Maison de la femme « Juana la avanzadora », le groupe d´études « Peuple et conscience » de Maracay, l´Union Socialiste de Gauche et la tendance syndicale CCURA (Courant Classiste, Unitaire, Révolutionnaire et Autonome), le groupe Troisième voie de l´ex-guérillero Douglas Bravo, un certain nombre de syndicats du secteur public de la santé, des organisations de droits humains, des initiatives de jeunes et des groupes écologistes.

– Existe-t-il des tendances dans le mouvement libertaire vénézuélien ?

ºº Le mouvement anarchiste au Venezuela est encore trop petit et trop jeune pour parler de tendances en termes qui puissent être compris en Europe. Ce qui est certain, c’est que les militant.es ont des objectifs d´action et des pensées variées, mais cela ne suffit pas à établir une différentiation pour séparer les un.es des autres. En outre, le fait même de développer une activité libertaire là où récemment il n´en existait pas et dans les circonstances que nous avons décrites a plutôt motivé le peu d’anarchistes que nous sommes à rester uni.es.

D’aucuns ont voulu présenter – en particulier pour l´extérieur- une division parmi les anarchistes locaux, à savoir d´un côté des « anarcho-chavistes» ou « anarchistes bolivariens », qui considèrent que le processus révolutionnaire actuel est source d’avancées pour la cause libertaire, et de l´autre des « anarcho-libéraux » ou « anarcho-dogmatiques », c´est-à-dire nous, qui ne reconnaissons pas ces avancées, de sorte qu’en nous opposant au gouvernement progressiste, nous jouons le jeu de l´impérialisme et de la droite. Et voilà comment on déforme d’une façon grotesque et calculatrice ce que nous disons à El Libertario. De toute évidence, une telle imposture à propos du Venezuela et des anarchistes locaux ne peut se fonder que sur l´ignorance, l’aveuglement, la mauvaise foi et la provocation. Il y a des gens qui à un certain moment ont été ou se sont estimés anarchistes, mais qui à présent se cachent derrière la soi-disant exception historique du cas vénézuélien pour renier ou dénaturer les principes libertaires de base, l´anti-autoritarisme et l´autogestion de l´idéal anarchiste. De fait, même si ces gens-là continuent à se présenter comme des anarchistes, il est évident qu´ils ne le sont plus. D’un autre côté, comme par hasard, la plupart de ces personnes sont fonctionnaires de l´État ou touchent des subventions publiques pour leur activité, ce qui fait douter de la solidité de leurs convictions libertaires. Pour nous qui avons fait un bilan des expériences similaires sur le continent, il est évident que l’on répète, à quelques excentricités près, ce qui s´est passé dans le Cuba de Castro ou l’Argentine de Perón, où le Pouvoir a essayé d’acheter et de diviser le mouvement anarchiste.

En tout cas, n’importe quel.le anarchiste au monde, pour peu qu’il/elle réfléchisse un peu, en restant cohérent avec l´idéal que nous défendons et avec un minimum d´information sur le cas du Venezuela, se rendra compte de l´absolue incongruité qu’il y a à se déclarer anarcho-chaviste ou anarcho-bolivarien, car c´est une contradiction aussi évidente que celle de se proclamer « anarcho-étatiste ». De plus, nous vous invitons à prendre connaissance non seulement des positions d’El Libertario, mais aussi de toutes les initiatives anticapitalistes qui dénoncent le chavisme pour son autoritarisme et son favoritisme envers les secteurs les plus agressifs de l´économie mondiale. Bien sûr, le mieux est encore de visiter le Venezuela pour découvrir la réalité qui se cache derrière le spectacle pseudo-révolutionnaire bolivarien.

– Ne risque-t-on pas, en décrivant ainsi ces défenseurs du régime chaviste, de tomber dans des accusations indignes de l´esprit antidogmatique de l´anarchisme ?

ºº L´anarchisme n´est ni un état d´esprit ni une humeur. C´est une façon d´affronter les événements sociaux en cherchant le bien-être de chacun.e au sein du bien-être de toutes et tous, au moyen de propositions faites par des personnes réelles et discutées, adoptées ou refusées par les autres dans des circonstances spatio-temporelles déterminées. N’importe qui peut s´autoproclamer anarchiste, mais c’est l´interaction mutuelle avec les autres anarchistes qui nous situe et détermine si oui ou non nous appartenons au mouvement anarchiste, d´après nos pratiques et nos idées. Comme nous ne sommes pas parfait.e.s, il peut nous arriver d’adopter des conduites ou défendre des idées que le groupe n´accepte pas. Cela ne nous rend ni meilleur.es ni pires, même si parfois la divergence est telle qu’elle devient insurmontable pour les autres et qu’ils/elles ne nous reconnaissent plus comme des leurs.

– Avez-vous des relations avec d’autres anarchistes en Amérique latine et dans le reste du monde ?

ºº Nous avons toujours été attentifs à élargir au maximum le contact avec les anarchistes hors Venezuela, en particulier avec nos compagnes et compagnons ibéro-américain.es. D’abord parce que notre expérience est plus récente et que nous voulons nous nourrir des itinéraires anarchistes passés et présents dans d’autres contextes ; mais aussi parce que nous aspirons à partager notre démarche, nos doutes et nos certitudes, nos succès et nos gaffes, et que pour cet échange, personne n’est mieux placé que les compagnes et compagnons ! Concrètement, on peut percevoir ce lien à travers la diffusion de notre publication, qui nous pousse vers l’avant et dont nous sommes fier.es de dire c’est le journal anarchiste latino-américain le plus largement distribué sur le continent : les 2 000 à 2 500 exemplaires de chaque édition ne touchent pas seulement le Venezuela mais sont régulièrement diffusés dans une douzaine d’autres pays au moins. Un autre fait significatif : notre site internet comptabilise plus de 160 000 visites, avec une moyenne journalière de 50 à 80 consultations. Si l’on ajoute enfin la multitude de liens personnels directs avec des libertaires de la planète entière, on voit que tout cela se traduit par un flux continu de relations et d’échanges avec le mouvement anarchiste international, ce qui est pour nous une source constante de défis et de satisfactions.

– Quelle est la réaction du gouvernement face à des groupes et individu.es anarchistes qu’il ne parvient pas à contrôler ?

ºº Même s’il n’existe pas encore de répression spécifique contre l’anarchisme, l’État vénézuélien cherche à contrôler et soumettre tout signe de dissidence radicale susceptible de remettre en question et de combattre les bases de l’actuel système de domination politique et économique. Cette politique n’est en rien différente de celles que peuvent mettre en place d’autres États dans le reste du monde, si ce n’est que le gouvernement vénézuélien avance masqué derrière une phraséologie de révolution, de socialisme et de pouvoir populaire. Par conséquent, dans la mesure où nous autres anarchistes sommes engagé.es dans les luttes sociales et encourageons leur développement autonome face au gouvernement autoritaire, nous sommes la cible de la même vague répressive qui s’abat aujourd’hui sur les mouvements populaires, parce que nous refusons d’accepter que seule la volonté du Commandant Chavez peut nous sauver. À ce propos, il est important de décrire la politique de criminalisation et de répression de la contestation sociale menée par le gouvernement actuel. En 2002 et 2004, fort de l’excuse du coup d’État, le gouvernement a modifié plusieurs lois comme le Code pénal et la Loi organique de Sûreté de la Nation, pour pénaliser le blocage de rues et l’organisation de grèves dans les entreprises dites de base. Ce qu’on nous a vendu comme une « répression des putschistes » se retourne maintenant contre les communautés qui se mobilisent pour leurs droits. Selon des chiffres révélés par les syndicats, le mouvement paysan et les organisations pour les droits humains, il y a actuellement environ 1 200 personnes soumises au contrôle judiciaire pour avoir participé à des manifestations. D’un autre côté, le gouvernement n’a pas besoin d’organiser, en première instance, une répression directe contre les manifestations, car il dispose d’organisations paragouvernementales chargées, sous l’appellation de « pouvoir populaire », du harcèlement psychologique et de la rétention physique des contestataires au prétexte de « neutraliser le sabotage de la révolution », ce qui n’est pas sans rappeler les stratégies militaires utilisées dans d’autres pays. Si les manifestations continuent et se popularisent, alors l’État fait appel à la police et à l’armée, avec les résultats que l’on connaît dans le monde entier : une répression violente qui se solde tragiquement par des morts et des blessés. C’est ainsi par exemple que le 20 mars 2009 ils ont assassiné José Gregorio Hernández, un sans-abri, lors d’une expulsion dans l’état d’Anzoategui ou encore que le 30 avril 2009 ils ont abattu un étudiant, Yusban Ortega, à Mérida, pour ne citer que les cas les plus récents. Dans ce contexte, il s’agit pour le gouvernement de qualifier toute expression de la grogne sociale de « contre-révolutionnaire, soutenue par la CIA et l’impérialisme », stratégie qui, si elle s’est montrée très efficace par le passé, a désormais perdu de son efficacité : le citoyen ordinaire, surmontant sa peur, se décide à manifester pour améliorer ses conditions de vie.

– El Libertario a publié récemment plusieurs articles pour dénoncer la répression des syndicats par le gouvernement. Pouvez-vous nous en dire plus ?

ºº Le cas des ouvriers de Mitsubishi assassinés fin janvier 2009 par la police « socialiste et bolivarienne » du gouverneur chaviste dans l’état d’Anzoátegui, ou celui des trois syndicalistes massacrés dans l’état d’Aragua le 27 novembre 2008 dans des circonstances plutôt douteuses, sont présentés par la propagande gouvernementale – de même que d’autres exemples de répression – comme une exception indépendante de la volonté de l’État, ou comme la conséquence de provocations et/ou d’infiltrations visant à ternir l’image officielle. Mais, dans El Libertario, nous avons montré en détail qu’il s’agit en fait de l’application d’une politique dans laquelle s’est compromis l’actuel gouvernement vénézuélien – fidèle à ses origines putschistes et à l’orientation idéologique qu’il a été chercher dans la dictature des Castro à Cuba – politique qui, sous des allures de socialisme du XXIème siècle, cherche à imposer à la société un modèle de contrôle autoritaire, tant par le bâton que la carotte, ce qu’il fait en accord et avec la bénédiction de ses commanditaires du capital transnational. Aujourd’hui, avec la crise économique du capital global, les moyens de contrôle par la carotte se raréfient, même au Venezuela et malgré la richesse pétrolière, ce qui fait que rapidement tombe sur les opprimé.es « le bâton du peuple » que prédisait Bakounine comme inévitable recours de ces autoritaires qui se réclament de la gauche.

Quant à la question précédente, nous rappelons la situation des « 14 de Sidor », un groupe de travailleurs qui, dans le cadre du contrôle judiciaire, sont jugés pour « appropriation indue qualifiée et atteinte à la liberté de travail » pour avoir protesté contre leurs conditions de travail, ce qui pourrait leur valoir une peine de 5 à 10 ans de prison. Pour plus d’informations, voir : http://www.nodo50.org/ellibertario/descargas/solidarida…a.doc. Sur ce point, il faut savoir que le gouvernement a essayé de construire artificiellement des centrales syndicales contrôlées par le parti au pouvoir, le PSUV (Partido Socialista Unido de Venezuela). Cette manoeuvre a aggravé la crise historique dans le secteur et renforcé la présence des « sindicaleros » (syndicalistes jaunes) qui vendent les droits des travailleurs aux patrons. Il y a de plus des bagarres entre syndicats pour la répartition des postes de travail, une « victoire » dans l’industrie pétrolière et le bâtiment, secteurs dans lesquels les syndicats contrôlent une grande partie des affectations des salariés. S’il est vrai que cette situation est antérieure au gouvernement Chávez, elle n’en est pas moins devenue dramatique du fait de la dégradation actuelle du syndicalisme – applaudie par le pouvoir – et c’est ainsi qu’en 2007, pas moins de 48 personnes, en majorité des syndicalistes, ont été assassinées lors de conflits liés à l’obtention d’emplois, chiffre qui est de 29 pour 2008. D’autre part, les déclarations présidentielles attaquant les organisations syndicales sont de notoriété publique, de même que les pressions sur les fonctionnaires pour les faire adhérer au PSUV et participer « volontairement » à des manifestations progouvernementales. Il est incroyable que le licenciement de personnes qui n’adhéraient pas à la vision politique officielle trouve une justification auprès de gens qui se disent « révolutionnaires ». Souvenez-vous de la publication du recensement des électeurs de l’opposition, la « Liste de Tascón » (en l’honneur du député qui l’a rendue publique), qui a servi à la discrimination systématique de quiconque se déclarait adversaire du gouvernement. La propagande officielle se vante d’offrir aux salariés vénézuéliens le salaire minimum le plus élevé du continent, mais elle oublie de dire que 18% de ces travailleurs gagnent moins du salaire minimum, et que 50% d’entre eux perçoivent entre un et moins de deux salaires minimums, dans un pays où l’inflation est la plus élevée du continent. Malgré cela, nous voyons aujourd’hui avec beaucoup d’espoir comment les travailleurs et travailleuses de différents secteurs se débarrassent de la peur d’être criminalisé.es et sortent dans la rue pour gagner leurs droits par la lutte.

– Selon certaines critiques, l’anarchisme donne des leçons mais n’apporte rien de constructif. Quelles sont les propositions d’El Libertario pour transformer positivement la réalité vénézuélienne ?

ºº Notre lutte n’est liée ni à la conjoncture ni aux circonstances. Elle va dans le sens d’un nouveau mode de vie collective et individuelle, dans lequel l’action directe et l’autogestion nous amèneront à nous réapproprier notre existence, avec sincérité et honnêteté, en nous élevant par l’étude et le contact des autres, en reconnaissant que la liberté d’autrui étend la nôtre, en respectant l’égalité car les différences ne créent pas la supériorité, en gardant toujours à l’esprit que ce sont les autres qui rendent notre vie possible et que nous devons servir leurs intérêts en priorité pour pouvoir ainsi atteindre nos propres buts, buts auxquels il ne faut jamais renoncer si l’on aspire à vivre pleinement. Chacun.e vit sa vie et en est responsable devant elle/lui-même et devant les autres, mais le salut ne peut venir que de nous-mêmes. Nous n’avons pas de recette miracle : les propositions et actions révolutionnaires doivent résulter d’un effort collectif conscient et constant, auquel nous essayons d’apporter notre participation passionnée, en soutenant les mouvements sociaux dans leurs tentatives de réappropriation de l’autonomie, parce que cela créera l’espace nécessaire au développement et à l’influence des idées anarchistes de liberté et d’égalité dans la solidarité.

– Quelque chose à ajouter ?

ºº Pour nous contacter, nous avons deux adresses : ellibertario@nodo50.org et ellibertario@hotmail.com. De plus, nous invitons à nouveau les intéressé.es à visiter notre site à l’adresse www.nodo50.org/ellibertario. Nous vous remercions de l’opportunité que vous nous donnez de propager nos idées, car si nous sommes impliqué.es dans l’action autonome des opprimé.es et exploité.es au Venezuela, nous voulons aussi faire connaître leurs luttes sans les conditionner aux intérêts de pouvoir de l’État et du Capital. Nous appelons enfin celles et ceux qui liront cette interview à collaborer, s’ils/elles le souhaitent, à l’organisation du premier Salon du Livre et de la Vidéo Libertaires à Caracas : ils/elles peuvent nous contacter à l’adresse feriaa.caracas2009@gmail.com. Salud y Anarquía à toutes et tous !

[Vous trouverez d´autres textes en français dans la section “other languages” de www.nodo50.org/ellibertario]

[Translation: Alicia et Klairhon]

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(1) El Amparo : nom du village vénézuélien, proche de la frontière colombienne, où a eu lieu en 1988 une énorme bavure militaire. Les forces de sécurité vénézuéliennes y assassinèrent 14 pêcheurs avant de se prétendre qu’il s’agissait de terroristes colombiens préparant des attentats sur le territoire vénézuélien.