Dans la France de ce début de siècle, le « talent » est à la mode. C’est lui, nous dit-on, qui devra sauver le pays. La preuve, d’ailleurs…

Le « petit parisien » qui se lève tôt le lundi matin s’est vu « décerner gracieusement » l’habituel exemplaire de Métro. Avec, à la une, le titre : « Six questions clés pour l’élection ». Il a pu se dire : « Ah, ça doit être un résumé des prises de position des candidats sur les points les plus importants… » Mais, pages deux et trois, il trouve ces six questions : « – Sarkozy seul au monde ? 2 – Royal doublée par Bayrou ? 3 – Le Pen, déjà battu ? 4 – Les petits sous les 5% ? 5 – La participation en hausse ? 6 – Nouveaux inscrits : décisifs ? » accompagnées de cinq commentaires du même tonneau émis par des « jeunes militants » du FN, de l’UMP, de l’UDF, du PS et de la LCR. On trouve également, en ligne, un commentaire du même style signé Jean-Michel Apathie, éditorialiste politique sur RTL. C’est ce que l’on appelle une « bonne couverture de la campagne électorale ». Au juste, quelle « couverture », et quelle « campagne » ? Ces analyses et commentaires, sans doute « pleins de talent », ressemblent étrangement à ce qu’on peut lire ou entendre avant des demi-finales de foot. Les questions « plus techniques » ne se discutent pas d’avance en public. Et encore, parfois, dans le foot…

Parmi les commentaries publiés par Métro, on remarquera celui d’une militante de la LCR, parti du candidat Olivier Besancenot : « … si Nicolas Sarkozy passe au second tour, nous serons dans la rue ». Et si c’est Ségolène Royal, ou François Bayrou, deux candidats qui représentent tout autant la « classe politique » qui a gouverné le pays au cours des trois décennies, et qui n’annoncent pas une politique différente ? Pendant la législature 1997-2002, il n’y a guère eu de mobilisations importantes soutenues par les organisations dites « représentatives », en dehors des manifestations « réussies par » Claude Allègre en mars 2000. Avec un gouvernement de « gauche plurielle » orienté « centre consensuel » dans la pratique, Lionel Jospin a pu faire passer, sans réelle opposition, des lois et des décrets qui auraient suscité de vives réactions s’ils avaient été adoptés par ses prédécesseurs. Preuve du « talent » de Jospin et de ses ministres, dont trois sollicitent à présent l’investiture présidentielle.

La pression au vote « moindre mal », à « ne pas faire la fine bouche, par les temps qui courent », est devenue omniprésente dans les médias. Comme si « on » craignait une forte abstention. Comme la militante de la LCR, le « talentueux » hebdomadaire Marianne désigne un pire : Nicolas Sarkozy, à qui il consacre un « numéro vérité ». On oriente ainsi le pseudo-débat électoral autour de la personne d’un candidat, laissant entendre que le système pourrait mieux fonctionner si un autre (Bayrou, Royal) était élu. Dans la même foulée, 20 minutes et d’autres médias privés se plaignaient lundi matin du fiasco de leur initiative tendant à organiser un « débat à quatre » sur Internet entre les candidats jugés principaux sur la base des sondages. Une « invitation » qui court-circuitait les règles théoriques de déontologie et de respect de l’égalité de tous les candidats établies par le CSA dans la cadre de l’audiovisuel, et qui a suscité un certain nombre de critiques. Curieuse démarche de dernière minute, dont les enjeux financiers n’échapperont à personne, de la part d’un collectif plein de médias privés et marchands qui avaient disposé de plusieurs mois pour susciter et héberger un véritable débat citoyen sur les problèmes réels, mais qui n’en ont rien fait. Sans doute, ces journalistes et responsables de rédaction « de talent » sont les premiers à savoir que c’est ailleurs qu’on discute des vrais enjeux, quel(le) que soit l’hôte de l’Elysée dans les cinq années à venir.

Ce n’est pas à la campagne électorale française, mais à la Banque Centrale Européenne, que le journal parisien des milieux d’affaires qu’est La Tribune a consacré sa une des vendredi 13 et samedi 14 avril. La véritable nouvelle, pour ce « quotidien économique et financier » est ailleurs que dans les gesticulations électorales : Jean-Claude Trichet confirme la politique de « monnaie forte » de la Banque Centrale Européenne ainsi que l’annonce de nouvelles hausses de taux d’intérêt après l’été. Cette stratégie implique une politique dite « d’austérité » à l’échelle européenne, et s’accorde bien avec les objectifs de « réduction de la consommation » à l’échelle planétaire suggérés il y a un mois à la réunion annuelle de la Commission Trilatérale. A cette réunion, Jean-Claude Trichet s’était laissé photographier par les médias à côté de Henri Kissinger. Voir mon article du 8 avril. Monsieur le président de la Banque Centrale Européenne est, nul ne semble en douter, « un homme de grand talent »…

En même temps, cette politique économique, qui s’impose à l’ensemble de l’Union Européenne indépendamment du résultat des élections dans tel ou tel pays, permettra d’accélérer le « nécessaire » nivellement par le bas des salaires et des prestations sociales à l’échelle de l’Union, en vue de la « construction » d’un Etat européen. Encore une « preuve du talent » de Jean-Claude Trichet et de son équipe. Mais ce n’est pas tout. Mes articles du 25 mars et du 8 avril ont déjà souligné l’urgence, pour les milieux financiers à l’échelle mondiale, de mettre en place une superpuissance militaire européenne. Une question que l’actuel « débat » des élections présidentielles françaises n’aborde point. Quelles seront les conséquences internationales de cette politique euro-militaire, qui devra payer la militarisation de l’Europe, comment est-il prévu de persuader les européens de devenir des soldats ? Quels lobbies financiers et industriels seront les bénéficiaires directs de la création d’une telle « infrastructure »… ? Quelles seront les conséquences, pour l’exercice des droits et libertés fondamentaux dans le continent, de la montée en force des activités militaires et de « renseignement » ? Ce n’est pas le genre de thématique que l’on voit aborder dans les grands médias, même par ces candidats à l’Elysée « pleins de talent ». Toutefois, une recherche détaillée permet de comprendre la gravité de ce qu’on nous prépare. Par exemple, à la lecture sur la Toile des textes de François Bayrou concernant la « défense » et les « relations internationales », déjà commentés dans mes articles précédents et sur la base desquels on peut raisonnablement craindre le pire.

En revanche, La Tribune vient de consacrer, lundi matin, un article à la proposition d’ « alliance Royal – Bayrou » lancée la semaine dernière par Michel Rocard avec le soutien de Bernard Kouchner. Encore deux « personnalités politiques de talent », dont l’initiative semble avoir plu au monde des financiers et des industriels. Sans doute, notamment, parce qu’elle tend à aligner le « mode de gestion » de la France sur celui dominant au sein de l’Union Européenne. Suivant cette logique, l’article estime que la proposition de Rocard et Kouchner « pourrait s’avérer à l’avantage du candidat centriste ». Lequel, en effet, a fait sur son site la propagande la plus ouvertement et résolument euronationaliste, eurocentriste et euro-militariste. Ce dont les « bien-pensants » de Marianne et de l’ensemble des grands médias ne semblent point se scandaliser.

Lundi également, après l’échec de la tentative d’imposer un « débat à quatre » sur la Toile à laquelle il a largement participé, Le Monde publie une page où il interpelle brièvement Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal et François Bayrou sur des questions de politique étrangère. Les réponses des candidats rentrent dans le domaine du « consensuel ». La question de l’Europe militaire ne semble avoir guère droit au chapitre, les auteurs de l’enquête ayant sans doute estimé avec « talent » qu’elle ne relève pas vraiment de la politique étrangère. On en retire, mais ce n’est pas nouveau, que Royal et Sarkozy réclament une « politique européenne de défense », même s’ils semblent le faire d’une manière moins brutale et moins atlantiste que Bayrou. Mais ce sont des généralités, et le débat de fond sur cette question stratégique aux implications potentiellement très graves est escamoté.


Les acteurs du cirque électoral débordent de « talent », mais l’électeur reste sans saisir le fil de la pièce qu’on lui joue. A supposer qu’il y ait un argument.

Au juste, que signifie le mot « talent » qui nous vient du latin « talentum », à son tour d’origine grecque ?

Les dictionnaires français actuels donnent à peu près : « aptitude particulière, capacité, don remarquable, personne douée… » et pour l’antiquité : « unité de poids grecque (environ 26 kilogrammes), monnaie de compte ». La réponse des dictionnaires anglais n’est pas fondamentalement différente, sauf qu’ils ajoutent le sens « beauté, attrait ». Les dictionnaires italiens, castillans et portugais donnent pour « talento » l’équivalent du français « talent ». Mais dans d’autres langues, on trouve un éventail de significations plus varié et fort intéressant.

Dans un dictionnaire occitan-français édité par l’Institut d’Etudes Occitanes, le « Dictionnaire occitan-français selon les parlers languedociens » de Louis Alibert, répertorié également par le Ministère français de la Culture, on peut lire pour le mot occitan « talent » (masculin ou féminin) un choix nettement plus large de traductions possibles au français. « Talent, capacité, aptitude », certes, mais aussi : « envie, désir, faim, besoin, commerce, industrie, exploitation ». Ce qui ressemble davantage à notre réalité quotidienne : faim et besoin pour les uns, commerce et industrie (affaires, donc) pour les autres. Quant à « exploitation »… Bref, à chacun son (sa) talent

L’emploi du mot « talent » pour désigner la faim en occitan n’est d’ailleurs pas marginal. On peut lire, par exemple, dans un cours d’occitan sur le site de l’académie de Toulouse : « Aquesta vesprada ai talent per çò qu’ai pas plan dinnat » (Ce soir, j’ai faim car je n’ai pas bien dîné). Le catalan admet le même sens pour le mot « talent », comme on peut le constater dans cette chanson paysanne des Baléares :


« Perendenga, perendenga,

ja t’ho pories pensar.

Qui no s’arrisca a la feina,

com té talent no té pa »

(Perendenga, perendenga, tu aurais pu t’en douter. Celui qui ne s’acharne pas au travail, quand il a faim, n’a pas de pain).

Une chanson qu’on dirait presque tirée du discours de « nos » politiques de ce début du XXI siècle et qui, pourtant, semble être très ancienne. Le texte se réfère sans doute à l’intermède « La perendenga » cité par Miguel de Cervantes Saavedra dans sa préface à la deuxième partie de son roman du début du XVII siècle « El ingenioso hidalgo don Quixote de la Mancha », dit « el Quijote » dans le langage courant actuel. L’auteur de « La perendenga » est aujourd’hui inconnu. Aucune copie de cette petite pièce n’a pu être retrouvée. Mais la trace que constitue la chanson traditionnelle du monde rural majorquin, évoquant vraisemblablement ce personnage, a de quoi faire réfléchir. Non seulement les Madelin, Raffarin, Delors, Breton, Rocard, Strauss-Kahn… n’ont rien inventé, mais ce dont il est question n’est pas « simplement » d’un retour au XIX siècle. Il pourrait bien s’agir d’un retour à une époque plus ancienne, si on laisse faire les actuels idéologues et exécutants du capitalisme.

D’ailleurs, même si la pièce « La perendenga » a été perdue, la langue castillane semble en avoir gardé une trace évocatrice avec le mot « perendengue » qui signifie quelque chose comme « colifichet », mais aussi « problèmes, inconvénients… ». Si on prend pour « perendenga » une signification du genre : « quelqu’un qui n’apporte rien, et qui de surcroît fait plein d’histoires », et on l’insère dans la chanson exposée plus haut, on trouve un couplet digne des « articles de fond » des publications patronales de l’an 2007.

Doit-on s’étonner de cette parenté sémantique entre le « talent », l’argent, les affaires et la faim ? D’emblée, on peut très bien imaginer que jadis, dans le « bas latin » et dans les langues latines médiévales qui lui ont succédé, quelqu’un qui demandait « as talent ? » (pour écrire la phrase en occitan) à un inconnu qui arrivait dans sa maison à la recherche de nourriture ne voulait pas savoir si l’intéressé avait faim, mais s’il avait de quoi payer. Une « valeur » qui, pour le capitalisme actuel qui jette son masque « social », n’a plus rien d’archaïque. De nos jours, ne mange pas qui veut. On a le droit d’avoir faim si on a de quoi payer sa nourriture. Signe de retour au Moyen-Age, pas « seulement » au XIX siècle. Et de même, quoi de plus « normal », de nos jours, que de voir le prétendu « talent » au sens du français courant se démener au service de l’argent et des milieux d’affaires ? Après tout, l’oligarchie de la « grande Europe » ne renie pas la succession de l’Empire Romain, pas plus que celle de la théocratie médiévale (voir aussi mon article du 5 mars).

Le dictionnaire latin-français de Félix Gaffiot donne pour « talentum » : « talent », dans les sens de « poids grec variable, environ 50 livres » et de « somme d’argent variable, mais toujours d’une certaine importance ». C’est donc du commerce et de l’argent que viennent, à l’origine, toutes les significations du mot « talent ». Wikipédia précise que « à Athènes, le talent a un poids légal de 60 mines, soit environ 26 kg d’argent. En monnaie de compte, le talent équivaut ainsi à 60 mines soit 6.000 drachmes. Dans le temps des empires diadoques, à l’époque hellénistique, un mercenaire était payé 1 drachme par jour en moyenne, pendant son service ». Les talents étaient donc, déjà à l’époque, le nerf de la guerre. A l’issue de la Deuxième Guerre punique, Rome imposa à Carthage le paiement d’une indemnité de 10.000 talents. Une somme fabuleuse pour son époque, qui permettait de s’assurer de la perte totale d’autonomie pratique des vaincus, notamment dans le domaine militaire. Sur qui seront prélevés les « talents » pour financer la militarisation de l’Europe ? Je ne connais, malheureusement, qu’une réponse.

L’actuelle campagne électorale française aura-t-elle été, tout compte fait, celle du retour à une nouvelle forme de Moyen-Age et, à terme, plus en arrière encore ?

 

De ço qui calt ?

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