Les contrôleurs du STAR tombent des nues. « On ne respecte plus notre fonction. Au contraire, on devient des cibles. » (1) Et à l’incompréhension succède immédiatement l’indignation. C’est qu’un « violent incident » [sic] a opposé, « vendredi 14 novembre 2008 à 21h30 dans un bus de la ligne 3 à la station Oberthur », six contrôleurs du Service de Transport de l’Agglomération Rennaise et « une douzaine de jeunes semant la pagaille au fond du bus » — jeunes auxquels l’Institut de démobilisation voudrait apporter dès à présent son plus profond soutien.

On pourrait passer sa vie à se lamenter sur son sort de demi-flic — et dieu sait que tous les demi-flics sont des flics, des flics tout court, il n’y a pas de moindre-flics, de semi-flics, il n’y a que des flics, des pauvres flics, voilà, c’est dit, il ne fallait pas nous emmener sur ce terrain-là. On pourrait passer sa vie de flic à pigner, à crier papa-maman à la moindre algarade, à déplorer jour et nuit les déportements d’une jeunesse à la dérive ; d’autres flics se joindront aux lamentations, des chœurs de flics dieu sait si nous en avons entendus, dieu sait si nous n’avons pas fini d’en entendre. Les contrôleurs du STAR font comme s’ils étaient nés d’hier. Et dans ce rôle du chien battu tombé du ciel, nous les trouvons presque touchants, nous nous surprenons presque à les aimer. Comme les contrôleurs du STAR, comme tous les flics de la terre, nous préférerions vivre dans un monde vidé de toute violence. Mais à tout le moins ne sommes-nous pas de ceux qui quotidiennement la provoquent, de ceux qui quotidiennement la produisent. A tout le moins ne sommes-nous pas flics nous-mêmes. Jamais nous n’avons témoigné du moindre respect pour les « serviteurs actifs de la marchandise ». (2) Nous préférons applaudir en toute occasion ceux qui leur tiennent tête, ceux qui les défient le regard impassible, à la station Oberthur ou n’importe où sur la planète. Les contrôleurs du STAR s’indignent, s’insurgent, feignent de ne pas comprendre. Dès lors qu’on exerce le douloureux métier de flic, il est toujours profitable de se faire passer pour plus con qu’on est ; d’autant qu’à ce jeu-là, on se fera rarement contredire.

« Une douzaine de jeunes sèm[ent] la pagaille au fond [d’un] bus » et s’en prennent à « six contrôleurs » — six contrôleurs : un bus ? — tout ça se termine au commissariat central, interpellations, gardes à vue, « mouvement de protestation des contrôleurs », renforts de police, l’honneur est sauf, n’entrons pas dans les détails : il n’en fallait pas moins pour relancer la grande usine à sentiment d’insécurité à la sauce Rennes Métropole. Ouest-France, le relais des plaintes bourgeoises libérées, saute sur l’occasion et offre aux Rennais une charretée de commentaires qui n’ont rien à envier à ceux que sollicitent les modérateurs des blogs du Front National, nous y reviendrons. Les délégués de la CGT — qui luttaient il y a quelques années encore contre le rapprochement du métier de conducteur avec celui de contrôleur, via l’obligation de monter par l’avant dans les bus — font dans leur froc et réclament du flic en veux-tu en voilà. « Nous avons obtenu le renfort de trois patrouilles de police […] ainsi que la présence d’agents de sécurité dans les bus. » (3) C’est que tout fout le camp, la jeunesse, l’ordre et les valeurs du temps jadis. Nous pourrions suggérer que les choses sont plus complexes qu’on dit. Nous aurions tort. Les choses sont infiniment plus simples.

Nous connaissons l’exécrable Service de Transport de l’Agglomération Rennaise. Nous l’empruntons quotidiennement. Nous montons par l’avant dans les bus-accordéons. Dans le bus 16 ; quelques fois dans le bus 15 et aussi dans le bus 19 en direction de Cleunay Centre Commercial. Nous nous asseyons dans les bus rennais, nous nous laissons ballotter d’une station à l’autre. Les bus rennais et leurs petites caméras de vidéosurveillance embarquées qui nous épient en temps réel ; les bus rennais et leurs conducteurs-inspecteurs — il faut monter par l’avant mon bonhomme, pas par l’arrière, si tu montes par l’arrière personne ne pourra vérifier que tu as validé ton putain de ticket de merde à 1 euro 20. Nous avons subi la pénible construction du VAL. Nous subissons chaque jour son carrelage aseptisé de bloc opératoire, sa musique d’ascenseur décérébrante, ses affiches publicitaires protégées des déprédateurs par de lourdes vitres en plexiglas, ses bandes de vigiles (noir) payés au lance-pierre par la société Osiris surveillance, ses Amistar (jaune) et ses agents dits d’accueil (bleu) dont la fonction est seulement — qui l’ignorerait ? — de s’assurer que les usagers-clients payent un ticket plutôt que d’en récupérer un dans une poubelle, d’en demander un à un autre usager-client et pourquoi pas de se passer totalement d’un ticket valable une heure qu’on utilisera seulement une poignée de secondes. Nous nous engouffrons à reculons dans les stations Anatole France ou Kennedy. Nous ne voyageons pas futé. Nous ne validons pas nos cartes KorriGo glanées dans les CCAS de la ville. Nous faisons perdre patience aux contrôleurs en cherchant nos tickets dans une poche, puis dans l’autre, puis au fond de nos sacs, puis à nouveau dans l’une ou l’autre de nos poches ; nous ne nous privons jamais de nous amuser un peu.

Nous connaissons le Service de Transport de l’Agglomération Rennaise et l’odieux Keolis Rennes, qui s’amuse profitablement à brouiller la distinction moralement décisive entre un ami et un flic ; qui, sous couvert de mission de service public, profite de chacun de nos déplacements dans l’espace pour produire de la marge bénéficiaire ; qui gère impérieusement la circulation du troupeau de bétail humain rennais. Et ces meutes de contrôleurs-flics (gris) justement, qui officient par 6, par 12 et parfois par 14, par 15, par 20 même — généralement accompagnés d’autres flics, de flics en armes, de matons aux couleurs de la République — qui arrêtent pour un oui pour un non les jeunes montés aux arrêts Kennedy, Blosne, Triangle ou Italie ; qui pratiquent jovialement le délit de faciès ; qui font la chasse au moindre centime, au moindre ticket périmé depuis une minute à peine. Nous connaissons le vénal Service de Transport de l’Agglomération Rennaise. Et nous pouvons reprendre à notre compte cette judicieuse réflexion d’une « conductrice de bus » interrogée par Ouest-France : « C’est de pire en pire ».

Et nous rions aujourd’hui. Nous rions très fort. Mais nous rions jaune. « Les contrôleurs du STAR réclament des mesures de sécurité. » Vous avez bien lu : « LES CONTROLEURS DU STAR RECLAMENT DES MESURES DE SECURITE. » Quelque chose nous échappe. Le réseau des transports en commun rennais n’en finit plus de se métamorphoser pour des raisons de sécurité en zone de confinement totalitaire visant à optimiser policièrement le temps de transport des ressources humaines de Rennes Métropole ; de se transformer en laboratoire panoptique pour la sécurité de ses usagers-clients valdingués d’un bout à l’autre de la ville dans des véhicules tout droit sortis de l’imagination d’un architecte épris des établissements pénitentiaires. Les Rennais qui s’interrogent : jusqu’où ? Et le réel qui nous rattrape : tout ça n’était que le début ; le pire est encore à venir. Car les ingénus contrôleurs du STAR en redemandent. Et pas qu’un peu. Et délégués de la CGT en tête. Et à regarder de plus près le réseau des transports en commun rennais, où il apparaît que toutes les mesures de sécurité possibles ont déjà été mises en application, une question s’impose : qu’est-ce qui nous attend ? « Nous ne nous contenterons pas de mesures ponctuelles », s’emporte Christophe Paris, délégué du syndicat historique. Nous avions les vigiles, nous aurons les flics ; nous aurons les fusiliers de l’armée de terre réquisitionnés dans le cadre du plan Vigipirate. Nous aurons bien pire encore.

A quelque chose malheur a du bon. On sera au moins gré à la « douzaine de jeunes semant la pagaille » au fond d’un bus de la ligne 3 d’avoir fait s’écrouler en quelques minutes le château de cartes de la société sécuritaire à la rennaise et de nous avoir montré la formidable supercherie que cachent tous ces dispositifs de surveillance et de contrôle, dont la fonction n’a jamais été celle qu’on prétend. La sécurité des uns n’est pas toujours la sécurité des autres : quelques « jeunes » nous le montrent bien mieux que tous les textes de l’Institut de démobilisation. De là qu’il faille prendre cette « véritable bataille rangée » du vendredi 14 novembre 2008 à 21h30 pour ce qu’elle est, à savoir pour un événement directement politique. Et un événement politique de cet ordre, voilà assurément de quoi rehausser la balance de la terreur, voilà de quoi nous mettre de bien joyeuse humeur.

Une « conductrice de bus » explique à Ouest-France, outrée : « Il y a des jeunes qui s’en foutent complètement de monter sans ticket. » Mais non Madame, rassurez-vous, personne ne se fout de monter sans ticket dans un bus ou dans une rame de métro, ni les jeunes ni les vieux ; au prix où Keolis Rennes vend une balade de quelques minutes sur le réseau urbain et suburbain du STAR, monter sans ticket apparaît au contraire comme une pratique résolument vitale pour tous ceux qui n’ont pas les moyens de recharger leur carte KorriGo trois fois la semaine. Si certains jeunes — mais aussi certains vieux, croyez-nous Madame la conductrice, les jeunes n’ont pas le monopole de la débine — montent sans ticket, c’est d’abord parce qu’ils n’ont pas les moyens de se l’offrir ; c’est parce que les transports dits publics devraient leur être inconditionnellement offerts. Mais c’est aussi, et surtout, parce qu’ils méprisent la marchandise, comme nous la méprisons nous-mêmes, parce qu’ils crachent sur la valeur d’échange comme sur toutes les mines d’or de la société spectaculaire-marchande, parce qu’ils rêvent d’un monde où les produits du travail n’auraient que leur valeur d’usage à offrir en commun à tous les hommes. Parce que les jeunes qui « sèment la pagaille » dans les bus rêvent peut-être de communisme. « Et quand on leur demande un ticket, ils prennent ça comme une provocation. » Et qui pourrait leur en vouloir ? Autant demander à un SDF de payer une taxe d’habitation pour avoir passé la nuit à demi-étendu — atteint tout au haut de l’échine, en pleine épaule droite — sur un banc anti-SDF de la place Hoche. (4)

Vos camarades contrôleurs veulent plus de sécurité, Monsieur le délégué syndical ? Mais qu’ils restent chez eux, bien au chaud, qu’ils démissionnent, qu’ils changent de travail, qu’ils disparaissent de la circulation, qu’ils se mettent en congé maladie, au vert, ce n’est pourtant pas le choix qui manque. Qu’ils arrêtent en tout cas de se prostituer pour défendre au péril de leur vie les intérêts financiers du groupe Keolis. Parce que ce n’est que le début. Parce que ça ne fait que commencer. C’est un fait dont il faut peser toutes les conséquences : dans la fuite en avant totalitaire imposée par les contradictions de la marchandise, qui doit être à la fois un objet d’attraction et un objet d’intimidation, la sécurité des gardiens de la marchandise — dont les contrôleurs du STAR assument bon an mal an la fonction — devient chaque jour un peu plus improbable. (5) Des mesures de sécurité pour protéger les contrôleurs, il en faudra d’autres encore, et des plus belles, des plus bath, jamais les contrôleurs ne seront en sécurité.

Et si tous les contrôleurs, si tous les gardiens de la marchandise craignent pour leur petite sécurité de flics, c’est parce qu’ils ont une conscience très nette de ce qui se joue à l’orée de ce XXIème siècle gros de promesses séditieuses. Ils savent que nous sommes de moins en moins nombreux à respecter les commandements impérieux de la marchandise-reine ; ils savent que la marchandise est à l’article de la mort, que nous l’avons désacralisée, démystifiée, ou plutôt qu’elle s’est démystifiée d’elle-même, à trop s’imposer dans nos vies, à trop s’immiscer dans nos cerveaux pas si disponibles que ça pour ses caprices d’enfant gâté. Keolis pourra bien s’offrir les services de « patrouille de police » dans le bus 3 et pourquoi pas dans les bus 18, 6, 2 et même dans le bus 11 en direction du Stade Rennais, pour resacraliser la valeur d’échange de ses trajets à vendre — et la loi au-dessus d’eux, la loi qui surcode l’ensemble des dispositifs de gardiennage de la marchandise —, qui pourra jurer que nous cèderons, que nous rejoindrons sans broncher les itinéraires dirigés de la consommation absente ?

Un « contrôleur déjà agressé à plusieurs reprises » confie à Ouest-France : « Nous sommes chargés de contrôler les titres de transport, pas de maintenir l’ordre dans les bus ». Comme s’il ne s’agissait pas de la même détestable besogne ; comme si en milieu capitaliste, maintenir l’ordre et assurer la sécurité de la forme-marchandise n’étaient pas les deux faces de la même carte de crédit. « On ne respecte plus notre fonction. Au contraire, on devient des cibles. » D’une part, nous ne voyons pas au nom de quoi il faudrait respecter la fonction de flic, quel que soit le visage qu’elle emprunte ; d’autre part, nous voudrions rappeler aux contrôleurs qu’on ne les prend pour cible que pour viser, à travers eux, les zélateurs de la forme-marchandise, autrement dit leurs dirigeants eux-mêmes ; ceux qui se réfugient habilement derrière le corps des gardiens de la marchandise pour esquiver les coups qui leur sont dus. Comme le premier policier venu, les contrôleurs du STAR, aussi bienveillants soient-ils à l’égard du public, restent les simples valets de la marchandise. Un prétendu « usager des transports en commun », interrogé par Ouest-France, s’exclame à ce titre : « C’est vrai que les contrôleurs ne sont pas toujours cool et font souvent des contrôles à la tête du client. Mais ce n’est pas une raison pour qu’ils soient agressés. Ils ne font que leur boulot. » Ne serait-ce la conclusion de ce syllogisme moral (« il ne faut pas les agresser »), qui nous paraît bien présomptueuse, nous remercions cet usager des transports en commun rennais de nous offrir une description on ne peut plus précise du métier de contrôleur, qui oscille effectivement, dans ses rapports avec les « clients » du STAR, entre la menace et la ségrégation. A chacun de juger si la mineure « ils ne font que leur métier » peut justifier la conclusion en question, dès lors que la majeure était « ils sont violents et racistes ». Dans tous les cas, comme le dit un proverbe iconoclaste : il n’y a pas que de sottes gens, il y a aussi, il faut bien l’admettre, des sots métiers.

En fait, l’opération concertée de Ouest-France et de Keolis Rennes est facile à déjouer : il s’agit une fois encore de faire passer les fraudeurs, c’est-à-dire tous ceux qui n’ont pas les moyens de se payer un ticket de transport non cessible, mais aussi tous ceux qui refusent de céder au chantage de la marchandise, pour des délinquants. Christophe Paris va dans ce sens, en faisant comme si la sécurité des contrôleurs et la sécurité des passagers étaient identiquement menacées. « Nous voulons que la direction mais aussi Rennes Métropole assurent notre sécurité et celle des passagers tout au long de l’année. » (Nous soulignons.) Mais c’est tout le contraire. Ouest-France prend bien soin d’alimenter la machine à faire peur en donnant la parole à Thérèse, Amandine, Aldo et Stéphane — usagers-clients paranoïaques sortis tout droit de la tête d’un journaliste réactionnaire à la con —, en fait en offrant une large tribune aux idées d’ultra-droite de François-Régis Hutin. Qu’on en juge : « Je n’ose plus prendre le bus le soir » ; « il y a des jeunes qui ne respectent plus rien » ; « ils me font peur » ; « c’est lamentable » ; des jeunes qui montent dans les bus […] pour semer le désordre » ; « je ne sors plus sans mon taser (pistolet électrique) [sic] » ; « des gens agressifs […] en train de boire et de fumer » ; « pour un regard, ils peuvent s’en prendre à vous » ; « il y a des bandes à Rennes qui […] cherchent les embrouilles » ; « moi je ne suis pas comme eux » ; « ça se dégrade » ; « ils n’en ont rien à faire des autres usagers » ; « il faudrait peut-être des patrouilles de policiers comme on peut le voir dans le train ».

On voudrait commodément conclure de l’insécurité des gardiens de la marchandise à l’insécurité des voyageurs. Mais c’est oublier que l’insécurité des contrôleurs et l’insécurité des contrôlés, loin d’être coextensives, sont au contraire inversement proportionnelles. Plus les contrôleurs (et la marchandise avec eux) sont en sécurité, plus les contrôlés sont eux-mêmes en danger. Entendons-nous, ce sont les agents dits de sécurité, les dispositifs de contrôle d’accès ou les patrouilles de police, en fait les dispositifs de sécurisation de la marchandise, qui mettent l’existence des voyageurs en péril — les voyageurs le leur rendront bien. Car la sécurité de la marchandise a toujours pour corollaire l’insécurité de tout ce qui n’est pas elle : insécurité des usagers-clients, confrontés aux prérogatives autoritaires des contrôleurs et parfois, il n’est pas inutile de le rappeler, à quelque brimade en bonne et due forme ; insécurité des agents de contrôle eux-mêmes, victimes du caractère toujours provisoire de leur pouvoir sur le public et donc du mépris et de la défiance qu’ils lui inspirent tôt ou tard — insécurité des contrôlés et des contrôleurs, alternativement. C’est que la supercherie de la marchandise ne dure jamais qu’un temps. La valeur d’échange s’efface toujours, tôt ou tard, derrière la valeur d’usage. Jusqu’à ce que de nouveaux gardiens, plus persuasifs que leurs prédécesseurs désavoués, prennent le relais. Pour prêter main forte aux agents jaunes, bleus, gris et noirs on pourra bien ajouter des agents verts, rouges, bruns ou indigo. Des gardiens de toutes les couleurs, nous n’avons pas fini d’en voir. Cercle sans fin de la sécurité de la marchandise.

Et ce n’est un mystère pour personne, ce cercle sans fin, dont les contrôleurs sont les agents tout autant que les victimes, sert seulement les intérêts des dirigeants du STAR, qui travaillent pour leur part en toute sécurité, le cul vissé confortablement sur leurs fauteuils en cuir noir. Les pontes du groupe Keolis qui étaient remarquablement absents lors de cette « bataille rangée » du 14 novembre. Les pontes du groupe Keolis qui opposent profitablement l’insécurité des usagers-clients et l’insécurité des agents de contrôle pour assurer la sécurité de la marchandise, c’est-à-dire pour produire de la marge bénéficiaire dont ni les uns ni les autres ne verront jamais la couleur. Qu’on le veuille ou non, en servant les intérêts de leurs supérieurs et de leurs chefs, les agents de contrôle du STAR agissent contre leurs intérêts propres : leurs intérêts de salariés, mais aussi leurs intérêts d’êtres vivants attachés à la seule opportunité de goûter à l’existence qui leur sera jamais offerte. Nous y voilà. Les agents de contrôle ne remplissent pas d’autre fonction que celle de chair à canon de la guerre économique.

Les contrôleurs du STAR exigent de nouvelles mesures de sécurité. Mais en augmentant la quantité et la qualité des dispositifs de menace et d’intimidation des usagers-clients, on augmentera par là même mécaniquement la quantité et la qualité des réactions violentes que ces dispositifs immanquablement suscitent. Quand Keolis Rennes et Rennes Métropole pondent de nouvelles mesures de sécurité en veux-tu en voilà, ils exposent en vérité les contrôleurs — et chaque jour un peu plus — au ras-le-bol général de tous les contrôlés du monde, auxquels on peut difficilement en vouloir de s’emporter un peu, beaucoup, passionnément, à la folie. Il a toujours été avantageux pour les chefs de la domination de dresser leurs sujets les uns contre les autres en faisant de certains des contrôleurs et de tous les autres des contrôlés. Il n’y a pas de jeunesse à la dérive. Il n’y a que le cercle sans fin de la sécurité de la marchandise. Cercle qui produit alternativement l’insécurité des contrôleurs et des contrôlés, à l’infini. Des batailles rangées au fond des bus, les gardiens de la marchandise n’ont pas fini d’en essuyer.

Il faut y penser. Au lieu de montrer du doigt à la police une jeunesse que tous s’emploient à dire en perdition, il faut prendre le mal à la racine ; c’est-à-dire non pas au fond des bus, mais dans les bureaux cossus de la rue Jean-Marie Huchet, où siège la direction du STAR elle-même. Plutôt que de mendier de nouvelles mesures de sécurité à leurs dirigeants, c’est-à-dire de reconduire une fois de plus ce cercle sans fin, il serait bien plus judicieux de la part des contrôleurs — il serait bien plus judicieux de la part de la CGT — de leur demander de réduire à son minimum la pression financière exercée sur les usagers-clients, qui est sans conteste la cause principale, sinon unique, de toute cette insécurité qui pèse au-dessus de leurs petites têtes d’agents de contrôle. En d’autres termes, de demander à la direction de Keolis Rennes et du groupe Keolis de baisser le prix des tickets et des abonnements, voire à terme d’instaurer la gratuité des transports en commun pour tous ceux qui ne paient pas l’impôt sur la grande fortune. De faire encore des bus et du métro autre chose que des lieux strictement fonctionnels, dont l’architecture carcérale assure que chacun n’y passera pas plus de temps que celui qui son trajet exige. Il serait tout aussi judicieux de demander le retrait express des batteries de caméras de vidéosurveillance, qui font de chaque voyageur un possible délinquant, un possible suspect, et à la longue cela devient pénible, on le supporte chaque jour un peu moins, certaines gouttes d’eau font déborder les vases, et tout le monde criera au scandale devant l’image de ces contrôleurs houspillés, sans regarder au-dessus du champ de bataille l’œil froid des caméras, les bornes billettiques, le regard suspicieux des vigiles.

Nous le clamons haut et fort : il n’y a qu’un seul moyen d’en finir avec la violence sur le réseau des transports en commun de l’agglomération rennaise, de la même manière qu’il n’y a qu’un seul moyen d’en finir avec la violence généralisée dans la grande surface mondiale capitaliste, c’est d’en finir avec la fonction de contrôleur elle-même ; c’est d’en finir avec le terrorisme de la marchandise. Il est inacceptable que la gestion des transports dits publics rennais ait été confiée à une vulgaire entreprise privée, intéressée seulement par ses performances boursières, et prête à transformer les sous-sols de la ville de Rennes en zone de confinement policière pour le seul plaisir d’offrir des orgasmes à ses banquiers. Ce que la « bataille rangée » du vendredi 17 novembre 2008 aura révélé au grand jour, c’est la bataille silencieuse, quotidiennement reconduite, perpétuellement approfondie, la « guerre de l’opium pour faire accepter l’identification des biens aux marchandises » (6).

Plutôt que de persister dans une fuite en avant sécuritaire qui a suffisamment apporté la preuve de son absurdité et surtout de sa formidable dangerosité pour les Rennais et pour ces êtres humains que sont malgré tout, ne l’oublions jamais, les contrôleurs du STAR, les irresponsables de la politique des transports en commun rennaise devraient tourner maintenant leur regard dans l’autre direction, celle que ces jeunes, qui refusent de se laisser transporter mollement comme des bestiaux engourdis, leur indiquent ; ce qui exigerait en premier lieu de rompre toute forme d’engagement avec Keolis Rennes, dont on connaît les misérables résultats en matière d’accueil du public. Mais il ne suffira pas, à l’approche des fêtes, de déguiser les contrôleurs en Pères Noël. Il ne peut y avoir de transports en commun que communs, c’est-à-dire organisés et gérés par ceux-là mêmes qui les empruntent ; c’est-à-dire encore maintenus à l’écart des circuits de valorisation du capital. Il serait bien trop facile pour les manitous de la Ville de Rennes et de Rennes Métropole d’éluder l’événement radicalement politique qui a eu lieu le 14 novembre dernier en le réduisant à une foucade d’adolescents turlupinés par les hormones. Loin de là, cette jeunesse prétendument en déroute, dont on craint qu’elle devienne adulte un jour, puisqu’on sera par là même devenu de dispensables vieillards, dit quelque chose à tout un chacun. Quelque chose sur un monde qu’on aurait enfin libéré de la tyrannie de la valeur d’échange et de toutes les manœuvres d’une poignée de corbeaux qui l’imposent violemment à tout le reste de la population. Quelque chose que manifestement ni Keolis, ni la Ville de Rennes, ni Ouest-France, ni la CGT ne sont prêts à entendre.

Quelque chose qui leur crèvera bientôt les tympans.

Institut de démobilisation
http://i2d.blog-libre.net
i2d@no-log.org

(1) Sauf mention particulière, toutes les citations sont extraites de l’article de Samuel Nohra « La sécurité dans les bus remise en question », Ouest-France, 17/11/08.

(2) « Qu’est-ce qu’un policier ? C’est le serviteur actif de la marchandise, c’est l’homme totalement soumis à la marchandise, par l’action duquel tel produit du travail humain reste une marchandise dont la volonté magique est d’être payée, et non vulgairement un frigidaire ou un fusil, chose aveugle, passive, insensible, qui est soumise au premier venu qui en fera usage. » G. Debord, « Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire marchande », in Œuvres, Gallimard, 2006.

(3) Christophe Paris, délégué CGT, Ouest-France, art. cité.

(4) Cf. « Epaule d’Ulysse à son retour de Troie. Les bancs, tabourets modernes, à l’échine du vagabond », Institut de démobilisation, http://i2d.blog-libre.net (à paraître)

(5) Voir notre thèse 11 sur les gardiens de la marchandise : « Mais en constituant toute marchandise comme telle, les gardiens de la marchandise la constituent aussi comme voulant échapper à son statut de marchandise. Ce sont les mêmes parpaings qui, en voulant protéger la valeur d’échange d’un bâtiment vide, le dévoilent aussi comme valeur d’usage, c’est-à-dire ici comme lieu possible d’occupation immédiate. Les gardiens de la marchandise souffrent d’une insuffisance fonctionnelle constitutive. Les effets dissuasifs de tout gardien de la marchandise étant amenés, tôt ou tard, et par principe, à être outrepassés, il sera nécessaire que d’autres gardiens de la marchandise viennent constamment lui prêter main forte, et ainsi de suite, à l’infini. » Institut de démobilisation, http://i2d.blog-libre.net/

(6) La société du spectacle, Gallimard, 1992, p. 41.