64 mn en Realvideo 33Kb, un film de Michael Trabitzsch.

Interview de Michael Trabitzsch:
Monsieur Trabitzsch, 30 ans exactement se sont écoulés depuis le coup d’État militaire qui renversa le président chilien Salvador Allende. Dans votre film, vous retracez les étapes de son ascension et de sa chute. Pour ce faire, vous reprenez les déclarations d’anciens agents de la CIA et de fonctionnaires du gouvernement américain. Comment se fait-il maintenant qu’ils parlent assez ouvertement et en donnant des détails sur l’implication américaine dans ce putsch ?

Une raison essentielle me paraît être justement ce recul historique. Il y a maintenant 30 ans que cet événement a provoqué en quelque sorte un délire sanguinaire. En effet, personne ne s’attendait à ce que le Chili de l’après-11 septembre fût le théâtre de tant de meurtres et d’atrocités – pas même ceux qui combattirent contre Allende. C’est une question de morale, 30 ans après, de témoigner sur ce qui s’est véritablement passé, sur ce que l’on savait effectivement, et de fournir des détails précis sur les circonstances et les formes de son implication personnelle.

Comment avez-vous mené vos investigations pour ce film ? Les archives vous ont-elles ouvert leurs portes, ou, au contraire, a-t-on cherché à vous soustraire certaines informations ?

Au Chili, les recherches étaient assez faciles puisque j’ai travaillé avec un journaliste qui vit là-bas depuis plusieurs années et qui est marié à une Chilienne. Elle-même vient d’une famille de tradition socialiste. Les témoins des événements, côté Unité populaire, se sont laissé contacter assez facilement. A l’approche du 30e anniversaire, ils étaient disposés à parler, étant donné l’attention internationale que cela suscitera. Les entretiens étaient relativement ouverts. Nous avons été surpris par la franchise avec laquelle se sont confiés à nous des Chiliens qui, à l’époque, avaient soutenu le coup d’État sans hésiter.

Vous dites que même le gouvernement américain n’avait pas prévu que la dictature militaire deviendrait aussi brutale. Qui, en définitive, a décidé qu’Allende devait être renversé ?

Personnellement, ce qui m’a intéressé le plus dans cette histoire du Chili et d’Allende est un événement qui a longtemps connu une incroyable popularité en Europe de l’Ouest. En lançant ce projet, il n’était pas dit que nous raconterions une histoire absolument nouvelle. Le Chili, plus spécialement dans le contexte du putsch, a quelque chose qui me fascine et qui n’est à rien comparable, si ce n’est à une tragédie shakespearienne : tous les acteurs de ce putsch se connaissent. Peu nombreux, ils ont parfois même fréquenté les mêmes écoles, leurs familles avaient été longtemps liées d’amitié. C’est vrai d’un grand nombre d’adversaires ou d’ennemis mortels d’Allende. Cet exemple de passage démocratique au socialisme, cette vision d’alors – fonder une société plus juste sans pour autant renoncer à la démocratie – tout cela était plus ou moins dirigé contre le rôle des Etats-Unis de l’époque, tout particulièrement en Amérique latine, et ne pouvait pas ne pas susciter de réaction immédiate. Peu après l’élection d’Allende, on se consulte à Washington pour entreprendre quelque chose. Les préparatifs sont concrets, ils prévoient même des actions violentes pour empêcher l’investiture d’Allende dans ses fonctions de président six semaines plus tard. Par ailleurs, il existe au Chili une classe dirigeante, une collusion de familles qui, d’emblée, s’opposent par tous les moyens aux réformes d’Allende et qui s’engagent sur une voie à l’écart du débat démocratique.

A l’inverse, peut-on dire que la position américaine était si faible, qu’une Amérique souveraine et sûre d’elle ne se serait pas acharnée à renverser Allende ?

Au moment de l’élection d’Allende, fin 1970, si le prestige de Castro est si grand, c’est aussi parce qu’il est le fer de lance d’une troisième voie entre l’énorme influence des grands trusts américains, surtout en Amérique latine, et le socialisme ou le communisme sclérosé qui règne en URSS. A l’époque, la puissance d’attraction de ce modèle est considérable, le monde aspire profondément au changement. Et Allende en est l’incarnation.

Mais votre film fait aussi apparaître, même aux yeux d’un sympathisant d’Allende, que le gouvernement socialiste a commis des erreurs gravissimes et qu’il a totalement méconnu certaines évolutions. Les hommes arrivés au pouvoir n’étaient-ils pas des socialistes romantiques ?

Oui, c’est vrai dans une certaine mesure. Avec du recul, il faut dire qu’Allende n’avait pas le droit de commettre la moindre faute, vu la situation dans laquelle se trouvait son gouvernement de coalition, et qu’il aurait dû avoir beaucoup de chance pour faire appliquer son programme dans le contexte national et international de l’époque. Mais certains étaient impatients, notamment une large fraction de la jeune gauche radicale, pour laquelle Allende était trop patient ou trop circonspect, trop timoré, et qui souhaitaient accélérer le mouvement et précipiter les changements, même par la violence. Avec le processus qui s’engage, Allende va en définitive s’aliéner les sympathies des classes moyennes. Aujourd’hui, il faut reconnaître que le romantisme social se mêlait à l’impéritie ; les rejetons de la classe moyenne ou de la grande bourgeoisie, bien plus radicaux et avides de s’orienter nettement à gauche, ont pratiqué un radicalisme rhétorique, ils ont agité des armes imaginaires. Ils se sont comportés comme s’ils étaient disposés à jouer le rôle de Vietcongs chiliens. Or, rien de cela n’était réaliste. Il ne s’agissait que de rodomontades, mais mises en scène de telle manière – et c’est là tout le tragique d’Allende – que la partie opposée les a prises terriblement au sérieux.

Le 11 septembre, après que les troupes de Pinochet eurent encerclé et bombardé le palais présidentiel, Allende a préféré le suicide à la reddition. Que se serait-il passé s’il s’était livré à Pinochet ?

A bien y réfléchir, la junte n’aurait pas pu laisser Allende s’enfuir à l’étranger. Un Allende en exil serait devenu un symbole. Après le putsch, la junte semait la terreur dans l’intention déclarée d’éradiquer littéralement toute forme de résistance. Il ne faut pas oublier que ses services secrets ont assassiné des hommes politiques en exil. Il était inconcevable que la junte laisse filer Allende. Et lui-même n’y aurait pas davantage songé. Pour lui, la « dignité » incarne l’essence même de la politique humaine. C’eût été une ignominie à ses yeux de fuir la Moneda, le palais présidentiel, et de s’exposer à un traitement indigne. Les compagnons qui l’entouraient ont tous donné la même réponse à notre question sur la mémoire qu’ils ont conservée de lui : « Allende avait un singulier courage de ses opinions. »

Propos recueillis par Thomas Neuhauser