Tout ce que ta main trouve à faire,
fais-le dans toute ta force.

Tout discours important, encore plus s’il se doit d’être succinct, est toujours confronté à l’impossibilité de déployer l’entièreté de ce qu’il désirerait déployer à l’instant où il commence à émerger. Ce texte a été écrit dans l’urgence différée, ou plutôt, d’un introuvable recul, parmi les différentes polices de la pensée. De là, ce texte ne s’adresse qu’à nous-mêmes, personnes d’autres…

Toute pensée est menacée par ce qui l’apaise.

De la Chine au fin fond de l’Amazonie, les « neuf arrêtés » sont soutenus. Tout comité de soutien n’est qu’une brise parmi la tempête, comme toute parole cherchant à respecter leur pensée n’est la plupart du temps que pluie effaçant la neige, trop rarement nouveau coup de tonnerre. Ce n’est, bien entendu, pas une raison pour ne pas déployer un comité de soutien dans chaque ville, pour ne pas déployer une parole importante dès que l’occasion se présente.

Qui s’indigne ne dérange en rien le réseau de pouvoirs. Qui dénonce s’exempte.

Etre respectueux envers leur pensée – leurs actes, pour nous, en couchant sur papier un soutien offensif, ce n’est pas s’indigner de la confusion opérée par le pouvoir entre blocage, sabotage et terrorisme, mais bien bloquer et saboter tout ce qui permet et impose la bêtise. Ce n’est pas seulement parce qu’ils sont victimes de manipulation que nous crions, que nous sommes silencieux, mais avant tout parce que leurs idées et pratiques s’élèvent parmi les plus puissantes de l’époque. Nous les aimons comme nous nous aimons, loin de les connaître. Nous les soutenons comme ils nous invitent nous les invitons, comme de jeunes enragés perdus et dispersés parmi les métropoles occidentales, cherchant leurs frères.

Journées de silence après comités de soutien muets, nos nuits ne sont guère plus parlantes. C’est pourquoi nous ne pouvons soutenir qu’en déclarant une fois de plus la guerre, ou préférons ne pas soutenir, tout en encourageant les différents comités de soutien. Si la sincérité existe, elle est assurément dans ces deux dernières lignes. Déclarer la guerre n’est encore rien, ou si peu, de notre place. Déclarer la guerre peut prendre une vie, pour celui qui s’attarde à la percevoir partout. Nous ne savons comment faire pour eux. Malgré tout, nous pressentons comment faire avec eux sans eux, où que nous soyons. Dans la démesure des possibles, nous pressentons que s’il est possible de participer infimement à leur libération, nous préfèrerions qu’ils soient respectés par nos moyens. C’est pourquoi notre participation doit être prise de parti actualisée, et peut-être alors, nous nous respecterons.

Cette manifestation de la violence impériale apparaît avant tout parce que ces jeunes incarnent le scandale d’une autre existence, existence qui elle-même suffit à ébranler les colonnes du monde.

Dans la séparation généralisée, est dangereux pour l’ordre économique, social, politique, est « terroriste » celui et celles qui cherchent toute leur vie à créer des idées subversives, de l’attachement, une politique non institutionnelle, du lien (loin de tout ordinateur). Rien d’étonnant, dès lors, lorsque nous entendons gronder la pensée dominante. L’ordre économique, « toutes choses étant égales par ailleurs », apprend que l’homo oeconomicus, (in)dividu rationnel et isolé, n’oublie jamais son utilité marginale, ses intérêts privés. « Toutes choses étant égales par ailleurs », comme si l’économie avait supplanté la politique, l’ordre politique apprend que le citoyen (bien entendu dépourvu de cité) jouit de son droit ultime lorsqu’il vote, c’est-à-dire lorsqu’il est le plus isolé et impuissant, quoiqu’il se fasse croire. L’ordre social, « toutes choses étant égales par ailleurs », apprend qu’il est essentiel d’avoir beaucoup de connaissances, deux-trois amis, mais surtout de se ménager le plus de temps possible pour soi, pour « faire sa vie ». De là, il est plus facile de comprendre pourquoi, du point de vue du pouvoir, vivre en communauté est déjà criminel, se taire en garde-à-vue preuve de terrorisme. Facile de percevoir que ces jeunes ont été arrêtés pour leur manière d’être plus que pour leur manière de faire. Ils propagent une autre pratique-définition du communisme, dangereuse pour tous les dirigeants isolés de ce monde enfouis dans leur libéralisme existentiel. Le réseau de pouvoirs est condamné à gouverner le désordre, ou plutôt, sa multiplicité d’ordres, partout où des êtres respirent encore, puisque son ordre s’élève contre la vie même.

Je crois qu’il faut parler de leurs revues, de l’ « Appel », de « L’Insurrection qui vient », qu’il faudrait en parler, mais privé de paroles, dans un langage qui m’obsède et me bouleverse, me faisant défaut.

Certains, proches, de cette proximité lointaine par laquelle Blanchot et Bataille étaient attachés, proximité la plus profonde, ont affirmé qu’il n’y a pas de question de la violence, après se l’être posée. Il n’y a pas de question de la « violence », il n’y a qu’un parti pris dans une guerre déjà en cours, et la question, alors, des moyens adéquats à la victoire. La violence est dans la banalité de nos vies, de notre quotidien domestiqué. Tout être qui se met en danger pour s’extraire de cette violence première combat pour la vie même, pour la construction et le partage de mondes. C’est cet être en nous et partout autour de nous qu’il s’agit de défendre, et pour y tendre, il s’agit de se faire violence, du latin « violare », d’avoir force sur soi, pour soi et pour les autres. Pour soi et pour les autres, comme lorsque retentit l’évidence qu’aucun homme n’est libre dans un monde où l’esclavage est la norme. Autrement dit, celui qui considère comme violent l’être qui se libère de ses chaînes et combat pour la vie même, celui-là ne perçoit pas la banalité de sa vie, ou plutôt, l’ampleur de la violence qui lui est faite.

Nous ne pouvons pas tuer, notre suicide nous précède.

Même si l’intention de lutte armée est un mensonge supplémentaire des médias dont nous n’attendons rien d’autre, rappelons qu’un camarade écrivait, après le « mouvement contre le CPE » : le contenu d’une lutte réside dans les pratiques qu’elle adopte, non dans les finalités qu’elle proclame. La commodité d’un but, pour eux comme pour nous, fut-il lointain, n’existe pas.

L’Etat d’exception est cette suspension de la loi, loi au-dessus des lois, pour défendre le droit, c’est-à-dire l’Etat. Walter Benjamin et Hans Kelsen n’ont cessé de préciser que l’Etat et le droit sont des synonymes. Le droit ne cesse donc de se refonder en vue de sa propre conservation. L’Etat d’exception est le nouveau pléonasme qui exprime les récentes « avancées » de la gouvernementalité, la nouvelle centralité du réseau de pouvoirs, si on n’oublie pas que l’Etat est depuis presque un siècle intégré au capitalisme, si on n’oublie pas que la naissance de l’Etat à la fin du 18ème siècle constitue déjà une situation d’exception (juridique) par rapport à l’ordre antérieur, censée conjurer l’état de guerre permanent. Seulement la guerre civile ne s’est jamais éteinte, quoique que nos divers représentants nous chantent depuis plus de deux siècles. Elle a été cachée, masquée, sans doute amoindrie grâce à une tentative d’application des théories de Thomas Hobbes et des lumières. En d’autres termes, la guerre civile a été prolongée par d’autres moyens et surtout selon d’autres discours. Avec la prolifération incessante de nouvelles lois, l’Etat de droit – d’exception n’a pu devenir qu’un Etat usant de toujours plus d’exceptions, vu qu’il y a toujours plus d’exceptions inscrites en son sein, au sein de ce que l’on nomme le droit, et ce, quoique le réformiste défenseur des droits de l’hommes ou de la liberté d’expression espère. Si bien que lorsque l’on assiste à une nouvelle exception juridique, il s’agit d’entendre exception à l’ancienne exception, c’est-à-dire déjà inscrite dans le droit. Cette perpétuation est logique historiquement, ou plutôt inévitable, tant qu’il n’y a pas de bouleversement radical des conditions d’existence. Le drame, ou la surprise, ou ce qui paraît à beaucoup tragique, ce sont les grands sauts qu’opère parfois le réseau de pouvoirs, c’est-à-dire le temps court durant lequel il va se permettre d’accroître terriblement son intransigeance au niveau du droit, bien sûr, mais aussi, et c’est peut-être encore plus dangereux pour la vie, au niveau de la pensée du contrôle comme du contrôle de la pensée, ainsi que de l’urbanisme policier, étant donné que tous ces champs sont indéliables. Et chaque fois que le réseau de pouvoirs fait de grands sauts, c’est soit parce qu’il pense qu’aucune explosion sociale ne surviendra, en tout cas pas en tant qu’elle pourrait le mettre réellement en danger, soit parce qu’il n’a pas le choix, comme lorsqu’il est confronté à une crise financière importante, et qu’il s’agit de déplacer l’objet de la peur, de déplacer le centre de la tension comme de l’attention, par exemple en créant une menace terroriste, par exemple avec la vulgarité qui suit :  » Il peuvent devenir plus dangereux. Ils avaient des cartes du réseau SNCF. Ils restent muets durant les interrogatoires. Ils n’ont blessé personne, mais demain, qui sait ? » Le plus aberrant dans cette opération, au niveau du droit, donc de ce qu’il reste d’Etat, ce n’est pas seulement que la présomption d’innocence s’envole, ou que la présomption de culpabilité s’affirme, mais bien plus profondément l’attente permanente d’aveux (vu que la police n’a pas de preuves ni de témoins), accolée à la détention sans limite temporelle. Ce qui signifie que le silence est un délit, de la place des inculpés, comme quelconque parole.

Nous parlons d’opération policière. Distinguer, dans cette police, entre gendarmes, syndicalistes, journalistes, bureaucrates et politiciens est superflu tant leur collusion fut ici patente. Les clichés des journalistes servent les enquêtes de la police tandis que les syndicats se réjouissent de l’absence de cheminots lors des sabotages. Tous auront collaboré à cette oeuvre : faire consister la scission entre la « bonne » et la « mauvaise » manière de lutter. Car ce qui se joue dans cette opération policière, c’est assurément la redéfinition de ce que peut être une lutte, par la criminalisation à outrance d’actes de blocage et de sabotage. Et ce que le pouvoir dit est simple : « une lutte n’est acceptable que si elle ne dérange rien ni personne. » L’aberration même, qui considère la pétition et la question parlementaires comme les seuls moyens légitimes, parce que les seuls légaux. Bientôt, toute grève sera réprimée par la police, c’est-à-dire par un pouvoir devenu militaire.

La terreur n’est pas dans un acte de blocage ou de sabotage, mais bien dans nos têtes médiées, dans notre soumission quotidienne, dans notre urbanisme, dans nos manières de marcher – de nous exprimer.

Durant toute la durée de cette opération spectaculaire, on aura assisté à cette constante méthode policière de distinguer entre bons français et méchants intellectuels cachés. Dans l’imaginaire que le pouvoir déploie, « cachés » signifie potentiellement terroristes. Depuis 65 ans, « terroriste » aura d’abord voulu dire résistants à l’envahisseur et occupant nazi, puis trente ans plus tard jeunes insurgés italiens armés s’affrontant avec la police, puis trente ans plus tard, organisation secrète islamiste qui annonce qu’elle va frapper à toutes les télévisions occidentales, détournerait des avions dans le WTC, ferait exploser des bombes dans les métros de Madrid et de Londres. Au terme de sa dérive sémantique, c’est-à-dire il y a six semaines, le « terroriste » ne tue ni ne terrorise plus personne, il est seulement soupçonné de ralentir des trains. Le terme apparaît alors pour ce qu’il est : un signifiant vide à l’usage exclusif de la police. La police a ce monopole : forger le profil de la menace. Le réseau de pouvoirs a cette autre monopole : propager une information qu’il vient de créer pour semer la terreur et faire oublier celle qu’il sème tous les jours. Ce qui terrorise l’être qui respire encore, ce sont les rafles, les caméras dans chaque rue, le gris de la pollution de la pensée dominante du béton, les contrôles au faciès, l’utilisation de tazer, les centres fermés, l’emprisonnement des derniers poètes-guerriers.

Rien ne manque au triomphe de la civilisation. Ni la terreur politique, ni la misère affective, ni la stérilité universelle. Le désert ne peut plus croître, il est partout. Mais il peut encore s’approfondir. Devant l’évidence de la catastrophe, il y a ceux qui dénoncent et ceux qui s’indignent, il y a ceux qui prennent acte et ceux qui s’organisent. Nous sommes du côté de ceux qui s’organisent.

Leurs voix vibrent comme un orage dont on ne sait s’il s’approche ou s’éloigne. Ce que nous savons, c’est que ce monde est en train d’imploser de toutes parts, et que ses nouvelles contradictions ne sont possibles que grâce à la création de nouvelles formes de police, se déployant de l’espace jusque dans nos corps. Ce que nous savons, c’est que nous survivons dans un système-monde centré sur la circulation des flux, et que dans ce monde, une action politique intelligente est assurément de les bloquer ou de les saboter. Ce que nous savons, c’est que les crises financière, écologique, agricole ne peuvent que s’aggraver. Notre place dans ce merdier est évidente mais ardue : habiter ce qu’il reste habitable et transformer le reste en cendres. Cette société n’est qu’un cadavre dont on ne pourra constater la mort que lorsque l’on aura arrêté la machine. La fin de ce monde passe par la prolifération et l’affrontement de ce qu’il reste de mondes.

Grâce à eux à d’autres, nous avons entrevu dans la suspension du cours normal des choses une vie historique à quoi rien ne nous fera renoncer, quoi qu’il advienne. C’est pourquoi nous désirons qu’ils sortent de l’impossible, la tête haute et fière, non pas grâce à la liberté d’expression, mais pour permettre encore à la liberté de s’exprimer, non pas grâce à la démocratie ou aux médias, mais parce qu’ils élaborent de nouveaux modes de partage, de nouveaux mondes.

Pour la libération de nos camarades, de nulle part à Tarnac, nous nous recueillons, emprisonnés d’ailleurs, prêts à transformer nos larmes en armes.

un agent dormant du parti des Mondes